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Full text of "Revue de législation et de jurisprudence"

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DE LÉGISLATION 


ET DE JURISPRUDENCE. 


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La Revue se compose de quatre parties, placées chacune sous une direc- 
tion principale : la législation civile sous la direction de M. TRoPLONG ; la 
législation ancienne sous la direction de MM. Charles GIRAUD, ÉDOUARD 
LABOULAYE et KOENIGSWARTER ; la législation pénale sous la direction de 
MM. FAUSTIN HÉLIE et ORTOLAN; la législation administrative, commer- 
ciale et industrielle, la législation comparée et le droit dans ses rapports 
avec l’économie politique sous la direction de M. L. Wocowskr, fondateur 
de la Revue. Le compte-rendu mensuel des travaux de l’Académie des 
sciences morales et politiques, un bulletin bibliographique complet , un 
bulletin des travaux législatifs, et une chronique qui signale les faits les 
plus intéressants relatifs à la législation et à la jurisprudence, en France 
et dans les pays étrangers, s'ajoutent à l’ensemble de cette publication. 


La Revue publie un examen critique de la jurisprudence des tribunaux, 
et principalement de la Cour de cassation et du Conseil d’État. Ce travail 
est confié à MM. PonT, docteur en droit, avocat à la Cour d'appel, pour 
la jurisprudence civile; FAUSTIN HÈLIE, pour la jurisprudence criminelle ; 
MAssé, pour la jurisprudence commerciale ; DurouR, avocat à la Cour de 
cassation et au Conseil d’État, pour la jurisprudence administrative. 


Un bulletin est destiné à l'analyse des principaux articles publiés dans 
les recueils périodiques consacrés à la science du droit dans les autres pays. 
MM, Édouard LABOULAYE, CHAUFFOUR, DARESTE, GINOULHIAC, RATHERY, 
PNR et WocowskI donnent spécialement leur concours à ce 
travail. 


La REVUE DE LÉGISLATION ET DE JURISPRUDENCE Comprend donc : 
1° Une REVUE DE DROIT CIVIL, de philosophie et d’histoire de droit; 
2% Une REVUE DE DROIT ROMAIN et des législations anciennes ; 


8° Une REVUE DE DROIT ADMINISTRATIF, COMMERCIAL, INDUSTRIEL, et 
de Ja législation dans ses rapports avec l’économie politique;  ‘ 


&s Une REVUE DE DROIT PÉNAL ; 
5° Une REVUE des publications de droit faites à l'Étranger ; 


à 6° Le BuLLETIN des séances de l’Académie des sciences morales et po- 
itiques ; 


7° L’Examen critique des travaux législatifs. 


._ La livraison de décembre 1844 a terminé le 21me volume de la collection 
décennale (depuis octobre 1834, jusqu’en décembre 1844). Avec la livrai- 
son de janvier 1845 a commencé une nouvelle série décennale de cette pu- 
blication. Elle se compose de douze volumes, jusqu’à la fin de 1848. 


EEE 
Imprimerie de HeNNuyER et Ce, rue Lemercier, 24. 
Batignolles. 


REVUE 


DE LÉGISLATIO 


| SiBLIO 
ET DE JURISPRUDENCH,. Skk + 


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Ty] N re 


De M. L. WOLOWSKI, avocat à la Cour d'appel de Paris, professeur 
de législation industrielle au Conservatoire des Arts et Métiers : 

Et de M. TROPLON&, conseiller à la Cour de cassation, membre de l'Institut, 
POUR LA LÉGISLATION CIVILE ; 

De M. CHARLES GIRAUD, membre du Conseil 
d'instruction publique et de l’Institut, 

De M. ÉDOUARD LABOULAYE, membre de} cure mons an 
l’Institut, 

De M. KOENIGSWARTER, docteur en droit, 

De M. FAUSTIN HÉLIE, directeur des affaires 
criminelles au ministère de la justice, 

De M. ORTOLAN, professeur de législation pé- }POUR LA LÉGISLATION PÉNALE. 
nale comparée à la Faculté de droit deParis, et 
membre du Conseil d'instruction publique, 


Publiée sous la Direction 


15° Année de la publication, 


NOUVELLE COLLECTION, 
ANNÉE 1849. — TOME DEUXIÈME. 


Mai-Août 1849. 


Taris, 


BUREAU DE RÉDACTION, RUE BERGÈRE , A; 


VIDECOQ FILS AINÉ, ÉDITEUR, PLACE DU PANTHÉON, 1; 
DURAND, ÉDITEUR, RUE DES GRÈS, 3. 


1849 
215868 -B. 
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REVUE 


DE LÉGISLATION 


ET DE JURISPRUDENCE: RNB LIU ra 
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COURS D'HISTOIRE GÉNÉRALE 
ER PHILDSOPHIQUE 


DES LÉGISLATIONS COMPARÉES. 


DISCOURS D'OUVERTURE. 


bé ESS a 


MEssrEuRs, 


En montant dans celte chaire où vient de m'appeler la 
bienveillance excessive des hommes éminents qui sont 
l'honneur de cet établissement et la gloire de la science 
française, je sens combien est grande et délicate la tâche 
qui m'est échue, et combien, même avant de l’avoir méri. 
tée, j'ai besoin de toute votre indulgence. 

Étranger à l'enseignement, sans habitude de la parole, 
parvenu à l’âge où la facilité ne s’acquiert plus, il me faut 
aborder devant vous un sujet doublement difficile, l’histoire 
et la philosophie des législations. | | 

D'une part, c’est une doctrine toute nouvelle, presque 
inconnue en France, et qui prétend tirer la législation des 


6 | REVUE DE LÉGISLATION. 


régions mélaphysiques où elle s’est trop longtemps égarée, 
pour en faire une science positive qui relève de l'expérience 
non moins que du raisonnement. D'autre part, c'est une 
doctrine qui reçoit des circonstances présentes une gravité 
toute particulière, et qui, malgré toute la prudence du 
maître, se heurtera toujours à des difficultés sans nombre ; 
car il est impossible qu’elle n’aboutisse pas à une règle 
d'action. 

Et, en effet, ces questions qui, depuis un an, font trembler 
l’Europe ébranlée sur ses bases séculaires, ces questions 
qui, naguère, soulevaient le pavé de nos rues ensanglantées, 
et qui grondent encore sous nos pieds comme un feu sou- 
terrain : la souveraineté populaire; la distribution des pou- 
voirs: les libertés publiques; et, en creusant plus avant, le 
droit de propriété et le droit de travail, l’industrie et le pau- 
périsme; toutes ces questions politiques ou sociales, comme 
on les appelle aujourd’hui, questions que je pourrais multi- 
plier à l'infini, qu'est-ce autre chose, sous des noms nou- 
veaux, que l’éternel problème de toutes les législations? 
Qu'est-ce autre chose que l'objet nécessaire, l’objet exclusif 
de cet enseignement? | | 

Prenez la loi la plus simple en apparence, celle que, depuis 
des siècles, la sanction de l'expérience, le respect universel 
ont élevée, ce semble, au-dessus de toute discussion. De- 
mandez-vous de quel droit le créancier recoit de son débi- 
teur plus qu'il ne lui donne ? pourquoi la société transmet 
et garantit au fils l'héritage du père? Et, dès que vous vous 
serez pris à douter, vous verrez s'ouvrir devant vous et de 
toutes parts des perspectives d’une profondeur infinie. 

En touchant une question de droit privé, presque insi- 
gnifiante, vous vous heurterez aux plus difficiles problèmes 
de l’économie politique, de la philosophie, de l'histoire. 


HISTOIRE DES LÉGISLATIONS COMPARÉES. 7 


À fleur de terre, vous toucherez les fondements mêmes 
de la société, et vous vous apercevez que, dès que vous 
vous élevez au-dessus de Ja pratique, dès que vous étudiez 
l’histoire ou la philosophie du droit, ce que vous nomnmez 
la législation n’est autre chose que Ja politique. 

Que faire en pareil cas? Fermer les yeux devant ce jour 
inattendu? accepter les faits sans s’inquiéter de leur raison 
d’être? réduire la science à une statistique sans but ? com- 
parer les lois des différents peuples sans s'assurer d’une 
mesure légitime et commune? les juger, non d’après une 
_ règle acceptée par la raison, mais d’après des effets contin- 
gents, variables, d’une appréciation souvent difficile, et que 
d’ailleurs la passion sait toujours interpréter à son gré ? 

Messieurs, un tel empirisme, une étude ainsi tronquée 
serait indigne et de vous et de moi, Jamais je n’oublierai que 
j'ai l'honneur de parler à l'élite intellectuelle de la France, 
à des hommes qui demain, comme citoyens, comme ma- 
gistrats, comme législateurs peut-être, pèseront d'un poids 
énorme sur les destinées d’un pays où l’on ne reconnaît plus 
de souverain que l'opinion, ce qui, sans doute, ne veut pas 
dire la passion ou l’erreur, mais bien la justice et Ja raison, 

Coûte que coûte, il nous faut avancer sur ce terrain qui 
fume encore. Notre but est la vérité, il nous faut y marcher 
au travers de ces ruines faites d'hier, sans nous eflrayer de 
ces cendres brülantes et qui craquent sous Les pieds. 
Cette énigme que, depuis soixante ans, le sphjax des 
révolutions présente à l'Europe, c’est notre tour de l'a- 
border, c’est notre tour de la résoudre, si nous voulons 
arrêter les générations qui nous suivent au bord de eet 
abime sans fond où, de quinze ans en quivze ans, vent 
fatalement s’engloutir la grandeur, la fortune dela Franee, 
son sang le plus noble et le plus généreux. 


8 REVUE DE LÉGISLATION. 


Pour devenir maîtres de nos destinées, pour conquérir 
cette paix durable, cette confiance en l'avenir, cette sécurité 
du lendemain sans laquelle un pays ne s’appartient pas plus 
qu’un individu, il n’est plus pour nous, Messieurs, qu'un 
seul moyen : c’est de fonder ou plutôt derétablir sur ses véri- 
tabes bases la science de la législation, la science sociale 
par excellence ; c'est de nous assurer par l'étude et par l’ex- 
périence de la solidité des principes sur lesquels repose la 
société: c’est de rendre notre obéissance éclairée, c'est de 
remplacer l'habitude ou la foi par la raison. 

La tradition, le culte du passé, l'amour des coutumes 
anciennes, ces vertus d'autrefois que l’Europe a exaltées 
pendant tant de siècles comme la base de l’ordre social, sont 
disparues avec l’ancienne monarchie. Depuis 1789 ce n’est 
pas à la France qu'il faut demander ce respect éclairé du 
passé, qui, loin d'arrêter les réformes, les assure en mo- 
dérant leur marche et en les enfermant dans un champ 
limité. Dans un pays où les révolutions, accumulant rui- 
nes sur ruines, ont toujours fait table rase et rompu avec 
le passé, ce n’est plus sur la tradition, c’est sur la science 
et la science seule que porte la société. Toute institu- 
tion qui ne se légitime pas par sa justice actuelle, par 
son utilité présente ou prochaine, est une institution 
morte. Quelle que soit la majesté des souvenirs qui la pro- 
tégent, son passé ne la défendra pas d’un jour. On ne lais- 
sera pas, comme autrefois à Rome, comme aujourd’hui à 
Londres, on ne laissera pas croître à l’ombre protectrice de 
l'institution ancienne, l'institution nouvelle qui doit un 
jour la remplacer. On arrachera immédiatement cet arbre 
“vivant encore, mais dont on ne veut plus, dût-on détruire 
avec lui le rejeton nouveau qui ne demandait qu’à grandir. 

Difficile condition que la nôtre, Messieurs, pleine à la 


HISTOIRE DES LÉGISLATIONS COMPARÉES. 9 


fois de grandeur et de danger, qui nous force d’avoir tou- 
jours raison, car la responsabilité est de tous les instants. 
. La science de la législation n'est plus pour nous une 
affaire de goût, mais de calcul, d'obligation étroite. | 
Tous les jours on remet en discussion la propriété, la fa- 


mille, la foi des contrats, les droits de l’État sur l'individu 


et les droits de l'individu à l’égard de l'État: il nous faut, 
même par esprit de conservation, nous mettre en état de 
soutenir la lutte avec les novateurs, et, comme au seizième 
siècle tout le monde était théologien, et philosophe au 
dix-huitième, 1l faut aujourd'hui que chaque citoyen soit, 
dans la mesure de ses forces, jurisconsulte ou, pour mieux 
dire, car ce mot sent le métier, politique. | 

Comprenez, en effet, que la République, c’est-à-dire le 
gouvernement de tous, une forme politique dans laquelle 
chaque citoyen est une part du souverain, la République 
n’est possible qu’autant que tous sont instruits de leurs de- 
voirs, de leurs droits, des intérêts et des besoins de l’État; 
car, à un moment donné, il n’est pas d’électeur qui ne puisse 
tenir dans ses mains la fortune de la France; et cet électeur 
se décidera, non par ce qu'ont fait ou pensé ses ancêtres, 


mais par ce ‘qu’il croira la vérité. La République est perdue 


si vous laissez y dominer l'ignorance ou l'erreur, éternels 
auxiliaires des passions mauvaises. 

C’est ce qu’on a parfaitement senti dans un pays que 
nous étudierons cette année. En Amérique, aux Etats-Unis, 
l'étude de la Constitution est une partie essentielle de l’en- 
seignement primaire, et de bons manuels ont partout ré- 
pandu des vérités accessibles à l'intelligence de tout homme 
qui a intérêt de les connaître. On n’admet pas qu’un citoyen, 
si basse que soit sa condition, puisse être tenu dans l'igno- 
rance des institutions qui le régissent, car cet homme est 


10 REVUE DÉ LÉGISLATION. 


un iMmeînbre du souverain, et c’est dans son respect, dans 
son amour pour ces lois protectrices que gît la plus sûre 
garantie de l’ordre et de la paix. C’est ainsi que la Consti- 
tution fédérale est devenue, aux Etats-Unis, l’idole des 
masses, le symbole politique qu'on ne discute plus, l'idéal 
sur lequel on a modelé toutes les constitutions particu- 
lières. 

Grande leçon pour nous, et que, depuis un demi-siècle, 
dous avons trop négligée ! Si, comme en Amérique, nous 
avions fait aimer nos institutions en les faisant connaître : 
si nous avions intéressé le pays à une science qui n’est au- 
tre que celle de son bonheur, nous aurions contenu 
les passions par les lumières, et dirigé les volontés par la 
raison. 

Mais, Messieurs, s’il est utile, s’il est urgent de donner 
au peuple une saine éducation politique, pour le mettre en 
garde contre des séductions dangereuses (et la triste expé« 
rience que nous faisons depuis un an ne nous a sans doute 
que trop convaincus de cette vérité), combien est-il plus 
nécessaire encore de donner des principes solides aux ci- 
toyens que leurs lumières appellent à tenir le premier rang 
dans l'Etat! 

Quelles que soient lès révolutions qui bouleversent une 
nation, quels que soient les jeux de la fortune et des évé- 
nements, ce sont toujours des hommes de la classe lettrée 
qui prennent la tête de l'opinion, et, par l'opinion, finissent 
par s'emparer du gouvernement. Ceci est plus vrai de la 
France que d'aucun autre pays du monde; nulle part, les 
droits de l’intelligence ne sont aussi puissants, aussi abso- 
ls. Sur ce sol, où les orages ont entassé tant de ruines, où 

tout est tombé, royauté, clergé, noblessé, priviléges de la 
terre, du sang, de l’autel, une royauté seule est restée 


HISTOIRE DES LÉGISLATIONS COMPARÉES. {{ 


debout, plus brillante et plus vivace que jamais, la royauté 
de l'esprit, de la science, et trop souvent aussi de ce mas- 
que de la vérité qu’on nomme l'opinion. 

Assurément, s’il est un pays où l’idée se traduise en acte 
avec la rapidité de l'éclair, ce pays, vous l’avez nommé, 
c’est la France. Une idée fausse qui pointe à l’horizon, c’est 
un orage prochain qui nous menace. 

Chez une nation ainsi faite, aussi ardente, aussi géné- 
reuse, aussi logique, quel danger, Messieurs, lorsque les 
hommes qui doivent la conduire se laissent aveugler par de 
fausses lueurs ! Voyez les fautes de la première Révolution : 
les passions y ont joué un grand rôle, mais non pas le pre- 
mier. Ce sont toujours les erreurs de cœurs élevés et naïfs, 
qui, sans expérience des choses humaines, et prenant au sé- 
rieux les paradoxes de Rousseau, ont rêvé après lui l’é- 
tat de nature, ce roman qu'on place avant l’histoire du 
monde, et dont le moindre défaut est de n'avoir jamais 
existé; ou bien, séduits par cet esprit médiocre qui, je 
ne sais par quelle étrange fascination, a exercé la plus fa- 
tale influence sur la fin du dernier siècle, nos pères ont 

voulu faire de Paris une autre Rome; je ne dis point la 
Rome du Tibre, celle-là est le plus beau sujet de nos études 
et le plus digne de notre admiration; mais la Rome de 
Bonnot de Mably, celle qu’il a créée de toutes pièces dans 
le silence du cabinet, et qui ressemble à la ville éternelle 

comme une figure de cire à un homme vivant. Rien ne 
manque à celte enveloppe que les chairs, les muscles, 
l’âme et la vie, c’est-à-dire l’homme tout entier! 

La faute du dernier gouvernement, la faute qui l’a 
perdu, en lui ôtant toute ressource, tout point d'appui au 
moment du danger, c’est de n'avoir pas pris la conduite des 

- intelligences, comme son devoir et son intérêt l'y obli- 


{2 REVUE DL LÉGISLATION. 


geaient; c'est de n'avoir pas répandu à pleines mains l’en- 
seignement politique f e’est d’avoir cru que le dévelop- 
pement industriel, que la richesse, privilége du petit 
nombre, pouvait endormir un pays et arrêter ce mou- 
yement des idées et de l'opinion, cette action des es- 
prits, qui est, comme la vapeur, cette force irrésistible, 
un danger pour qui la comprime, une puissance pour qui 
la dirige. 

Après cette explosion du 24 février, quel réveil a été le 
nôtre, Messieurs ? Quelle inquiétude, quelle incertitude au 
milieu de cette confusion, de ce naufrage de tous les systè- 
mes, de toutes les croyances sur la foi desquelles la France 
avait vécu depuis trente ans? Dans cette sombre nuit, 
où, comme des éclairs sinistres, se croisaient des théories 
inouïes, étranges, contradictoires, n’avez-vous pas senti Je 
besoin d’une doctrine, d’un principe qui fût pour vous 
comme une ancre de salut en attendant la fin de l’orage et 
le retour du jour ? N’avez-vous pas demandé qu’un instru- 
ment fidèle, invariable, vous donnât le nord que le pilote 
avait perdu? N’avez-vous pas regretté qu’une éducation 
politique incomplète vous laissât désarmés devant des théo- 
ries séduisantes par leur apparence d’humanité, mais qui, 
vous le senties instinetivement, étaient fausses, parce 
qu'elles ne saisissaient qu’un côté de la vérité, et dange- 
reuses, parce qu’elles étaient exclusives et exagérées? 

Eh bien { Messieurs, la science vous donnera eg point 
fixe dont voire conscienee a besoin non moins que votre 
esprit, la science de la législation, la science politique par 
excellence, et je prends ce nom de politique dans son sens 
originaire et véritable, la science civique, la doetring qui 
fait des citoyens, 

La science de la législation a-t-elle vraiment gette impor- 


HISTOIRE DES LÉGISLATIONS COMPARÉES. 13 


tange ? Est-ce que ce n'est pas seulement une étude pro- 
fessignnelle, honorable, utile, mais qui se renferme dans 
l'enceinte étroite des tribunaux? Est-ce que, tout intéres- 
sante qu’elle puisse être, ce n’est pas une science princi- 
palement destinée aux juges et aux avocats, comme la théo- 
logie aux prêtres, et l’art de guérir aux médecins ? 

Est-ce que je ne cède pas à ce mirage qui trompe tout 
homme absorbé dans un certain cercle d'idées ? Est-ce que 
je ne prends pas mon horizon pour les bornes du monde? 

Voyons donc ce que c’est que la science de la législation? 

Avant d’en venir à des études particulières, consacrons 
quelques leçons à nous rendre un compte exact de son objet 
et de sa nature; car, en même temps que cet objet nous fera 
comprendre toute importance de nos recherches, il nous 
éclairera sur la méthode à suivre dans l'étude des législa- 
tions comparées ; il nous dira ce que nous pouvons espérer 
de ce nouveau domaine où nous établissons la science. 

Sans connaissance du but, nous 1irions à l'aventure ; 
sans méthode pour nous guider, nous nous perdrions dans 
le dédale infini des faits particuliers. Nous ferions de la 
statistique, de la nomenclature; ce n’est pas là une science 
positive, ce n’est pas là la science de la législation telle que 
je l’entends. 

Qu'est-ce done que la législation ? 

11 est aujourd’hui beaucoup de gens qui répondraient, 
comme autrefois Syeyès pour le tiers Etat : Tour ! Et, sans 
aller si loin, je crois qu’il est peu nécessaire de vous dé- 
montrer la vaste étendue d’une province que les écoles ré- 
gnantes veulent toutes porter au delà de ses frontières légj- 
times. | 

Que demandent, en effet, les novateurs, sans excep- 
tion, sinon de tout concentrer entre les mains de l'Etat, de 


14 REVUE DE LÉGISLATION. 


lui tout donner, l’éducation, le crédit, l’industrie, le com- 
merce? En d’autres termes, c’est par la législation qu’on 
veut gouverner l’homme tout entier, l'individu aussi bien 
que le citoyen ; c’est la loi qui lui dira non-seulement ce 
qu’il doit faire, mais ce qu’il doit croire et ce qu’il doit 
penser ; la loi sera la règle et la mesure de l’activité et de la 
_ liberté humaine. 

Je n’exagère pas, Messieurs; étudiez tous les projets de 
réforme sociale, et vous verrez au fond de tous les systèmes 
cette perpétuelle illusion, qu'avec un peu d'encre on peut 
changer la nature humaine, disposer librement de notre 
esprit et de notre volonté, et qu’au législateur appartient 
une puissance que Dieu lui-même ne s’est pas réservée ! 

L'idée, l'erreur dominante aujourd’hui, je le répète, c’est 
que le législateur peut tout, et que, par conséquent, la lé- 
gislation est tout. 

Mais, Messieurs, si cette opinion est exagérée, si la lé- 
gislation n’est pas tout ; si, au contraire, les amis de la li- 
berté ne doivent pas avoir de but plus prochain que de lui 
tracer ses véritables bornes (et nous essayerons de les indi- 
quer prochainement), il faut bien reconnaître que la légis- 
lation touche à tout, enveloppe tout; car la législation 
n’est, en d’autres termes, que la volonté du souverain, la 
règle et l’ordre de l'Etat; et l'Etat embrasse et eomprend 
tous les rapports de l’homme en société. 

Ouvrez le recueil de nos lois, suivez les discussions de 
la Chambre ou des journaux, étudiez l’administration en 
France ou à l'étranger, et vous comprendrez ce que c’est 
que la législation ! 

Hygiène publique, religion, éducation, sciences et arts, 
agriculture, commerce, industrie, toutes ces sphères diver- 
ses se meuvent dans la sphère de l'Etat. Ce n’est pas lui 


HISTOIRE DES LÉGISLATIONS COMPARÉES. 15 


qui les constitue (c’est là l'erreur des socialistes}, elles 
existent indépendamment de lui; mais il les comprend 
toutes, il les touche toutes par un point dont 1l est souvent 
délicat de préciser l’étendue, mais certain, l’intérêt social. 

Comprenez maintenant, Messieurs, toute la grandeur de 
l’étude de la législation. Il n’est pas une science intéres- 
sant l’homme qui n’y aboutisse. Tous nos besoins physi- 
ques, moraux, intellectuels, attendent du législateur satis- 
faction, ou tout au moins protection. Il faut done qu'il les 
étudie, qu'il les connaisse, car il est le représentant de 
tous, l’homme social par excellence, et nul plus que lui 
n’a droit de dire avec le poëte : 


Homo sum, humani nihil a me alienum puto. 


« Je suis homme, et rien de cé qui intérésse l'humanité 
« ne doit m'être étranger. » 

Ce champ si vaste de la législation appartient-il tout en- 
tier à cette chaire ? 

Cela n’est pas douteux, et, n'était l'impossibilité de 
trouver un professeur universel, je ne vois pas pourquoi 
l’enseignement public en Allemagne, le systéme municipal 
en Belgique, la religion aux Etats-Unis, le crédit ou les 
douanes en Angleterre, les irrigations en Espagne, ne 
seraient pas pour nous une étude aussi intéressante et aussi 
féconde que la comparaison rebattue du régime hypothé- 
caire de France et de Genève, ou celle des systèmes péniten- 
tiaires d’Auburn et de Philadelphie. Le droit du profes- 
seur est aussi étendu que celui du législateur. Tout ce qui 
peut être l’objet d’une loi peut étre l’objet de notre ensei- 
gnement, et, pour ma part, je compte bien, si vous voulez 
mé suivré, vous mener quelquefois sur on autre terrain qüe 


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16 REVUE DE LÉGISLATION. 


celui du droit civil ou criminel, car c’est sur ce sol nou- 
veau que la comparaison des lois nous promet la plus riche 
moisson. 

Je viens de vous indiquer combien était vaste le domaine 
législatif. C’est la province même de l'Etat; mais, comme 
je vous l’ai fait comprendre, la législation, qui touche à 
tout, n’est pas cependant la science universelle. 

C'est une science qui a un objet et un but particulier, et 
ce but, ilest important de le définir, car il nous donnera la 
limite exacte de la science, en nous faisant distinguer ce qui, 
dans l’étude des lois, est fondamental de ce qui n’est 
qu'accessoire , les principes que la science de la législation 
établit d'elle-même des règles qu’elle emprunte à des études 
étrangères. 

Si nous reprenons l’énumération que j’ai faite plus haut, 
hygiène , religion, éducation, sciences et arts, agriculture, 
commerce, industrie, nous voyons que toutes ces scien- 
ces ont leur but en elles-mêmes, et par conséquent ne 
sont qu'indirectement l’objet de la science législative. L’agri- . 
culture, par exemple, considérée comme étude de la terre 
et de la culture, subsiste par elle-même; c’est l’objet d’une 
science spéciale, et il est évident que lorsque l'Etat touche 
à l’agriculture, ce n’est point comme agronome, mais c’est 
au nom d'un intérêt différent, intérêt de nature particulière, 
et qui est l’objet de la législation. 

Pour rendre mon idée plus claire, allons plus loin. Nous 
sentirons qu'aucune de ces notions n'est essentielle à 
l’idée même de l’Etat, et par conséquent ne fait qu’indirec- 
tement partie de la législation. Nous comprendrons un Etat 
qui laisse en dehors de ses attributions l'hygiène : combien 
peu s'occupent encore de ce soin essentiel! L'Amérique 
nous montre un gouvernement qui laisse en dehors de son 


HISTOIRE DES LÉGISLATIONS COMPARÉES. 17 


action la religion, la science , l’art et une grande partie de 
l'éducation. L’agriculture ne demande pas, en général, 
qu'on la protége, et il est une école qui, au nom de la 
liberté, défend à l'Etat de toucher à l’industrie et au 
commerce. 

On voit donc que l’idée d'Etat n’est pas essentielle à l’idée 
d'art, de religion, de science, d'agriculture, etc., quoi- 
qu’en dehors de l'Etat il soit difficile, pour ne pas dire im- 
possible, à l’homme de se développer ; mais, tout au moins 
théoriquement, on conçoit que tous ces objets ordinaires de 
la législation n’en sont point l’objet essentiel. Si le législa- 
teur agit sur la religion, l’agriculture, l’industrie, etc., 
c'est au nom d’une idée qui n’est comprise dans aucune 
de ces sciences particulières, d’une idée qui, tout au con- 
traire , est inséparable de l’idée même d'Etat. C’est au nom 
de la justice et du droit. 

La justice, le droit, en d’autres termes une règle des rap- 
ports sociaux, un ordre des actes humains, voilà l’idée in- 
séparable de l'Etat , voilà l’objet nécessaire, essentiel, de 
ja législation. Son but est le juste, le reste n’est qu’acces- 
soire. | | 

J'insiste sur cette distinction fondamentale: elle a une 
portée scientifique des plus grandes, et une portée politi- 
que encore plus considérable. 

Le but principal de l'Etat, celui que nous donne la rai- 
son, que nous montre l’histoire, et qui se retrouve le même 
dans tous les temps et tous les lieux , c’est le développement 
harmonique, régulier, pacifique, de toutes les forces, de 
toutes les facultés de la nature humaine; en d’autres ter- 
mes, c’est le bonheur général des membres de l’associa- 
tion. 

Le principe de ce développement, c’est la liberté ; car la 

NOUV: SÉR. T. XIV. 2 


18 REVUE DE LÉGISLATION. 


liberté, c’est la nature propre de l’homme, et sans elle il n’y 
a pour lui ni perfectionnement physique, ni perfectionne- 
ment moral , ni perfectionnement intellectuel. 


La condition première de la liberté, c’est la justice; elle 
n'est, en dernière analyse, que le respect, que la protection, 
que la sauvegarde de la liberté de l'individu ; en d’autres 
termes, la condition de son libre développement. 


La justice est la clef de voûte de la société civile, c’est, 
j'oserais presque le dire. la société civile tout entière. 
L'homme n’est sociable que parce que le sentiment, la notion 
du juste lui a été départie; dès que le droit disparaît, la so- 
ciété tombe eu convulsions et se meurt. Elle vit sans édu- 
cation, sans commerce, sans industrie; elle ne vit pas sans 
justice. Sans justice, la société n’est plus qu’un brigandage ; 
au contraire, établissez parmi des voleurs un semblant de 
justice, et vous y verrez naître un semblant de société. La 
justice, le droit, voilà donc, je le répète, l'élément de l'Etat, 
et par conséquent de la législation. 

Nous connaissons maintenant l’objet de la législation, 
c’est le droit ; c’est du point de vue du juste qu'elle considère 
toutes les choses humaines. Le droit, la réalisation du juste, 
voilà son but. 


Ces idées ne sont pas nouvelles, et ces définitions sout 
bien vieilles; cependant, vous allez voir qu’en nous péné- 
trant de leur vérité, qu'en tirant de ces principes leurs 
conséquences légitimes, leurs conséquences immédiates, 
nous arriverons de suite à des résultats inattendus. Nous 
allons trouver une méthode pour limiter ce champ de la lé- 
gislation, cette province de l'Etat que tant de novateurs 
rêvent indéfinie. 


Qu'est-ce que le droit? Aristote le définit : l’ordre, la rè- 


HISTOIRE DES LÉGISLATIONS COMPARÉES. 19 


gle de l'association ‘, et provisoirement nous pouvons nous 
en tenir à la définition du philosophe. 

Mais l’idée de règle, l'idée d'ordre est une idée de rapport. 
On ne peut dire que très-inexactement qu’un individu a des 
droits sur lui-même; ses droits et sa personne sont une 
même chose. Pour que le droit se réalise, il faut deux hom- 
mes, deux membres de la communauté. L'objet du droit est 
donc purement social; les rapports qu’il règle sont les 
rapports des individus entre eux, c’est-à-dire des rapports 
SOCIAUX. 

Point de difficulté jusque-. 

Mais, comme je l’ai indiqué tout à l’heure, toutes les fa- 
cultés, toutes les forces de l’homme ne sont pas sociales. 
L'homme ne se met pas tout entier dans la société : il n'est 
ni une abeille, ni une fourmi. L'homme a des facultés in- 
dividuelles qui se développent sans doute dans l’association, 
mais non pas par l’association ; il a une activité propre dont 
le but est en lui-même, et non pas dans la société qui n’en 
profite qu'indirectement. La plus grande partie des actes 
humains n’intéresse en rien le juste, et par conséquent ne 
fait point l’objet du droit. La sphère de la législation est 
donc relative et limitée. Au point où commence l’indépen- 
dance de l’existence individuelle , s'arrête l’autorité du lé- 
gislateur, et si la loi franchit cette ligne, elle est usurpa- 
trice. | 

Je prends pour exemple l’art, la statuaire, la poésie. Ai-je 
besoin de l'Etat pour devenir artiste ou poëte? Non. L’Etat 
a-t-il un intérêt direct à m'empêcher de suivre ma vocation? 
Non, il ne le peut même sans arriver immédiatement à la 


CS : ae dun TRoMTIXNS ROLVUVILE Taërs €eaTtv. Aristote, Politique, | À chap. E, 
in fine. . 


20 REVUE DE LÉGISLATION. 


tyrannie. Bon pour Platon de bannir Homère de sa républi- 
que imaginaire, comme dangereux par la mollesse de ses 
maximes; mais si l’on en venait à l'exécution, pourquoi 
s'arrêter aux poëtes, pourquoi ne pas bannir les philoso- 
phes, comme autrefois à Rome? pourquoi ne pas proscrire le 
commerce et l’industrie, comme autrefois à Sparte? pour- 
quoi ne pas proscrire toute autre religion que celle de l'Etat? 
pourquoi ne pas avoir la logique de l’inquisition, et ne pas 
empêcher la liberté de la pensée humaine eu détruisant la 
liberté de lire et d'imprimer? 

Je m’arrête dans cette énumération, que je pourrais pous- 
ser à l'infini ; elle suffira pour vous démontrer que dès que 
vous n’admettez pas le libre développement individuel, dès 
que vous ne renfermez pas la législation dans la sphère so- 
ciale, sphère tout extérieure et nettement limitée, vous 
allez fatalement à la tyrannie. 

Au nom de l'intérêt social, vous faites , je le répète, ce 
que faisait l’inquisition dans ses plus mauvais jours; c’est 
an nom de la religion et de son intérêt indirect qu’elle pre- 
nait tout l’homme , c’est au nom de l'Etat que vous voulez 
l'absorber ; même insupportable tyrannie sous deux noms 
différents. 

Ainsi, le droit concerne l’homme considéré comme cei- 
tpyen, et non comme individu : son objet est tout exté- 
rieur; il règle les actes et non point l'intention, car les 
actes seuls intéressent directement la société. L’intention 
d’ailleurs lui échappe, et la poursuite en est impossible : 
c’est, le nom dit tout, c’est l'inquisition. 

En ce point, le droit se distingue nettement de la morale 
qui est la règle de la volonté, et qui ne concerne directement 
que l'individu. | 

Remarquez bien que le droit n’est pas l'opposé de la 


HISTOIRE DES LÉGISLATIONS COMPARÉES. DA | 


morale ; tout au contraire, il s'appuie sur elle. Ce qui est 
bien et honnête pour l'individu , est bon et profitable pour 
la société; tout ce qui est vertu pour l'individu, est force 
pour la société. Ce ne sont pas deux sphères opposées, 
mais deux sphères qui, avec le même centre, n’ont point 
la même circonférence. 

À les confondre comme on l’a fait trop souvent, comme 
on le fait encore aujourd’hui, on arrive aux dangereux résul- 
tats que je signralais tout à l'heure, à la destruction de la 
liberté humaine. Il est évident que si l'Etat, qui a la force 
en main pour faire régner le dreit, peut embrasser dans ce 
but la moralité intérieure , toute liberté d’action , toute li- 
berté de conscience disparaît. Toutes les fois qu'on a voulir 
transformer les preserjptions morales en prescriptions léga- 
les, et qu’au nom de la loi on a ordonné à Jl'hamme d’être 
pieux , chaste, désintéressé, charitable, en est arrivé à une 
illusion ou à une sppression : e/est R l’histoire de toutes les 
théocraties. 

1 faut done soigneusement, nettement distinguer la 
morale, règle de la volonté individuelle, du droit, règle des 
rapports sociaux , et bien constater que si l’un est la pro- 
vince même de l'Etat, l’autre lui est étrangère. Du reste, 
celte délimitation une fois acceptée, peu importe que cer- 
tains esprits considèrent comme une branche de la morale 
l’étade philosophique des relations humaines, plus ordinai- 
rement désignée sous le nom de droit naturel, Ce n’est peint 
la distinction scientifique qui est igi la chose importante, 
c'est la distinction politique. | 

Et maintenant, Messieurs, si j’ai réussi à vous donner 
une idée nette du droit, 1l vous sera facile de eompreadre 
jusqu'où s'étend le pouvoir de l'Etat dès qu’il prétend ré 
gler les différentes branches de l’activité humaine. Vous 


22 REVUE DE LÉGISLATION. 


avez compris l’erreur de ceux qui veulent tout lui donner, 
vous comprendrez l'erreur de ceux qui veulent tout soustraire 
à son empire. 

L’Etat n’est pas la religion, et la croyance ne lui appar- 
tient pas, car la croyance est chose tout individuelle; mais 
il est l’ordre social, et à ce titre il a droit d'empêcher que, 
sous l’apparence du culte, sous un prétexte religieux, on 
n’introduise chez lui l’immoralité, la révolte et la sédition. 

Il n’est pas l’industrie; mais au nom de la justice, au nom 
de la liberté humaine , il peut s'opposer à ce qu’on n’épuise 
les enfants par un travail au-dessus de leurs forces; il y a 
justice évidente à ne pas laisser la population s’étioler et 
s'abâtardir. 

Il n’est point le commerce; mais par l’établissement de 
mesures, de poids invariables, par la monnaie, par les 
marques de fabrique, il peut et il doit maintenir la régu- 
larité des échanges, et prévenir la fraude et la mauvaise foi. 

En résumé, c’est à lui de maintenir par la justice le libre 
développement de toutes les branches de l’activité humaine; 
c’est à lui d'empêcher que la liberté d’un citoyen, de quel- 
que façon qu’elle s'exerce, ne soit pour un autre esclavage 
ou oppression. 

En ce sens, on comprend la magnifique définition don- 
née de la science du droit par les jurisconsultes romains : 

« Jurisprudentia est rerum divinarum atque humanarum 
notitia, justi atque injusti scientia. » Ce que je traduirais en 
l'expliquant par : Le droit est la science des choses divines 
et humaines, considérées sous le rapport du juste et de l’in- 
juste. 

D'où vous voyez, Messieurs, combien, même en le défi- 
nissant, est immense le domaine qu'occupe légitimement 
‘Ja science de la législation. 


HISTOIRE DES LÉCGISLATIONS COMPARÉES. 23 


MESsieurs, 


Dans la dernière séance, nous avons dit qu'avant d’abor- 
der le sujet particulier des études de cette année (l’histoire 
de la Constitution des Etats-Unis d'Amérique), il était né— 
cessaire de prendre une idée juste du caractère et de la por- 
tée de la science nouvelle, objet de cet enseignement, l’his- 
toire du droit. | 

Je dis la science nouvelle; non pas qu’à toutes les épo- 
ques on n'ait étudié les origines de la législation pour s’as- 
surer de son esprit, mais parce que c'est de nos jours seu— 
lement (je dirais presque c’est d’hier) qu’on s’est proposé 
d'appliquer à la législation la méthode d'observation dont 
Bacon a été le plus ardent promoteur. 

Cette méthode expérimentale, à laquelle les sciences 
physiques ont dû depuis deux siècles leur prodigieux déve 
loppement, l’école écossaise a prouvé qu’on pouvait l’appli- 
quer avec succès aux études philosophiques ; la philologie 
lui doit le pas prodigieux qu’elle a fait dans ce siècle; mais 
c'est tout récemment qu'on a eu l’idée de tirer l'étude de 
la législation du domaine de la métaphysique pour la trans- 
porter sur le terrain de l'expérience et en faire une science 
positive et susceptible, toute proportion gardée, de démons- 
trations aussi rigoureuses que les sciences naturelles. 

Achever cette réforme, c’est le but de notre enseigne- 
ment, C’est pour vous bien faire comprendre l'esprit nou 
veau qui anime la science et qui doit la renouveler, que je 
fais précéder nos études historiques de considérations géné- 
rales, philosophiques, sans lesquelles ces études historiques 


n'auraient pas de sens. 
Pour commencer, nous avons voulu préciser Le sens du 


mot législation et définir le champ qu'elle occupe. 


24 REVUE DE LÉGISLATION. 


Nous avons vu que l’État comprenait toutes les branches 
de l’activité humaine, mais ne les constituait pas; qu’ainsi 
il touchait à la religion, à l'éducation, au commerce, à l’in- 
dustrie, aux arts, aux sciences, à l'hygiène, mais par un 
point seulement, pour empêcher chacune de ces sphères 
de déborder, pour établir entre toutes un ordre nécessaire. 

Cet ordre, cette règle n’est autre chose que ce que nous 
nommons la justice ou le droit. Le droit est done pour nous 
l'élément essentiel de la législation et de l’État. Nous com- 
prenons un État qui laisse en dehors le commerce, l’in- 
dustrie, etc. ; nous ne comprenons pas un Etat sans justice. 

Est-ce à dire cependant qu’un gouvernement qui se bor- 
nerait à établir la justice entre tous les citoyens épuise- 
rait l’idée de l'Etat? 

Cette doctrine a été soutenue à la fin du siècle dernier par 
une école à laquelle on ne peut refuser l’amour sincère du 
pays, l’école des physiocrates. Vous connaissez leur célèbre 
maxime laissez faire, laissez passer, maxime que dans ces 
derniers temps on a singulièrement dénaturée. La dureté et 
l’égoïsme étaient bien loin du cœur de Quesnay, véritable 
homme de bien, et de ses successeurs tous sincères et dé- 
voués patriotes. « 

Cette doctrine a été également défendue sous la Restau- 
ration par les hommes qui ont fondé chez nous le gouver- 
nement représentatif et, les premiers, nous ont donné le 
goût et l'habitude de la liberté; je veux parler de l’école li- 
bérale, dont le représentant le plus ingénieux et le plus pro- 

fond fut Benjamin Constant. 

Pour ces deux écoles, la société va d'elle-même par le 
concours des intérêts particuliers; le gouvernement n’est 
que le régulateur de la liberté. Ses fonctions sont purement 
tutélaires, c’est-à-dire négatives. Toute action directe lui est 


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HISTOIRE DES LÉGISLATIONS COMPARÉES. 25 


interdite, car son intervention coûteuse et maladroiïte est 
toujours moins utile que dangereuse, et le bien douteux 
. qu’on en espère ne compense jamais le mal certain qu’elle 
produit. 

« La liberté politique et individuelle, dit Benjamin Cons- 
« tant, dans son commentaire sur Filangieri, est le seul but 
« des associations humaines... Tout ce qui n’est pas néces- 
« saire à la garantie de la conservation et au maintien de la 
« tranquillité, est hors de la sphère sociale et législative. 
« .. Châtiment des délits, résistance aux agressions, telle est 

-« la sphère de la législation dans les limites du nécessaire. 

« Tout est usurpation par delà cette borne. » 

Cette école a été trop loin, et en croyant défendre la li- 
berté, elle l’a compromise. En laissant subsister dans toute 
sa rigueur l'inégalité du fort et du faible, du riche et du pau- 
vre, en réduisant le gouvernement au rôle de gendarme, en 
sacrifiant la société à l'individu, en frappant l'Etat d’impuis- 
sance et de stérilité, elle a provoqué une réaction na- 
turelle. De là toutes ces écoles socialistes qui, se jetant 
danë un excès contraire, ont voulu tellement étendre 
l’action de l'Etat qu'ils ont fini par lui offrir en holocauste 
la liberté tout entière. Dans tous ces systèmes divers il 
ya un même vice; l'Etat n’est plus le dispensateur de la 
justice (il n’y a plus de justice dès que la liberté de 
l'individu n’est plus respectée); il est l'administrateur su- 
prême, le dispensateur du travail et de la richesse. La fin de 
la société n’est plus le droit, mais le bien-être, et ce bien- 
être, chaque secte le définit de façon différente. 

Il est aisé de reconnaître quele défaut de cesécoles opposées 
est de n’avoir saisi chacune qu’un côté de la vérité, quoique 
les erreurs de la première soient bien moins dangereuses que 
celles de la seconde. La liberté sauvée, le reste n’est que se- 


26 REVUE DE LÉGISLATION. 


condaire; mais que nous restera-t-il quand nous l’aurons 
perdue? | 

Oui, l’école libérale a raison, le droit est la base essen- 
tielle de l'Etat, et on peut rigoureusement soutenir qu'avec 
cette condition seule il peut se maintenir; maïs dans la vé- 
rité des choses, et si l'on veut regarder autour de soi, on 
verra qu'à côté, et si l’on veut au-dessous du droit, il faut 
reconnaître un autre élément, élément moralement infé- 
rieur, subordonné, qui ne passe qu'après le juste, mais qui 
n’en joue pas moins le grand rôle dans la vie humaine : cet 
élément, c’est l'utilité générale, ou, sous un nom plus frap- 
pant, la richesse, 

L'économie politique, la science de l'utilité sociale, de 
la richesse générale, est, aussi bien que le droit, une part 
principale de la législation. | 

Un instant de réflexion nous convaincra qu’il n’en peut 
être autrement, et nous en donnera la raison philoso- 
phique. 

La justice, avons-nous dit, est la fin de l'Etat ; mais l'Etat 
lui-même suppose un principe qui lui donne la vie, une 
existence supérieure à la sienne, la société avec laquelle on 
le confond trop souvent. L'Etat, la puissance civile, est une 
institution sociale, la première et la plus importante si l’on 
veut; mais ce n’est pas la sociélé. Le gouvernement n’est pas 
la nation, comme il est aisé de le voir dans les révolutions 
et les conquêtes; l'Etat s'arrête ou périt, sans que la société 
cesse de marcher ou de vivre, 

Maintenant, quelle a été la cause premiére de la société? 
Quelle raison, quel motif pousse deux hommes, jetés dans 
une ile déserte, à se rapprocher immédiatement? Qu'est-ce 
que Ja sociabilité, sinon cette réciprocité de besoins de toute 
espèce qui lie les hommes? sinon cette eommunication de 


HISTOIRE DES LÉGISLATIONS COMPARÉES. 97 


biens, de secours, cet échange de services auxquels ils sont 
pour ainsi dire naturellement disposés? 

La vie saciale se résume en un mot, l’EcHANGE ; échange 
de lumières, échange de services, échange de secours, 
échange de biens; l’idée de civilisation ne vous représente 
pas autre chose; le commerce est toute la société, dit avec 
raison Destutt de Tracy. 

Plus cette communication est facile, prompte, étendue, 
générale, plus la société atteint son but, plus elle s’affermit 
et se fortifie. Au contraire, que par une cause quelconque, 
une guerre, une révolution, ces communications s'arrêtent, 
se resserrent, deviennent plus difficiles, les hommes s’iso- 
lent, se désunissent et perdent les avantages de l'association. 

Demandez-vous maintenant quel est le rôle de l'Etat. 

Avant tout, évidemment, d'assurer par les lois la sécurité 
des personnes, la protection des choses, l'exécution des 
obligations librement contractées ; toutes conditions non 
pas d’une justice abstraite et sans but, mais conditions de 
l'échange, en d’autres termes, de la production et de la ri- 
chesse générale. Mais est-ce là tout? Et prétendra-t-on que 
l'Etat n’a aucune action sur le développement de la richesse ? 
Dira-t-on qu'il peut ignorer les lois qui président à ce grand 
phénomène ? Dira-t-on que l'État, institué pour l’avantage 
de tous les citoyens, n’a aucun intérêt à connaître cette bran- 
che importante de la science du bonheur national? 

Ce serait ne pas comprendre quel est ici-bas le rôle de la 
richesse. 

Rendez-vous bien compte de ce qu'est la richesse gé- 
nérale. Ce qu’on nomme le capital d’une nation, ce n'est 
pas seulement, tant s’en faut, l’or et l'argent qu’elle possède, 
qui ne sont principalement que des moyens d'échange; c’est 
tout ce qui peut servir à l’homme de matière ou d’instru- 


28 REVUE DE LÉGISLATION. 


ments pour améliorer sa condition, Ainsi, tout ce qui faci- 
lite le travail ou le rend plus productif, tout ce qui perfec- 
tionne l'intelligence ou la main de l’ouvrier, tout ce qui 
rend sa vie plus douce et plus facile, le blé en terre ou en 
grenier, les troupeaux, des machines, des ateliers, une école 
pour l'enfance, un asile pour la vieillesse ou la maladie; que 
sais-je? la nourriture, le vêtement, le logement; en somme, 
tout ce qui peut servir au bien-être général, tout cela constitue 
la richesse d'un pays. 

La richesse ainsi entendue (et elle n’est point autre chose 
quand on ne confond pas l'usage qu’en fait la société avec 


l'abus qu’en peut faire un individu), la richesse ainsi en- 


tendue est l’élément le plus considérable de la civilisation, 
des lumières, de la moralité ; elle représente tout ce que les 
hommes peuvent faire pour le bien-être les uns des autres. 
Sans elle rien n’est possible; elle est le grand moyen de 
réaliser toutes les améliorations non-seulement physiques, 
mais intellectuelles, mais morales. Pour répandre l’instruc- 
tion aussi bien que pour assainir un pays fiévreux, pour 
détruire la débauche aussi bien que l’épidémie; bref, pour 
détruire ce mal qui, lui seul, résume tous les maux et tous 
les vices, la misère, il faut des ressources, des secours, en 
un mot, la richesse. | 

Quelque bonne, quelque sainte que soit une idée, pour 
qu’elle puisse, je ne dis pas agiter stérilement les esprits, 
mais s’incorporer dans les faits, mais transformer la société, 
il leur faut ce point d'appui que demandait Archimède pour 
soulever le monde; et ce point d'appui, sans lequel le levier 
le plus énergique n’est rien, c’est la richesse. | 

Que toutes les déclamations du jour ne vous empêchent 
point de reconnaître ce fait incontestable. La concentration 
des richesses en un petit nombre de mains peut amener de 


. 
Li. 


HISTOIRE DES LÉGISLATIONS. COMPARÉES. 29 


grands maux, l’oppression, la misère d’une part de la so- 
ciété; mais cette concentration est un abus qui n’altère en 
rien, ou qui plutôt confirme la vérité que je défends. C’est la 
preuve la plus évidente de toute la puissance, de toute la 
force du capital. 

Vous voyez que la richesse n’a pas Seulement d'impor: 
tance pour l'individu ; la société tout entière en dépénd 
pour son maintien et son développeinent. Richesse et civili- 
sation sont deux termes qui se tiennent, deux faits qui réa- 
gissent perpétuellement l’un sur l’autre. La richesse n’est 
point sans doute la civilisation, mais il n’y a point de civi- 
lisation sans richesse. 

Maintenant, s’il existe une science qui indique les insti- 
tutions, les usages, les moyens qui conduisent sûrement à 
la production, à la distribution de la richesse, les plus favo- 
rables à la société (notez bien cette limitation), est-il admis- 
sible que le législateur laisse de côté une telle doctrine? N'a: 
t-il pas un intérêt évident à ce que les jouissances que la 
richesse représente soient aussi mulüpliées et aussi géné- 
rales que possible ? 

S'il y a un ordre, des lois naturelles qui président au dé- 
veloppement de la richesse, n'est-ce pas son devoir de les 
maintenir et d’écarter tout obstacle? et, s’il est une science 
qui enseigne à reconnaître ces lois naturelles, est-il possible 
qu’elle ne constitue pas une part, et une part importante, 
de la science de la législation? 

Or, cette science existe, c’est l’économie politique. 

Faites-vous une idée juste de son caractère; rendez-vous 
bien compte qu’elle est, comme le droit, une doctrine s0- 
ciale, c'est-à-dire qui suppose l'existence de l’État et rap- 
porte tout à lui, et vous comprendrez quel rôle lui appartient. 

Remarquez d abord que l’économie politique ne considère 


30 REVUE DE LÉGISLATION. 


point la production de la richesse en elle-même; c’est plus 
ou moins l’objet des sciences naturelles, telles que la chi- 
mie, la physique, la géologie, etc. ; elle la considère du 
point de vue social, dans son rapport avec le bien-être de 
l'humanité. Est-ce aujourd’hui qu’il est besoin de vous dé- 
montrer que ces difficiles problèmes du travail, des salaires, 
de la population, des subsistances, sont des problèmes tout 
politiques qui attendent leur solution, non pas de l’algèbre, 
ou de la technologie, mais d’une science toute particulière, 
et qui, dans l'examen de ce phénomène complexe qu’on 
nomme la production, ne sépare point l’élude de la richesse 
de celle de l’homme pour qui seul, en définitive, la richesse 
est faite? 

Mais, c’est surtout dans la distribution de la richesse que 
perce le véritable caractère de l’économie politique. Car le 
‘législateur a bien plus d’action sur la répartition de la ri- 
chesse que sur sa production, soumise, pour la plus grande 
part, à des lois naturelles, c'est-à-dire nécessaires, fatales. 
Au contraire, dans les règles qui déterminent la distribu- 
tion, les opinions, les besoins de la communauté exercent 
toujours la plus grande influence. Elles diffèrent suivant les 
pays et les siècles, et, la justice mise à part, elles peuvent 
varier à l'infini. 

Songez un instant aux lois de la propriété. Quelle combi- 
naison pouvez-vous imaginer qui n'ait été essayées quelque 
part, depuis la communauté des couvents qui défendait au 
moine de se croire propriétaire du pain même qu’on lui don- 
nait, jusqu’à la féodalité, où chaque terre était un royaume 
et chaque propriétaire un souverain? Et ne voyez-vous pas 
que dans la propriété le fait économique tient une aussi 
grande place que le droit? Que, par conséquent, il faut, 
de toute nécessité, que la législation en tienne compte, 


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HISTOIRE DES LÉGISLATIONS COMPARÉES. 31 


et qu’elle appelle l’économie politique à son secours? 

Du reste, Messieurs, ne vous effrayez point de voir entrer 
dans le cercle de nos études une science qui peut-être est 
nouvelle pour vous. Avant d’avoir pris un nom distinct, 
l’économie politique faisait partie de la jurisprudence, et ce 
n’est que de nos jours, depuis que la guerre a cessé d’être 
la condition habituelle des nations, depuis qu’on a mieux 
vu et mieux compris le rôle que jouent la richesse et l’in- 
dustrie dans le développement des sociétés, que la science 
de la richesse est devenue, en s’agrandissant, une doctrine 
distincte. Mais, de ce qu’elle est digne d’une étude parti- 
culière, il ne s'ensuit pas qu’on puisse isoler cette branche 
de la science sociale du tronc qui la porte et lui donne la 
vie. 
Il est bien remarquable qu’une des meilleures écoles 
d'économie politique, l’école italienne, n'a jamais admis 
cette séparation d’études. Ses meilleurs auteurs sont des 
jurisconsultes, P. Verri, Beccaria, Filangieri, Gioja, Ro- 
magnosi, et l’homme qui, après avoir honoré cette en- 
ceinte, est allé tomber sous le poignard d’un sicaire italien, 
au moment où il essayait d’asseoir la liberté sur des bases 
durables. Ai-je besoin de vous nommer l’illustre et malheu- 
reux Rossi? | 

En se refusant à séparer dans leurs recherches deux 
sciences aussi intimement unies, et dont les principes se re- 
trouvent entremélés presqu’en chaque disposition des lois, 
les Italiens nous ont donné un exemple qui ne doit pas être 
perdu pour nous. 

Peut-il nous être permis d'ignorer ce que, par la force des 
choses, le législateur est forcé de connaître? Et comment 
jugerons-nous les lois, si nous ne pouvons apprécier d’après 
des règles sûres leur utilité aussi bien que leur justice? 


32 REVUE DE LÉGISLATION. 


Comprenez-vous, en effet, une disposition de nos lois 
civiles qui ne réunisse pas l’idée d'utilité et celle de justice, 
qui ne suppose pas chez le législateur des opinions arrêtées . 
sur la production et la distribution de la richesse? 

Qu'est-ce que la loi des successions, qui empêche le droit 
d’aînesse, les majorats, les substitutions? N'est-ce pas à la 
fois une loi politique qui fonde l'égalité civile, et une loi 
économique qui favorise la division et la mobilisation du 
sol? Et toutes les dispositions sur la vente, le fermage, le 
prêt, le taux de l’intérêt, n’ont-elles pas en vue la produc- 
tion tout autant que la justice? 

Nous ne concevons l’homme en société qu'avec la terre 
et la richesse. C’est ainsi que Dieu l’a créé, "st ainsi que 
la loi le prend. Ne séparons donc pas dans nos recherches ce 
que Dieu et la loi ont uni. 

Ainsi, du reste, nous ne rendrons pas nos études plus 
complexes; tout au contraire nous les faciliterons, je dirais 
presque, nous les simplifierons. Et, en eflet, je ne sais si 
l'atihité sociale n’est en définitive que le juste ; si une ana- 
Iyse plus parfaite ne nous montrera pas un jour que ces 
deux idées sont identiques, et que l'intérêt suprême n’est 
et ne peut être que l'ordre général, la justice; mais ce qui 
est indubitable, c'est que les deux sciences marchent de 
front, se contrôlent l’une par l’autre, et se prêtent un mu- 
tuel secours. 

La liberté, la propriété, cette double base de la société, 
sont deux faits naturels qui dominent l’économie politique 
tout autant que le droit. 

Quand je dis par exemple que l’homme, né libre et égal à 
tous les hommes, a le droit incontestable d’user librement 
de ses facultés et de ses forces, de choisir l’occupation qui 
lui convient, de faire de ses talents et du fruit de ses écono- 


HISTOIRE DES LÉGISLATIONS COMPARÉES. 33 


mies l’emploi qu'il vent, d'offrir son travail à qui peut le 
payer, d'acheter, de vendre, de s’obliger, est-ce du citoyen 
ou du producteur que je parle? Est-ce de droit ou d’inté- 
rêt général qu'il s’agit? Ou plutôt n'est-ce pas de tous deux 
à Ja fois? 

N'est-il pas certain que plus le travail sera libre, et. plus 
la justice sera satisfaite? N’est-il pas aussi certain que plus 
le travail sera libre, et plus il sera profitable? L'Amérique 
ne nous apprend-elle pas, par sa triste expérience, quel 
prix coûte l'esclavage? Ainsi, l'intérêt général est toujours 
inséparable de l'observation de la justice. Les lois de la 
justice sont les lois de la production, et l'intérêt vient au 
secours de la ve”tu. 

L'histoire nous donne des preuves éclatantes de cette 
union intime de l’économie politique et du droit. Il n’est 
pas une vérité conquise dans le domaine -du droit qui n’ait 
son équivalent dans le domaine de l’économie politique et 
réciproquement. Point de révolution politique qui n'ait 
pour cause ou pour effet un changement dans la con- 
dition économique de la société; point de révolution écono- 
mique qui, en déplaçant ou en généralisant la richesse, n’al- 
tère les conditions sociales, et par conséquent n’amène des 
changements radicaux non-seulement dans les lois politi- 
ques, mais dans les lois civiles. Je n’en veux d’autre exem- 
ple que notre Code civil, en qui sont venues se résumer les 
deux grandes conquêtes de la révolution, l'égalité civile 
et la liberté du travail. 

On a, dans ces derniers temps, trop oublié la liaison intime 
du droit et de l’économie politique; et c’est la raison de mé- 
| prises fâcheuses dans la science et la législation. 

Si, par exemple, les économistes anglais n'avaient pas 


abandonné la voie expérimentale ouverte par les physio- 
NOUV. SÉR, T. XIV. 3 


34 REVUE DE LÉGISLATION. 


crates et suivie par Adam Smith; s’ils n’avaient pas rêvé une 
économie politique rationnelle, idéale, une science pure de 
la richesse, dans laquelle la théorie de la population figure 
comme un hors-d'œuvre, une doctrine faite non pour 
l’homme tel que nous le connaissons, mais faite comme 
autrefois le droit naturel pour un être de raison, une abs- 
traction qu’on appelle l’homme et que chacun dispose à 
son gré; s'ils étaient restés dans le domaine des faits, s'ils 
n'avaient point voulu faire d’une science concrète, et qui en 
dernière analyse a l’homme seul pour objet, une pure spé- 
culation, une algèbre de la richesse, ils auraient évité ces 
reproches d’indifférence et de dureté qui ont compromis la 
popularité de l’économie politique. Reproches exagérés 
du reste, même quand on les adresse aux systèmes de Mal- 
thus ou de Ricardo, et complétement faux quand on atteint 
ces nobles esprits, qui ont pu se tromper, mais qui assuré- 
ment ont été guidés dans leurs recherches par un sincère 
amour de l'humanité et du vrai. 

Mais la part faite à l'injustice, il faut reconnaître ce qu'il 
y a de fondé dans ces reproches. Il est certain qu’à rester 
plus près des faits, c’est-à-dire de la nature humaine en ac- 
tion, à mieux tenir compte des droits de l’homme et à com- 
prendre combien le droit domine l’économie politique, et 
combien il en est inséparable, on eût évité plus d’une erreur. 

Otez à l’économie politique lattention constante, le res- 
pect de la liberté, j'allais presque dire de la personnalité 
humaine (c’est au fond la même chose); qu’elle oublie un 
seul instant qu'elle est une doctrine humaine, et non pas 
une science de raisonnement; qu’elle oublie que l'homme 


est supérieur à la richesse et que le droit interdit absolu— 


ment de faire servir la santé ou la vie d’un seul individu au 
bien-être d’un million d’autres, et à l'instant l’économie po- 


+ 


a _—— PP PER og pe 


LT 4 


HISTOIRE DES LÉGISLATIONS COMPARÉES. 35 


Jitique n’est plus qu’une science trompeuse et qui ment à 
son nom. 

La justice, ne l’oubliez pas, est le principe dominant, le 
point fixe qui empêche la science de l’utile de s’égarer ; 
comme dans la vie privée elle est l’ancre de salut pour tout 
homme que la cupidité emporte et pousse à l’abime. 

Du reste, il est juste de le reconnaître, l’école française 
n’est jamais tombée dans les excès de l'école anglaise; elle 
est restée fidèle à l’impulsion qu’elle avait reçue des phy- 
siocrates, et il y a déjà trente ans que Sismondi, qui 
nous appartient, a démontré que la richesse et la population 
ne sont pas d’une manière absolue le signe de la prospérité 
des États, mais seulement dans leurs rapports l’une avec 
l’autre; en d’autres termes, que la richesse est un bien lors- 
qu’elle répand l’aisance dans toutes les classes, la population 
un avantage lorsque chaque homme est sûr de trouver par 
le travail une honnête existence. 

Ce n’est pas seulement la science , mais le pays qui ga- 
gnerait singulièrement à ce que l'Etat ne perdit jamais de 
vue le droit quand il prend des mesures qui, en appa- 
rence, sont purement économiques. 

À entendre la science du droit proclamer aujourd'hui 
comme autant d’axiomes que la liberté, que la propriété sont 
sacrées, sont inattaquables , à voir en ce moment toute la 
société occupée par un effort suprême à résister à ces doc 
trines destructives qui l’envahissent comme un poison, on 
est tenté de croire que l’Etat n’a rien de plus à cœur que 
de respecter ces droits supérieurs : il n’en est rien cepen- 
dant, et ce principe qui domine les lois civiles, nos lois fis- 
cales n’en tiennent que peu de compte, cherchant la pros- 
périté de l'Etat hors de ces conditions d'ordre et de jus- 
_tice sans lesquelles elle ne peut exister. 


36 REVUR DE LÉGISLATION. 


Je prends pour exemple la question des douanes, des 
tarifs, des prohibitions. 

Ne voyons-nous pas tous les jours le gouvernement agir 
comme si le travail était encore un droit domanial et royal, 
tomme si produire , échanger, cultiver, étaient de simples 
facultés qu'il peut régler à son gré, et non pas des droits 
respectables, l'exercice même de cette liberté individuelle 
pour laquelle l'Etat professe publiquement un respect si 
profond? 

Cependant, dans de telles questions, il ne suffit pas de 
constater que telle prohibition favorisera telle industrie plus 
avantageuse au pays que telle autre; que, par exemple, il 
semble qu'il y ait avantage à sacrifier la sucrerie indigène à 
notre commerce colonial. On ne peut séparer ainsi le 
juste de l’utile; il faut prouver encore que l’Etat peut jus- 
tement attenter, non-seulement au bien-être du consomma- 
teur, mais encore à la liberté du producteur, et cela pour 
enrichir des privilégiés. 

Empécher l’agriculture d'échanger ses grains contre des 
fers ou des charbons étrangers pour qu’une classe de produc- 
teurs retire un prix plus élevé de sa fabrication, ce n’est pas 
là seulement une question d'économie politique, c'est encore 
une question de droit, et la justice a son rôle à jouer dans la 
solution d’un tel problème. 

Ne voulez-vous tenir aucun compte du droit, ne voulez- 
vous envisager que ce que vous croyez l’utilité présente, le 
protectionisme vous mènera dans le voisinage du commu 
nisme , comme l’a prouvé un esprit ingénieux, M. Bastiat ; 
car si l'utilité seule, et non pas la justice, décide du mo- 
nopole ou de la liberté, qui peut empêcher l'État, seul ap- 
préciateur de cette utilité, de régler, d'organiser le travail 
national tout entier, comme il en règle, comme il en orga- 


HISTOIRE DES LÉGISLATIONS COMPARÉES. 37 


aise certaines branches? Otez la limite du droit, et, théori- 
quement au moins, rien ne peut vous retenir sur la pente 
fatale où vous êtes placé, sinon ce bon sens, plus commun 
en France qu'ailleurs, et qui, grâce au Ciel, nous tire sou- 
vent d'affaire aux dépens de la logique. 

Au contraire, respectez avant tout la jusiice, et vous 
avez un point d'appui naturel qui vous met à l’abri des écarts 
de l'erreur et de l’opinion , ou tout au moins qui réduit vos 
essais à la moindre chance d’insuccès et de mécompte. 

Pour résumer en deux mots cette longue discussion : 

Le droit et l’économie politique sont inséparables, parce 
que le juste et l’utile sont le fondement même de la législa- 
tion, la trame de la vie sociale. Les séparer est folie ; c’est 
mutiler Ja science politique, qui n'est complèle que par 
leur réunion. 

Reste maintenant à étudier de plus près chacune de ces 
deux branches. Ce sera l’objet de nos prochaines leçons. 


Enouarb LABOULAYS. 


38 REVUE DE LÉGISLATION. 


ÉTUDES SUR LE DROIT PÉNAL, 


LECONS FAITES A L'ATHÉNÉE DE MADRID, 


PAR M. JOACHIM-FRANÇOIS PACHECO !. 


DU DUEL. 


L'enseignement du droit criminel, si négligé en France par 
le passé , Se fait, en Espagne, avec un succès qui atteste à la fois 
que l’importance de cette partie de la science y est justement 
appréciée , et que les études juridiques y sont en progrès. Non- 
seulement le droit criminel occupe la place qui lui convient dans 
le vaste programme des études qui se font dans les Facultés de 
droit *, mais il est encore l’objet d’un haut enseignement dans 


9 

: Estudios de Derecho penal. Lecciones pronunciadas en el Atenéo de Ma- 
drid en 1839 y 1840, por Joaquin-Francisco Pacmeco. Madrid, Boix, editor, 
calle de Carretas, n° 8; 2 vol. in-8°, 1842. 

3 Un décret royal du 8 juillet 1846, qui atteste la sollicitude du gouver- 
nement pour le progrès de l'enseignement , en consacrant un vaste plan 
d’études, contient sur les Facultés de droit les dispositions suivantes : 
CHAPITRE III. — De la Faculté de jurisprudence (Facullad de jusisprudencia). 

ART. 11. Pour être admis à étudier en jurisprudence, il est nécessaire 
1° d’être pourvu du grade de bachelier en philosophie; ® d’avoir étudié, 
pendant un an au moins, dans une Faculté de philosophie, et d’y avoir 
subi des épreuves sur les matières suivantes : Littérature latine. — Litté- 
rature espagnole. — La philosophie et son histoire. 

ART. 12. L'étude de la jurisprudence comprendra les matières suivan- 
tes, qui seront distribuées dans sept années académiques : Prolégomènes du 
droit. — Droit romain. — Histoire et éléments du droit civil, commercial 
et criminel de l'Espagne.—Codes espagnols.—Histoire et éléments du droit 
canonique universel et du droit canonique particulier de l'Espagne. —His- 
toire et discipline générale de l'Eglise, et en particulier de l'Eglise d’Es- 
pagne. — Economie politique. — Droit public et droit administratif espa- 


DU DUEL EN ESPAGNE, 39 


les autres établissements scientifiques. Parmi les publications 
assez nombreuses qui ont paru depuis quelques années en 
Espagne, et qui attestent que ce pays reste moins en arrière 
du mouvement scientifique de l’Europe que par le passé, 
on doit surtout remarquer les Leçons de droit pénal, faites 
à l'Athénée de Madrid en 4839 et 4840 , par M. Pacurco, l’un 
des publicistes les plus instruits de notre époque. Les juristes 
de tous les pays ne peuvent que savoir gré à l’auteur d'avoir 
enrichi la science d'un excellent livre de plus en livrant à l’im- 
pression les leçons qu'il avait faites devant un auditoire nom- 
breux, et dans lesquelles il avait exposé et apprécié avec beau 
coup de sagacité les théories modernes du droit pénal. Nous 
croyons être agréable aux lecteurs de cette Revue, en leur don- 
nant une traduction de celles des leçons dans lesquelles M. Pa- 
checo a traité les sujets qui peuvent offrir en ce moment le plus 
d'intérêt. Nous commencerons par la leçon que le savant profes- 
seur a consacrée au duel. Ce sujet offrait un intérêt tout spécial 
pour l'Espagne , cette terre classique du point d’honneur et des 
combats singuliers. Aussi l’auteur l’a traité avec beaucoup de 
développements. Il ne s’est pas contenté d'entrer dans des détails 
historiques et de soumettre à un examen critique la législation 
de son pays, il a aussi éxaminé la dernière jurisprudence 
des tribunaux français sur le duel , et il a émis sur cette ju- 
risprudence des idées qui peuvent avoir pour nous de l'utilité. 
Je vais tâcher de rendre avec exactitude ses pensées dans notre 
langue. Le style de M. Pacheco est à la fois vif, élégant et facile. 


gnol. — Théorie de la procédure. — Pratique forense. — Eloquenée du 
barreau. | 

Anr. 13. Celui qui justifiera des sept années d’études susdites pourra 
ptendre le titre de Licentié en jurisprudence, après avoir préalablement et 
régulièrement obtenu le grade de bachelier en la même Faculté, conformé- 
ment aux dispositions des règlements. Au moyen de ce titre, il sera auto- 
risé À exercer la profession d'avocat dans tous les Etats de la monarchie. 
V. el Detecho modernd, Revista de jurisprudentin y adménistracion, tom. vx, 
P. 83; Madrid, 1947. 


40 REVUE DE LÉGISLATION. 


Je crainsde ne pas reproduire, sous ce rapport, son œuvre comme 
je le désirerais. La langue dont il se sert est d’ailleurs beaucoup 
plus riche que la nôtre, et n'a pas des formes aussi rigoureuses. 
J'accompagnerai ce travail de quelques notes. Prochainement, 
je pourrai encore publier la traduction d’une autre leçon très- 
intéressante sur les délits politiques. Je dois ajouter que l’Espa- 
gne , grâce aux savants travaux de ses légistes, vient d’être dotée 
d’un Code pénal remarquable qui était depuis longtemps at- 
tendu. Je donnerai, dans une note, la traduction des dispositions 
de ce Code relatives au duel, qui y est l'objet d'un ensemble de 
règles spéciales. 


NEUVIÈME LEÇON. 
Du duel : son origine, son histoire, son examen sous le rapport des principes . 
MESSIEURS, 


Nous vous avons annoncé à la fin de la dernière séance 
que cette leçon serait spécialement consacrée au duel. En 
abordant ce sujet, nous devons prévoir une objection qu’on 
pourrait nous faire, et nous empresser de répondre à un re- 


proche qu’elle semblerait contenir. Nous n'avons parlé, 


jusqu'à présent, que des délits privés; eux seuls ont fait 
l'objet de nos investigations et des recherches à l’aide des- 
quelles nous avons pu déterminer la nature qui leur est 
propre. Quant aux délits publics, nous n’en avons dit que 
quelques mots lorsque nous les avons classés dans l’une de 
nos divisions, et nous n'avons pas encore tracé les carac- 
tères qui leur sont spéciaux. Maintenant, lorsque nous an- 
nonçons que nous allons nous occuper du duel, ne peut-on 
pas nous demander si ce délit est un délit public ou un dé- 
lit privé? S’il présente les caractères d’un délit public, il 
semblerait naturel de ne nous en occuper que lorsque nous 
aurions atteint celle de nos divisions qui dévrait l’em- 


DU DUEL EN ESPAGNE. ‘ 41 


brasser. Ce que nous pourrions en ce moment-ci en dire 
semblerait prématuré et serait peut-être même difficile à 
saisir. | | 

En répondant à cette objection, je dois, messieurs, com- 
mencer par reconnaitre que le duel considéré en lui-même, 
dans ses causes, dans ses conséquences, dans les faits qui 
le constituent, se range évidemment dans la classe des dé- 
lits publics. Il est bien vrai qu’il se rattache, de nos jours 
du moins, le plus souvent à une injure qui n'offre qu’un dé- 
lit privé, qu'un attentat à la considération; il est encore 
bien vrai qu’il amène des coups et des blessures qui ne con- 
stituent que des délits privés, des attentats contre les per- 
sonnes : cependant, en considérant en lui-même le duel, 
en envisageant la provocation qui le précède, l'accegtation 
de celui qui est provoqué, l'emploi du combat comme moyen 
de venger une injure, de vider un différend, on lui trouve 
les caractères d’un délit public, car il offre une véritable 
usurpation sur l'autorité publique, un abandon de la déci- 
sion d’une question aux chances du hasard, une rébellion 
envers les pouvoirs sociaux résultant de la substitution de- 
la guerre à l’action de la justice. Un pareil acte ne peut évi- 
demment constituer qu’un délit public. Considéré, en effet, 
en lui-même et en faisant abstraction de ses causes et de ses 
suites, le duel n’attente pas à des droits privés, il n’atteint 
les personnes ni dans leurs biens, ni dans leur réputation, 
il offre un acte de part et d’autre volontaire; mais il ren- 
verse l’ordre dans l'Etat, il détruit les rapports établis en- 
tre les sujets, il méconnaît les pouvoirs dont la société est 
investie, il manifeste hautement le mépris de ces pouvoirs 
et la volonté de ne pas se soumettre à leur empire, Il est 
dès lors certain qu’il constitue un délit publie, yn délit 
du nombre de ceux que nous avons classés dans cette se- 


42 REVUE DE LÉGISLATION. 


conde catégorie de notre première division, sur laquelle 
nous n'avohs, jusqu’à présent, dit que peu de mots. 

N'oublions pas cependant ce que nous disions, il n’y a 
qu'un instant, sur les faits auxquels se rattache le duel et 
sur ceux qui en sont les suites. À notre époque, tout com- 
bat singulier est amené par une injure plus ou moins di- 
recte, plus ou moins constante, et conduit à un dommage 
personnel éminemment privé. Ainsi ce crime public se rat- 
tache par les causes qui l’engendrent et par ses suites, à des 
intérêts privés, et se range, il faut le reconnaître, parmi les 
actes qu’il est presque impossible de classer dans une di- 
vision bien caractérisée. Les causes premières et les faits 
particuliers ne doivent pas être séparés, dans une apprécia- 
tion générale de l’ensemble dont la rigueur des principes 
peut les détacher. On doit donc confondre avec le combat 
singulier et les faits qui le précèdent, et ceux qui le sui- 
vent, pour en faire un délit qui constitue une catégorie spé- 
ciale dans laquelle nous tenterions en vain de placer des 
délits d’une autre nature. 

Ces considérations m’autorisent d'autant plus à m’occu- 
per en ce moment de ce délit public, que tout ce que j'au- 
rai à en dire se rattachera aux idées que j'ai exposées dans 
les leçons précédentes. Il m'a paru qu’il pouvait y avoir à 
la fois avantage et intérêt à ne pas retarder plus longtemps 
l'examen de cette matière, et c'est ce qui m'’a déterminé à 
lui consacrer cette leçon. 

En abordant donc immédiatement ce sujet, je vous dirai, 
messieurs, que le duel offre un fait et un délit qui ne date 
pas de nos jours, mais qui ne remonte pas à l'antiquité pour 
se perdre dans la nuit des temps. Les nations dont nous 
étudions l'histoire, les lois et là philosophie pour remon- 
ter aux sources de la civilisation, ne connurent tien de 


DU DUEL EN ESPAGNE. 43 


semblable et ne nous offrent aucune trace d’une pareille 
coutume. Nous ne voyons pas que les Grecs et les Romains 
aient eu recours au combat singulier pour vider leurs que- 
relles et pour laver leur honneur des taches qu'il pouvait 
avoir reçues. Le combat des Horaces et des Curiaces n'a, 
assurément, rien de commun avec les rencontres de nos 
temps modernes. Thémistocle, menacé et insulté par Eu- 
ribiade, ne l’appelle pas sur le terrain pour venger l'affront 
qu’il reçoit, il se contente delui dire : «Frappe, mais écoute.» 
Les idées des Grecs et des Romains n’avaient rien de com- 
mun avec celles de nos temps modernes sur le point d'hon- 
neur, et la législation des derniers de ces peuples, en ma- 
tière d’injures, confirme cette opinion que rien ne vient 
d’ailleurs infirmer. 

Il est cependant vrai qu’il est question, dans un historien 
de ces temps anciens, d’un fait qui offre les caractères du 
duel; mais ce fait, étranger aux Romains, se passe chez un 
peuple considéré alors comme barbare. Tite-Live en parle 
comme d’une coutume de certaines tribus espagnoles, et ce 
qu’il dit à cet égard, qui a souvent été répété, nous offre la 
première trace d’un usage qui devait plus tard s’étendre et 
dominer. Il est même à remarquer qu'il ne s’agit pas de 
venger une injure, mais bien de vider une question liu- 
gieuse sur laquelle les parties n’ont pas pu s’accorder. C'est 
ainsi que devait, en effet, se produire le duel à son origine 
et dans sa première simplicité. Lorsque les pouvoirs sociaux 
commençaient seulement de s'organiser el élaient encore 
faibles, on voyait la force se substituer au droit, les hommes 
étaient naturellement portés à se faire justice eux-mêmes 
au lieu de s'adresser à l’autorité pour l'obtenir. Il est dès 
lors naturel que les traces de ces mœurs primitives aient 
rejailli avec une certaine rudesse sur les sociétés mieux or- 


44 REVEE DB LÉGISLATION: 


ganisées, mais encore peu et inégalement avancées en civi- 
lisation. Aussi, la relation de Tite-Live est non-seulement 
vraisemblable, mais fait même présumer que la coutume 
qu’il rapporte n’était pas particulière aux Celtibères et aux 
peuples qui avoisinaient Carthagène : elle devait assurément 
s'étendre des denx côtés des Pyrénées, et e’est à elle que 
vient se rattacher l’origine du duel tel qu'il sé produisit 
dans les temps postérieurs. 

Nous le voyons, en effet, apparaître et s'organiser avec 
le moyen âge à travers cette multitude d'événements qui 
agitaient alors l'Europe. Après l'invasion de l’empire ro 
main, lorsque les populations se furent définitivement fixées 
sur les terres qui avaient formé les plus opulentes de ses 
provinces, on vit se produire la plus profonde des révolu- 
tions que jamais les peuples aient subies. Je n’ai pas ici 
l'intention d'aborder un sujet que le temps ne me permet- 
trait pas d'approfondir et qui n'entre pas dans le cadre de 
mes leçons; qu’il me suffise de dire que toutes les idées de 
justice et toutes les institutions sociales subirent un im-— 
miens bouleversement si elles ne furent pas complétement 
anéahties: La civilisation romaine, qui ressemblait sur tant 
de points à celle au sein de laquelle nous vivons ; qui offrait, 
dans sa perfection et dans ses défauts, les fruits du progrès 
de tant de siècles, fut refoulée, renversée et brisée avec tout 
ce qüi s’y rdttachait, et fut remplacée par les mœurs in- 
cultes qu’apportaient les hommes du Nord et qu'ils impri- 
maient sur l'Europe, comme le cachet de leur puissance. À 
la profonde civilisation des Romains succéda la plus com- 
plèté rudesse. A l'esprit de soumission qui avait pénétré 
dans les mœurs ét à une résignation presque incroyable 
suctéda ui sentiment d'indépendance, d’audate et de li- 
berté, qui reporta la société à une extrémité opposée, La 


DU DUEL EN ESPAGNE. 45 


notion du droit s’altéra dès que celle de l’autorité fut ren- 
versée, et l'empire de la force se substilua à celui de la jus- 
tice. Le monde, d’ailleurs fatigué, saturé d’avilissements, 
las, jusqu’à n'en pouvoir plus, d'obéir à des êtres dégra- 
dés, se révolta contre les lois et, au sein de ce désordre, 
aurait renversé, s’il l’eût pu, jusqu'aux idées les plus élé- 
mentaires d'ordre et de dépendance. 

Au milieu de cet immense cataclysme que l'esprit a peine 
à embrasser, apparaissalent deux germes d'espérance qui de- 
vaient assurer l'avenir des sociétés futures. L’un de ces ger- 
mes se rencontrait dans ce même esprit d'indépendance, 
dans cette rudesse de caractère et de sentiments, qui deve- 
naient le gage d'une heureuse rénovation de la virilité hu- 
maine, et qui ne pouvaient être qu'accidentels et transit- 
toires au sein d’une société que quelques débris del’ancienne 
civilisation protégeaient contre une perpétuelle barbarie. 
L'autre principe qui germait encore au sein de eette con- 
fusion des peuples, c'était le christianisme que les barbares 
avaient admis, qui devait féconder par son esprit les nou- 
velles sociétés, et les élever par ses tendances. La société 
antique avait bien admis le christianisme, mais elle n’avait 
jamais fait de la nouvelle loi la base unique de sa morale et 
de ses institutions. Rattachée par son origine aux idées 
paiennes, elle ne les avait jamais entièrement délaissées, 
et elle en conservait toujours l'empreinte. L’action de la re- 
ligion chrétienne ne pouvait qu'être plus vive et plus pro 
fonde sur ces peuples vierges, qui ne lui opposaient que l'i- 
gnorance et non l’erreur, que la rudesse des mœurs et non 
de faux systèmes philosophiques. Pour que le christianisme 
pût accomplir ses destinées dans ce monde, il lui fallait un 
instrument flexible qu'il pût complétement diriger et plier 
à ses desseins; cet imstrument, 1l le trouvait dans les barba« 


46 REVUE DE LÉGISLATION. 


res, lorsque les populations romaines ne pouvaient se diri- 
ger vers ses fins sans en être ébranlées et sans périr. 

Mais cette œuvre providentielle ne devait que lentement 
s’accomplir ; elle demeurait soumise à toutes ces vicissitudes 
qui sont le partage de la nature humaine. Se produisant à 
travers des désordres, des déviations, elle devait progresser 
vers sa fin, comme l'humanité elle-même, par des voies 
tortueuses, en s’égarant quelquefois et en se détournant 
souvent de son but. Une marche différente n’eût pu être 
que miraculeuse, et n’eût pas été le résultat des causes na- 
turelles. 

Eh bien ! messieurs, cet esprit d'indépendance, ce dédain 
de toute autorité, ce défaut de lois qui venaient s’unir à 
l'esprit religieux, grossièrement religieux de ces temps, tout 
cet ensemble d'idées et de positions diverses, dont l'influence 
fut si profonde sur les institutions et sur les mœurs, créa la 
noblesse moderne, donna le jour à la chevalerie, servit de 
base à la féodalité, et enfanta le duel, plante âpre et véné- 
neuse, qui s’éleva au milieu de tant d’autres à la fois belles 
et utiles. Le duel fut une triste et fatale exubérance de plu- 
sieurs principes à la fois généreux et sociaux, qui vint at- 
tester cette loi de notre destinée, en vertu de laquelle le 
bien sont rarement seul des éléments les plus purs, lorsqu'ils 
ne sont pas entourés de tout ce qui doit les compléter. L’in- 
dépendance, en remplissant l’âme de chaque individu de 
fierté, l’empéêchait, lorsqu'il était offensé, de porter ses 
plaintes au chef de la nation ou à ses officiers. Le défaut de 
lois, ou l’absence absolue de leur action, maintenaient ces 
dispositions, tandis que la grossièreté des croyances reli- 
gieuses faisait croire à l’intervention de la Divinité pour la 
décision de chaque procès, de chaque question litigieuse. 
C’est alors qu’apparurent les épreuves par l’eau bouillante, 


DU DUEL EN ESPAGNE. 47 


par le feu, par les animaux. Les mêmes idées, les mêmes dis- 
positions des esprits produisirent le duel. Tout personnage 
noble ne devait relever que de Dieu et de son épée; soit qu’il 
s’agit de vengerune injure, soit qu’il s’agît de revendiquer un 
droit, la voie du combat se trouvait la mieux appropriée à 
ses idées, à son naturel farouche; elle lui offrait le moyen 
qui devait paraître le plus sûr et le plus honorable à son 
arrogante présomption. 

Ces idées pénétrèrent insensiblement dans la société jus- 
qu’à ce qu'elles l’eurent si complétement envahie, qu’elles 
parurent la diriger et la dominer. Alors la société dut leur 
imposer des règles, car elle doit coordonner et réglementer 
tout ce qui exerce sur elle son action. Le duel reçut donc 
cette sanction qui émane des mœurs, et qui légitime une in- 
stitution pour ces esprits sceptiques, incapables de s’élever 
jusqu’à la notion de la vérité et de la justice absolues, et qui 
n'ont de contact avec elles que par les moyens qu'on leur 
fournit. 

Les législateurs durent céder à ce torrent des idées, car 
il leur eût été impossible de le dominer. L'Eglise, l'Etat se 
virent contraints de tolérer le duel et d’y avoir eux-mê- 
mes recours comme à un procédé légal. On les vit en ac- 
cepter les résultats pour la solution des questions particu- 
lières qui les intéressaient. L'Eglise et l'Etat agirent en 
cela avec prudence, car, sans partager entièrement l’api= 
nion générale sur le duel, ils ne pouvaient s'empêcher d'en 
tenir compte au moins dans la mesure de la pression 
qu’exerçait l'esprit du temps. On ne refoule pas les idées 
par la seule contradiction. On ne saurait anéantir tout d’un 
coup ce qu’elles ont engendré et ce qu’elles maintiennent ; 
on peut seulement lui donner une direction. Toute idée qui 
domine généralement porte en elle-même sa raison d’être ; 


48 REVUE DE LÉGISLATION. 


on doit l’accepter même lorsqu'on ne lui accorde pas son 
approbation. Au reste, l'Eglise et l'Etat ne manquèrent pas 
d'attaquer le duel toutes les fois qu’ils purent le faire avec 
quelque fruit. 

En nous renfermant dans les faits qu’offrent les annales 
de notre pays, et en nous reportant aux dispositions de nos 
codes, nous constatons ce que nous venons d'avancer. Le 
duel y apparaît à la fois comme mode de preuve à défaut 
d'autre mode légal, ou par préférence à tout autre, et comme 
un moyen adopté par les gentilshommes insultés ou enne- 
mis pour vider leurs différends et pour procurer satisfaction 
à leurs plaintes. Dans le premier cas, il se rapprochait des 
divers modes de preuve dont nous avons parlé, et il offrait 
une espèce particulière de jugement de Dieu ; dans le se- 
cond cas, les formalités auxquelles on le soumettait régu- 
larisaient l’exercice du droit de guerre, de ce terrible droit, 
qui s'était substitué à l’action de la justice sociale, au sein 
de ces populations peu disciplinées et peu unies. Les lois et 
les coutumes avaient établi des règles et des formules pour 
chacun de ces cas. Le Code de las Partidas, œuvre très-avan- 
cée pour l’époque à laquelle il fut rédigé, se fait particuliè- 
rement remarquer par le soin minutieux avec lequel il trace, 
sur ce point, des règles détaillées. Tout y est l’objet des 
prévisions du législateur par rapport au défi en cas d’injure 
(los Retos), et au combat en champ clos (las Lides). On y 
trouve décrites les formalités que doivent observer celui qui 
provoque le duel et celui qui est provoqué, pour en venir 
au combat en présence du roi et de la cour. On y réglemente 
tout ce qui doit être fait depuis le commencement de l'affaire 
jusqu'à son issue; la manière d'établir le champ clos, la 
nature des armes, le partage du terrain, l'exécution du com- 


DU DUEL EN ESPAGNE. 49 


bat, le jugement et ses suites *. Il devait en être ainsi dès 
que le duel était admis par la loi, et dès qu’on lui confiait 
de grands intérêts, de hautes renommées. 


1 Le Code de LAS SIETE PARTIDAS fut, comme on le sait, publié sous le 
règne d’Alphonse X dit le Sage ou le Savant, prince sur lequel les histo- 
riens ont porté des jugements très-divers, mais auquel on ne saurait con- 
tester un grand amour pour les sciences et les lettres. La rédaction de ce 
Code fut terminée en 1263 ou en 1365. Il est divisé, à l’imitation du Digeste 
de Justinien, en sept parties, qui sont elles-mêmes sous-divisées en un cer- 
tain nombre de titres et de lois. On l’appela d’abord le livre des lois {ei libro 
de las leyes); plus tard, on le cita sous la dénomination de las Partidas, qui 
lui est demeurée. Les tit. 112 et 1v de la septième partie contiennent les 
règles relatives aux défis qui devaient se vider en champ clos (los retos), et 
aux combats judiciaires (las lides), dont parle M. Pacheco. Voici la rubrique 
et le texte de la loi see du titre 1Y : QUÉ COSA ES LID, POR QUÉ MOTIVO SE 
INVENTO, À QUIËN TRAE UTILIDAD, Y CUANTAS CLASES HAY DE ELLA. Ma- 
nera de prueba es, segun costumbre de Espana, la lid que manda facer el rey 
por razon del riepto que es fecho ante él, aviéndose amas las partes à lidar, 
pues de otro modo el rey no la mandaria hacer. La razon por que se invento 
la lid, es por que los fijos-dalgo de España dijeron que les era mejor defender 
su derecho y lealiad con armas, que esponerlo a las pesquisas 6 testigos fal- 
sos. Resulta ulilidad de ella, porque muchas veces no se hacen algunas cosas, : 
temiéndose los peligros que sobrevienen de la lid. Hay dos classes : una de la 
que hacen los hijos-dalgo lidiando à caballu entre si, y la otra la que hacen à 
pie los de las villas y aldeas, segun el fuero antiguo. « CE QUE C’EST QUE LE - 
& COMBAT JUDICIAIRE, POURQUOI ON L’INVENTA, QUELLE EN EST L'UTILITÉ, 
& ET COMBIEN D'ESPÈCES IL Y EN A. Suivant la coutume de l'Espagne, le : 
« combat judiciaire en champ clos est un mode de preuve que le roi or-. 
« donne, sur la requête qui lui est présentée, et que les parties préfèrent ' 
« à toutes les autres mesures qu'il pourrait prescrire. La raison pour la- 
« quelle on inventa le combat en champ clos, c'est que les gentilshommes. 
« espagnols (hïjos-dalgo) trouvèrent qu'il leur était préférable de défendre : 
« leurs droits et leur honneur par les armes, que de les commettre à des 
« enquêtes et à de faux témoignages. Il y a en cela utilité, car il arrive 
« souvent qu’on s'abstient de beaucoup de choses pour ne pas s’exposer aux: 
« dangers d’un duel. Il y a deux espèces de combats judiciaires : celui des 
« gentilshommes qui combattent entre eux à cheval, et celui des villages et 
« des hameaux, qui a lieu à pied, suivant les anciens statuts. » 

La version la plus estimée de las Partidas est celle qui fut imprimée ÿ 

NOUVY. SÉR. T. XIV. à 


50 REVUE DE LÉGISLATION. 


Je pourrais, si je le voulais, vous rappeler des exemples 
qui prouveraient que, dans l'Aragon et dans la Castille, 
d'importantes contestations furent vidées par le combat ju- 
diciaire. Nous verrions qu’il fut, dans certains cas, em- 
ployé comme mode de preuve, et que, dans d’autres, on y 
eut recours pour venger des injures, pour laver les taches 
qui atteignaient un personnage ou une population. Qu'il me 
suffise, messieurs, de vous rappeler les célèbres duels du 
Cid avec le comte de Gormaz qui avait porté la main sur son 
père, et, plus tard, avec les infants de Carion, qui avaient 
outragé ses filles. Je puis encore vous citer le duel qui eut 
lieu sous les murs de Zamora, à la suite de l’accusation in- 
tentée par les habitants de cette cité à raison du crime de 


Salamanque, en 1555. On peut voir, pour des détails historiques et critiques 
sur ce Code, MARINA, ensayo historico-critico sobre ka legislacion, \ 322.— 
SEMPERE, Historia del derecho español, lib. 144, cap. 111. — Nous avons re- 
marqué, en parcourant las Partidas, une loi qui peut offrir de l'intérêt pour 
la solution d’une question qui est dans le domaine de l'histoire des scien- 
ces naturelles et de l’art nautique. L'invention de la boussole, d'après l'opi- 
nion la plus répandue, date de l’année 1309, et est attribuée à Flavio Giota, 
navigateur d’Amalphi. Cependant on rencontre dans la loi 38 du titre 1x de 
la deuxième partie du Code de las Partidas, dont la rédaction n'est pas pos- 
térieure à l’année 1365, une comparaison qui semble attester que l'usage 
de ja boussole était bien connu en Espagne sous le règne d’Alphonse X. Voici 
la teneur de cette loi : « QUE COSAS DIJERON LOS ANTIGUOS SE ASEMEJABAN 
A LA CORTE DEL REY. Dijeron los sabios que se asemejaba el mar por us 
grandeza y espacio; tiene algunos otros puntos de semejanza con el mar, 
entre ellos que asi como se gquian los marineros por lt AGUIA DE MAREAR 
y las estrellas, asi tambien los que aconsejan al rey deben guiarse por la jus- 
ticia que es medianera entre Dios y el mundo. « Les sages ont dit que la 
« cour du roi ressemblait, par sa grandeur et son étendue, à la mer. 
« Elle a avec la mer d’autres points de ressemblance, et, entre autres, ce- 
« lui-ei : de même que les marins se guident par l’aiguille de mer et par les 
« éloiles, ceux qui dirigent le roi doivent se guider par la justice, qui est 
« la médiatrice entre Dieu et le monde. » 


DU DUEL EN ESPAGNE. of 


Bellido Dolfos :. Quant au duel employé comme mode de 
preuve, qui intervenait entre les représentants de deux in- 
térêts divers que n’animait aucune inimitié personnelle, 
nous en trouvons, dans notre histoire, l'exemple assuré- 
ment le plus fameux, dans le combat en champ clos qui eut 
lieu, avec l’assentiment général des populations, sur les 
rives de la Pisuerga, lorsqu'il s’agit de décider laquelle des 
deux liturgies devait obtenir la préférence, de la mozarabi- 
que, qui était celle de saint Isidore, ou de {a romaine, qui 
aspirait à la remplacer *. Il est très-remarquable de voir l'é- 


Ces faits sont rapportés dans le poëme du Cid, et dans les Romanceros 
qui célèbrent les exploits de ce héros de l'Espagne, dont l'histoire remonte 
au onzième siècle. Voir le Tratado breve de los hechos y batallas del Cid, 
Sevilla, 1498 ; QUINTANA, Vida del Cid; SismonpDi, De la littérature du midi 
de PEurope, 1. 111, p. 114. 

2 Après les conquêtes des Maures, les chrétiens qui restèrent dans le pays 
demeurèrent fidèles à leur religion, et obtinrent des vainqueurs la permission 
de célébrer les cérémonies du culte catholique. Comme ils vivaient sous la 
domination des conquérants, on les appela mixti Arabes (mesclados Arabes): 
c’est de là que leur est venu le nom de Mozarabes. On appela rite mosarabi- 
que le rite primitif des Goths, qu’ils avaient conservé, et pour lequel ils té- 
moignèrent, après l'expulsion des Maures, un grand attachement. On 
trouve une description des cérémonies de ce rite dans la Chronique de Jean 
Vasæus (Johannis Vasæi Chronicon), rapportée dans l’Hispania illustrata de 
ScHOTT, au tome 1e", p. 698. Plus tard, lorsque les chrétiens eurent recon- 
quis leur patrie, le rite romain fut introduit en Espagne ; mais les anciennes 
populations chrétiennes tenaient à leurs usages primitifs et aux cérémo- 
nies que leurs pères avaient pratiquées dans des temps malheureux, au 
sein des nations infidèles. Cependant le haut clergé et les papes voulaient, 
à tout prix, substituer le rite romain au rite mozarabique ; il fallut transiger 
avec les idées de l’époque et recourir aux épreuves qui étaient alors usi- 
tées pour vider cette question. Voici en quels termes l’historien MARIANA 
raconte les faits dont parle M. PACHÉCO : « Au jour fixé, deux champions, 
choisis des deux côtés, combattirent en champ clos pour décider cette 
question. Celui qui défendait l’ancien rituel fut victorieux; c'était un 
nommé Jean Ruiz, du lignage de Mantanças, établi sur les rives de la 
Pisuerga, et dont il existe encore des descendants nobles, qui rattachent 


h2 REVUE DE LÉGISLATION. 


preuve du combat appliquée à un ordre de choses aussi 
élevé selon les idées de l’époque. On croyait, ainsi que nous 
l'avons déjà dit, que l'assistance de Dieu ne pouvait pas 
manquer à celui qui défendait la justice et la vérité ; on con- 
fiait au Ciel, avec une foi naïve, le soin de protéger l'inno- 
cence, et on était profondément convaincu qu'il ne lui ferait 
pas défaut. 

Cependant ce même Code de las Partidas que nous avons 
cité, et qui offrait sur le duel un formulaire plein de détails, 
portait à cette même institution une atteinte profonde, au 
moins pour ce qui la concernait comme moyen d'établir des 
faits contestés. 1l organisait l'autorité publique, il offrait un 
autre système plus rationnel de preuve, il vulgarisait des 
ptintipes scientifiques et des idées morales qui n'avaient été 
jusqu'alors possédés que par un très-petit nombre de per- 
sonnes ; par là il portait un coup irrésistible à une institu— 


l'illustration de leur famille à ce combat. Cependant ceux qui avaient sou 
tenu les prétentions contraires ne s’en désistèrent pas, quoiqu'ils eussent 
été vaincus, et proposèrent de vider le différend par l'épreuve du feu. On 
jetterait les deux rituels dans les flammes, et celui qui en sortirait intact 
serait préféré et seul en usage. Telle était la coutume dans ces temps de 
barbarie, où les mœurs n'étaient pas en tout conformes à l'esprit d’une 
vraie piété chrétienne. On allurma donc un bûcher sur une place, et on 
jeta le rituel romain et le rituel goth dans le feu. Le rituel romain sauta 
hors des flammes, légèrement roussi. L'autre rituel fut retiré intact, quoi- 
qu'il fût resté longtemps dans le feu : aussi le peuple le déclara victorieux. 
L’archevèque D. Rodrigue reconnut que le rituel romain avait sauté roussi 
hors du bûcher, et fut d’avis d’en soumettre, sur quelques points, le texte 
à une réforme conforme à ce résultat. Toutefois, le roi prononça, en sa 
qualité de juge, une sentence par laquelle il déclara que l’un et l'autre ri- 
tuel étaient agréables à Dieu, puisqu'ils étaient tous deux sortis entiers 
du bàcher. Le peuple se laissa persuader, et la contestation fut vidée. On 
convint qu'on conserverait le rite primitif dans les anciennes églises mozara- 
biques, et cet accord s'observe encore de nos jours, puisqu'on y officie à la 
manière des Mozarabes, à certaines fêtes de l’année. » ...... (Historia ge- 
neral de España, lib. 1x, cap. XVII, tomo 1, p. 361.) 


DU DUEL EN ESPAGNE: 03 


tian qu'il ne conservait que parce qu’elle existait déjà, et 
parce qu'elle était encore nécessaire, malgré ce qu’elle of- 
frait de contraire à la raison. Les lueurs d’une civilisation 
nouvelle commençaient de paraître, l’idée de la justice se 
faisait jour, et on finissait par comprendreque la Providence 
divine ne devait pas faire continuellement des miracles pour 
ceux qui ne les lui demandaient que parce qu'ils ne vou- 
laient pas avoir recours à leurs lumières naturelles. Le com- 
bat judiciaire dut recevoir, comme mode de preuve, une 
profonde atteinte dès qu’il y eut une justice régulièrement 
organisée, dès que les lois purent offrir des moyens plus 
certains de constater et de qualifier les faits. Il disparut 
rapidement de l’Europe sans laisser des vestiges de son 
existence. 

Il n’en fut pas de même du duel qui prenait sa source 
dans les inimitiés particulières et dans les ressentiments 
privés. Plusieurs causes contribuèrent à le maintenir, mal- 
gré le progrès des idées, et ces causes, qui l'ont perpétué jus- 
qu’à nos jours, paraissent devoir encore s'opposer à son 
extinction. Ce duel, défendu d’abord par les lois, fut en- 
suite incriminé et qualifié délit. L'opinion publique l'a tou- 
jours blanchi de cette qualification, et a paralysé sans cesse 
les effets des nombreux actes au moyen desquels les gou- 
vernements se sont efforcés de le faire cesser. 

Au reste, il est facile de s'expliquer cette existence phé- 
noménale du duelen présence des dispositions rigoureuses de 
la loi. llsuffit de serappelercesentiment qu’on appelle l'hon- 
neur, qui a toujours eu et qui aura toujours, même dans nos 
sociétés modernes, un si grand prix, pour comprendre que la 
puissance publique a dû échouer lorsqu'elle a voulu s’atta- 
quer à un usage qui, dans l'opinion, offre seul le moyen de 
conserver ce premier des biens. Tant que les idées actuelles 


54 REVUE DE LÉGISLATION. 


régneront dans le monde, tant qu'on n'aura pas trouvé un 
moyen nouveau de protéger l'honneur , je crains bien, 
messieurs, que toutes les raisons que l’on fait valoir pour 
condamner et pour proscrire le duel ne restent sans résultat 
utile et ne soient pas écoutées. 

Nous nous trompons lorsque nous attribuons à la raison 
une action plus grande que celle qu'elle exerce en réalité. 
Sans doute le duel est, à ses yeux, un véritable délit et 
même un délit très-grave. Il offre une usurpation fâcheuse 
de l’autorité publique de la part du provocateur qui ose 
substituer son action à celle de l'Etat, et qui veut réprimer, 
de son autorité privée, un acte qu'il juge coupable. II 
amène dans ses conséquences un certain ordre de faits dé- 
plorables qu’un homme sensé ne peut qualifier qu'avec une 
rigueur inflexible. Il peut offrir les caractères d’un assassinat 
véritable, par exemple, lorsqu'il existe entre les combat- 
tants une grande inégalité d'adresse ou d'habitude du ma- 
niement des armes. Aussi tout homme doué d’un esprit 
droit, jouissant du calme de la raison, devra-t-il condamner 
le duel. Comment le justifier, comment l’innocenter ou 
l’excuser, lorsqu'on l’envisage froidement, lorsqu'on le con- 
sidère en lui-même, lorsqu'on calcule ses suites et l’étendue 
des dangers qu’il renferme ? 

Et cependant, messieurs, video meiiora proboque; de- 
teriora sequor !.…. Nous qui condamnons le duel, nous qui 
le plaçons à un degré élevé dans l'échelle des crimes, nous 
qui passons pour des hommes d'ordre, des hommes sensés, 
des hommes qui nous abstenons de commettre des délits, 
sile hasard veut que nous soyons provoqués à l’occasion 
d’une de ces affaires qu'on appelle affaires d'honneur, nos 
bonnes résolutions nous abandonnent dès qu’il s’agit de re- 
fuser un cartel, nous l’acceptons certainement, nous lui don- 


DU DUEL EN ESPAGNÉ. 55 


nons sans hésiter notre adhésion pleine et entière. Il y a 
plus, si nous recevons une de ces offenses pour lesquelles 
les lois n'offrent pas de réparation et qui, selon les idées da 
monde, doivent se laver avec l’épée ou le pistolet, nous en— 
voyons un défi et nous contraignons nos adversaires à ae- 
cepter le combat. S'ils refusent, nous les traitons de lâches, 
nous leur reprochons leur déshonneur, nous leur crachons 
au visage pour leur témoigner notre mépris, nous les tenons 
pour des hommes vils, indignes d’être admis dans notre so- 
ciété. N'est-ce pas là, messieurs, ce qui se passe de nos jours, 
ce que nous voyons autour de nous, €e que nous éprouvons 
dans le fond de notre âme? 

Que les moralistes déplorent un état de choses pareil, 
qu'ils le eondamnent avec énergie, qu’ils s'efforcent par 
leurs exhortations de le faire cesser, assurément je leur 
donne mon approbation pleine et entière : je dirai même 
que je comprends encore mieux la justice de leurs observa- 
tions que l'efficacité des résultats qu'ils en attendent. Aucun 
pouvoir n'est investi du droit de proclamer les principes de 
la morale. La voix de la douceur et de la raison exerce d'elle- 
même son aetion. La tâche du législateur n’est pas la même 
que celle du simple moraliste, et il n'accomplirait qu'im-+ 
parfaitement sa mission s’il renfermait ses recherches et ses 
préceptes dans le cercle tracé à ee dernier. 

Maintenant nous avons à rechercher les causes pour les- 
quelles le duel qui s’est perpétué jusqu’à nos jours, n'a pas 
pris fin de la même manière que celui qui constituait un 
moyen de preuve au moyen âge. Il en a été ainsi parce que 
les lois, se mettant à la hauteur du progrès des lu- 
mières, purent fournir des modes de preuve préférables 
au combat judiciaire, tandis qu’elles ne purent rien 
offrir qui fût propre à laver les taches qui portaient sur 


56 REVUE DE LÉGISLATION. 


l'honneur. Quelles voies de réparation ont-elles, en effet, ou- 
vertes pour les injures qui touchent le plus vivement les in- 
dividus? Elles ont bien tâché d'établir certaines peines 
insignifiantes pour telles ou telles paroles offensantes ; mais 
n’ont-elles pas toujours laissé et ne laissent-elles pas en- 
core impunis, d’après le système qu’elles ont adopté, les 
faits les plus graves, ceux qui sont les plus offensants parmi 
les faits de cette nature? N’est-il pas même vrai de dire qu’il 
existe, en cette matière, un certain ordre de faits qui sem- 
blent ne pas pouvoir.entrer dans le domaine de la loi, et 
par rapport auxquels elle ne pourra procurer aucune satis- 
faction, tant que nous conserverons les idées actuelles sur 
ce qu’on appelle l'honneur ? 

La loi consacra une pensée dont la a uon était à im— 
possible lorsqu'elle se crut autorisée à en finir définitivement 
avec le duel et lorsqu'elle entreprit de le réprimer du temps 
des rois catholiques. Ces princes, guidés sans doute par des 
sentiments louables de justice et de piété, en prononcèrent 
tout à coup l’abolition et établirent des peines contre ceux 
qui enfreindraient les prohibitions qu'ils introduisaient. Ils 
purent bientôt comprendre que l'opinion publique ne venait 
pas en aide à leur œuvre, que le sentiment de l’honneur se 
révoltait contre les préceptes de leurs lois, et que les gentils- 
hommes étrangers ou castillans parvenaient, à l’aide du mys- 
tère, à se soustraire à leur application. Il y en eut qui se 
rendirent en France, en Portugal, à Naples, pour y vider 
leurs différends avec lesarmes, selon les usages traditionnels 
qu'ils tenaient de leurs aïeux. En fait, ces premières prohi- 
bitions n’amenèrent aucun résultat. 

Cela est si vrai, que non-seulement nous voyons des duels 
tolérés et qui ont lieu publiquement dans les temps posté- 
rieurs, mais que même sous le règne de Charles Ier, le suc 


DU DUEL EN ESPAGNE. : 57 


cesseur immédiat de ces monarques, on vit encore un com- 
bat solennel autorisé et ordonnéen vertu des lois de las Par- 
tidas. Un gentilhomme demanda au roi le combat en champ 

clos que ce code aulorisait; sa demande fut favorablement 
accueillie, et le combat s'exécuta avec toutes les solennités 
prescrites par le formulaire‘. Il est vrai que par suite de 
l'issue qu’eut cette affaire, on prohiba avec plus de rigueur 
le duel après l'avoir ainsi autorisé; mais ces alternatives 

d'indulgence et de sévérité, cet état de l'opinion qui luttait 
ouvertement avec la loi, cette nécessité de rappeler sans 
cesse le précepte pour qu’on ne pût pas se prévaloir des faits 

qui lui étaient contraires, tout cela ne démontre-t-il pas que 

l’œuvre des rois catholiques ne reposait sur aucuns fonde- 

ments solides? Le combat fameux que nous venons de men- 

tionner ne devait pas offrir le dernier duel en Espagne, 

comme on voulut le dire avec une certaine confiance. 

On trouve, en effet, que le duel fut encore constamment 
en usage pendant les deux siècles de la domination autri- 
chienne. Le théâtre espagnol, qui a si admirablement repro- 
duit les mœurs publiques et privées de cette époque, pourrait, 
au besoin, attester ce fait si nous voulions le méconnaitre*,. 


* Ce duel, autorisé par Charles-Quint, eut lieu en 1522, en présence de 
ce monarque, avec l'observation des formes prescrites par les anciennes 
lois. V. RoBERTS0N, Histoire de Charles-Quint, preuves et éclaircissements, 
note 93. ik ; 

3 C'est dans les pièces de Lopez DE VéGa, né en 1563, et de CALDÉRON, 
né en 1609, qu'on trouve les peintures les plus vraies des mœurs espagno- 
les. On y voit un mépris profond de la vie humaine ; il y est sans cesse 
question de meurtres qui. ne sont accompagnés d'aucun blâme et suivis 
d'aucun repentir, de rencontres, de duels amenés pour les causes les plus 
frivoles. Les faits les plus atroces y sont souvent considérés comme des ac- 
tions généreuses ; la valeur, la grandeur d’âme, le dévouement y ont tou 
jours les mains ensanglantées. Rien surtout n'égale la susceptibilité des 
héros de ces pièces pour tout ce qui touche au point d’honneur. Une femme 


58 REVUE DE LÉGISLATION; 


Lés nouvelles lois promulguées en 1678, qui rappelèrent et 
étendirent les anciennes dispositions, viendraient aussi le 
confirmer. Elles établissent que les duels n’avaient pas 
cessé d’être fréquents, et elles démontrent que les idées du 
public étaient, en cette matière, en désaccord, ou pour 
mieux dire en opposition flagrante avec la législation. Lors- 
qu’on voit qu'on est obligé de rappeler ces dispositions 


est-elle aimée de quelqu'un, a-t-elle été l’objet de quelqu’une de ces dé- 
marches galantes que l'extrême facilité des mœurs semble autoriser, le 
mari, les frères, le père même, voient en cela une injuré qui leur est per- 
sonnellé, et tirent aussitôt l’épée pour venger l’affront que leur cause un 
sourire, un billet, un rendez-vous. La plus légère offense faite à une femme 
quelconque doit être immédiatement lavée dans le sang; car, en l’offen- 
sant, on offense plus gravement encore ses parents, son amant, son mari, 
ceux dont elle à invoqué la protection. C'est chose vraiment merveilléusé 
que de voir, dans le théâtre espagnol, d’un côté, la galanterie et la facilité 
des mœurs des femmes, d’un autre côté, l'extrême susceptibilité des parents 
et des maris. Il va sans dire que le moindre démenti, la moindre parole 
équivoque suffisent toujours, entre cavaliers, pour amener un combat. Des 
rencontres ont lieu entre gens de toutes les conditions ; l’homme du peus 
ple est aussi fier, en Espagne, que le grand seigneur. Eu Italie, on tend un 
piége à son ennemi et on l’assassine; en Espagne, on l’aborde la tête 
haute, et on le frappe en plein soleil. 

Ces habitudes et ces mœurs ont, sans doute, subi de nos jours de pro- 
fonds changements; cependant les Espagnols ont encore conservé une fierté 
qui prend sa source dans un sentiment d'estime d'eux-mêmes, une politesse 
qu'ils rattachent à une observation exacte des usages de la société et des 
convenancés, un respect pour la femme, qu’ils allient à des manières vives 
et à une certaine familiarité. On conçoit qu’il doit en résulter une nature 
impressionnable et une susceptibilité qui dispose à recourir au duel pour 
des choses assez indifférentes en elles-mêmes, que l’usage seul fait consi- 
dérer comme des affronts pour lesquels la loi est dans l'impossibilité de 
procurer uue réparation, Rien de plus difficile que de réprimer le duel en 
Espagne. Les rédacteurs du nouveau Code pénal viennent d'y introduirg 
un ensemble de dispositions nouvelles qui l'incriminent et qui hui appli- 
quent des peines beaucoup moins sévères que celles des lois qui étaient en- 
core en vigueur lorsque M. Pachéce faisait ses leçons. HAE Fons 

s'ils ont fait, en cela, quelque chose d’utile. 


DU DUEL EN ESPAGNE. 59 


pénales et de les aggraver sans cesse, on peut, avec certi- 
tude, en induire qu'elles n'avaient pas été appliquées parle 
passé. Jamais il n’a été nécessaire d’incriminer une seconde 
fois l’assassinat et l'incendie, on eût pu même se dispenser 
d'inscrire, une première fois, ces faits au nombre des crimes, 
s’il n’eût pas été de précepte d'offrir aux peuples la liste 
des actions punissables avec l'indication des châtiments 
trouvés justes et jugés nécessaires pour les réprimer. 

Je ne continuera pas, messieurs, de vous énumérer toutes 
les pragmatiques qui furent publiées dans la suite sur les 
duels. Elles sont très-nombreuses au dix-huitième siècle, et 
il n’y a pas, pendant sa durée, de monarque qui n’ait atta- 
ché son nom à quelque disposition relative à cette matière. 
La rigueur de la pénalité y est en rapport avec la multiplicité 
des lois. Cette rigueur atteint non-seulement le terme ex- 
trême de la justice humaine, mais il est évident qu’elle 
franchit des limites au delà desquelles elle ne peut plus 
rencontrer des défenseurs. De prime abord, la peine ordi- 
naire attachée au duel est la peine de mort appliquée avec 
un esprit véritablement draconien. Sans qu’on tienne aucun 
compte des rangs et des priviléges, tous ceux qui ont pris 
part à un duel, quelque légère que soit leur participation, 
sont également passibles du dernier des châtiments. Le sort 
de tous est le même, qu'ils soient auteurs, complices, té- 
moins ; 1] suffit qu'ils aient pris part, d’une manière quelcon- 
que, à la provocation, à l'acceptation du duel, au combat, 
même à ses apprêts. Ceux qui ont consommé le crime et causé 
un tort irréparable, ceux qui ne l'ont pas encore consommé, 
qui peuvent, par conséquent, s'arrêter, ou qui se sont 
même désistés avant tout résultat, sont également punis. 
La loi établit une égalité inflexible et inexorable à l'égard 
de tous. Le mot duel emporte avec lui l’idée de la peine ca- 


60 REVUE DE LÉGISLATION. 


pitale pour tous ceux auxquels on peut le rattacher, même 
par les rapports les plus légers et les plus éloignés *. 

Vous voyez, messieurs, qu’on ne saurait certes reprocher 
à cette législation de l’indulgence. Assurément, si jamais des 
lois ont offert un grand déploiement de moyens propres à 
répandre la terreur et l’intimidation, ce sont celles qui ont 
été rendues sur le duel. Il n’y a rien qu’elles n’aient tenté, 
elles ont embrassé tous les faits, elles ont été souvent renou- 
velées pour que le temps ne pâten rien les altérer. Voyant 
que l'opinion du public ne leur était pas favorable, elles 
ont lutté avec l'opinion du public, elles se sont prises corps 
à corps avec elle dans l'espoir de la vaincre, parce qu’elles 
avaient avec elles le pouvoir. Sont-elles sorties victorieuses 
de cette lutte ? 

Tout nous atteste, messieurs, leur impuissance et nous 
en sommes tous les témoins. La génération actuelle est en 
présence des mêmes faits que les générations passées ; elle 
peut voir,comme elles, que l'opinion triomphe de laloi, que 
la loi est inutile et ridicule, qu’il est en tous points impos- 
sible de l’appliquer, et qu’en l’appliquant on ne parviendrait 
même pas à empêcher les duels. 

Je ne sais, messieurs, si quelqu'un voudra tenter d'oppo- 
ser à ces faits une considération qui peut paraître de quel- 
que poids, lorsqu'on ne l’examine que superficiellement. Ii 
est possible qu’on me dise : « Nous reconnaissons que la 
législation qui réprime le duel n’est pas parvenue à l’extir- 
per de la société; mais en cela il n’y a rien qui lui soit par- 
ticulier ; 1l ne lui est arrivé que ce qui est arrivé à toutes les 


1 Voir, dans la Novisaea recopilacion de las leyes, ke 1itre xx du livre xfl 
De los duelos y desaftos. On y tronve les pragmatiques de Ferdinand et d'I- 
sabelle, et des autres monarques {tom. 111, p. 791 de l'édition de Paris de 


1831, en 4. vol. grand in-#). 


DU DUEL EN ESPAGNE. Gt 


autres lois. Les châtiments établis contre les voleurs ont- 
ils fait disparaitre les vols? Les assassinats ont-ils cessé parce 
qu’on les réprime par des peines sévères? Il y aurait folie 
d’aitribuer aux lois pénales la puissance d’ôter le crime de la 
terre. Tant que les passions agiteront les hommes, tant que 
la cupidité corrompra leur cœur, un état de choses si dési- 
rable ne pourra jamais se réaliser. Les peines n’en sont pour 
cela ni moins justes ni moins utiles : ceux qui ont fait le 
mal méritent de les subir, et on est obligé de reconnaître 
qu’elles ont bien quelque efficacité, quoiqu’elles ne produi- 
sent pas tous les effets que le bien public pourrait récla- 
mer. » Voilà, messieurs, une objection qui peut paraître 
spécieuse, mais qui n’a rien de sérieux même en la posant, 
comme je l’ai fait, dansles termes qui peuvent luiêtre les plus 
favorables. Non, on ne doit pas comparer les effets des 
peines établies contre le duel avec les effets des peines qui 
répriment les délits communs. 

Remarquons d’abord que la question est mal posée et le 
sera toujours toutes les fois qu’on fera un pareil raisonne- 
ment. Il ne s’agit pas, en effet, de savoir si les peines portées 
contre le duel produisent un résultat plus ou moins grand ; 
on ne reproche pas à ces peines de ne pas avoir empêché 
tout duel depuis qu’elles sont établies. La critique doit se 
placer sur un autre terrain; elle doit s’attacher à comparer 
la pénalité du duel avec celle des autres crimes, des meur- 
tres, par exemple, accompagnés de déloyauté. Sans doute 
il est très-vrai que les peines établies contre les assassins 
n’empêchent pas qu'il se commette des assassinats; mais 
il n’en est pas moins certain, 1° que ces dernières peines 
seront toujours appliquées par les juges, toutes les fois qu’ils 
parviendront à constater un assassinat; 2° que le monde en- 
tier approuxera leur application et que le public prêtera son 


62 REVUE DE LÉGISLATION. 


concours pour assurer la répression de ce crime ou au moins 
ne mettra aucun obstacle à l’action de la justice; 3° enfin, 
que l’exemple résultant de ces peines ne sera pas sans in— 
fluence et exercera une action répressive plus ou moins forte 
sur ceux qui seraient disposés à commettre l'assassinat. 
Ainsi, en fait, les peines établies contre le meurtre sont ap- 
plicables et sont appliquées; le public en considère l’appli- 
calion comme une chose à la fois juste et utile pour lui. 
Rien de semblable n’a lieu lorsqu'il s’agit du duel. Ici la 
loi n’est plus exécutée et ses préceptes deviennent tout à fait 
dérisoires. Les magistrats de l’ordre judiciaire ne se sou- 
cient guère d'informer pour ce crime; ils ne le font que 
lorsqu'ils y sont contraints par des raisons graves, et les par- 
ticuliers, loin de leur prêter leur concours, ne veulent alors 
en rien contribuer à l'application des peines prononcées par 
la loi. Les duels, en effet, sont rangés, par l'opinion publi- 
que, dans la classe des actes ordinaires qu’on voit avec indif- 
férence ou avec intérêt, et qui ne diffèrent en rien des autres 
événements qui se produisent communément dans la so- 
ciété. Lorsque la justice veut s’en occuper, elle se voit dé- 
laissée; chacun s'efforce même de lui susciter des obstacles, 
chacun cherche à lui cacher des faits qu’on ne considère pas 
comme criminels. On nous voit, en un mot, nous opposer 
tous, autant que nous le pouvons, à l'application de la loi 
pénale. Enfin, si les tribunaux, par l'effet de quelques cir- 
constances particulières, viennent à punir les duellistes et 
à leur appliquer la loi, loin de voir dans leur jugement un 
acte de justice et dans la peine une expiation, nous ne con- 
sidérons le châtiment que comme un acte d’une extrême 
sévérité et d’un arbitraire tyrannique. Ajoutons, pour en 
finir, que la crainte salutaire et l’intimidation que produi- 
sent ordinairement les peines sont absolument nulles en 


DU DUEL EN ESPAGNE. 63 


matière de duel; que ce préjugé qui a reçu la dénomination 
de point d'honneur (lance de honor) n’est aucunement détruit 
par des lois sans autorité, inexécutables et qui infligent à 
titre de peine le mal même que les délinquants ont bravé. 
On voit donc que la comparaison qui semblait fournir un ar- 
gument contre nos idées, manque entièrement de vérité et 
laisse dans toute sa force tout ce que nous avons dit sur l’im- 
puissance des lois qui ont été entassées pendant trois siècles 
sur le duel et sur les duellistes *. 


Ajoutons encore une observation avant d’en finir sur ce 
point. Combien de fois, messieurs, a-t-il été nécessaire 
d’incriminer l’assassinat, le vol, l’adultère, de les ranger au 
nombre des faits qui peuvent être légitimement punis ? Les 
lois ont pu, par rapport à ces délits, varier pour la pénalité, 
et sous ce rapport elles ont pu s’en occuper à plusieurs re- 
prises. Mais tant que les peines sont restées les mêmes, on 
n’a pas eu besoin de nouvelles dispositions. Eh bien, j'ai 
déjà fait remarquer plusieurs fois, dans le cours de cette 
leçon, que les dispositions contre le duel ont été répétées à 
plusieurs reprises, sans cependant qu’on changeît les peines 
ou qu’on modifiàt les incriminations. Qu'on ne compare 
donc plus ce délit aux autres délits, puisqu'il offre des ca— 


1 Il est, en effet, généralement reconnu que les lois sur le duel, qui vien 
nent d’être remplacées par les dispositions du nouveau Code du 1er juillet 
1848, n'étaient pas exécutées en Espagne. Tous les auteurs attestent ce fait, 
et reconnaissent que les duellistes y jouissaient d'une déplorable impunité. 
On peut voir ce que dit à cet égard SALA, llustracion del derecho real de 
España, |, 11, Lit. XXIV, n° 17. MM. les professeurs De LA SERNA et MonrT- 
ALBAN font aussi remarquer, dans leurs Eléments de droit civil et pénal, 
que les dispositions des lois répressives du duel ne sont pas appliquées, 
parce qu’elles sont empreintes d’une trop grande sévérité et peu d’accord 
avec des préjugés généralement admis. Elementos del derecho civil y penal 
de España, tom. 11, p. 272. 


64 REVUE DE LÉGISLATION. 


ractères spéciaux qui amènent des résultats qui lui sont 
propres. 

Remarquons, messieurs, que les faits que nous venons de 
vous signaler ne sont pas particuliers à l'Espagne ; ils lui 
sont communs avec tous les pays de l’Europe dans lesquels 
le duel a été incriminé et puni avec une rigueur semblable 
à celle de notre législation. Partout la même négligence 
s’est manifestée dans la poursuite, partout le duel n’a pas 
discontinué, et s’il est quelquefois arrivé qu’on ait exécuté 
les lois, le but danslequel elles avaient été établies n’a jamais 
été atteint, et les peines qui ont été infligées ont plutôt été 
considérées comme un mal inutile que comme un exemple 
moral et salutaire. 

Cet état de choses a, dans les derniers temps, déterminé 
certains gouvernements à n’établir ni prohibitions expresses 
contre le duel, ni peines contre les duellistes. Ils ont pensé 
que la loi ne devait pasen parler, etqu'il valait mieux qu’elle 
tolérät, en le couvrant par son silence, un fait qu’elle n’au- 
torisait pas mais qu'elle n'avait pas la puissance d’em- 
pêcher. C’est ainsi que le Code français, qui a obtenu une 
si grande autorité en Europe, n’a pas dit un seul mot sur le 
duel. Le silence qu'il garde à cet égard est d'autant plus 
remarquable que ce Code n’est certes pas avare d’incrimi- 
nations et de peines pour Îles délits publics. On avait induit 
de cette absence de dispositions spéciales, que la législation 
française autorisait le duel, qu’au moins elle n’avait pas 
voula le déférer aux tribunaux, et qu’elle n’avait entendu 
accorder aucune action ni pour la provocation, ni pour le 
combat, ni pour les faits qui pouvaient en être la suite. Il 
résulta de cette doctrine, que pendant un assez grand nombre 
d'années, le duel, les blessures et l’homicide provenant du 
duel, ne furent pas poursuivis par les tribunaux de ce pays. 


‘DU DUEL EN ESPAGNE. ‘65 


La tolérance accordée au délit public s’étendit aux délits 
privés qui s’y rattachaient et qui en étaient fréquemment 
la suite. Cet état de choses était tout Fopposé de celui des 
anciens temps et se prolongea, dans ce pays, pendant un 
tiers environ du siècle actuel. 

Mais, depuis quelques années , il s'est manifesté en 
France des idées nouvelles qui s’y sont développées et qui 
méritent de devenir l’objet d'un examen tout spécial. Le 
procureur général actuel du tribunal suprême (la Cour de 
cassation) a employé, pour les soutenir, toutes les ressources 
de son zèle et de sa science, et est parvenu, par la puis- 
sance de ses raisonnements jointe à la constance de ses ef- 
forts, à les faire consacrer d’abord par ce tribunal, et en- 
‘suite par plusieurs des autres tribunaux des provinces. Les 
habitudes du passé lui ont bien opposé de la résistance avec 
une certaine persévérance, mais l'opposition qu'il avait 
d’abord rencontrée diminue chaque jour. La doctrine de 
M. Dupin s’étend aujourd’hui dans l’application, et paraît 
devoir, sous peu, devenir la base d’une jurisprudence géné- 
ralement admise chez nos voisins, 

Selon cette doctrine on ne donne aucune importance au 
duel en lui-même; on ne met pas en accusation les duellistes 
pour la provocation ou pour le combat; mais la provocation 
ou le combat ne sont pas des causes de justification qui 
puissent excuser et qui puissent protéger la liberté de ceux 
qui ont blessé ou frappé à mort leurs adversaires. On ne 
soulève pas de question par rapport au crime public. On 
n’incrimine pas et on ne punit pas le duel même, si d’ail= 
leurs il n’a occasionné aucun mal, s’il n’a pas eu de suite; 
on n’intente des poursuites ni contre celui qui a provoqué, ni 
contre celui qui a accepté le cartel, ni contre ceux qui ont 
pris part au combat. Mais s’il est résulté du duel quelque 

Le 


NOUV: SÉR. T. YIV. D 


66 REVUE DE LÉGISLATION. 


délit privé, si l’un des combattants est mort ou a été blessé, 
ces délits sont alors poursuivis et ceux qui en sont reconnus 
coupables ont à subir les peines ordinaires, non comme 
duellistes, mais comme auteurs de blessures au de meurtre. 
En adoptant cette règle on n’envisage pas le duel comme 
un délit spécial; on ne le considère pas non plus comme un 
fait d’excuse, car il n’étend pas l'impunité qu’il obtient aux 
faits qu'il embrasse. Ces faits restent punissables. Le délit 
public disparait, mais le délit privé ne cesse pas d'exister. 
Dans ces idées, une rencontre est en tout assimilée à une 
rixe; On ne lui donne pas d’autre importance : ses effets 
Sont les mêmes. On applique à l’une et à l’autre des règles 
semblables pour tout ce qui a rapport aux excuses, aux cir- 
constances atténuantes et aux causes de justification. Les 
circonstances qui ont précédé et accompagné le combat 
peuvent influersur la nature de ses résultats, et tout reste à 
cet égard dans le domaine du juge qui appréciera les faits 
et qui les qualifiera avec sagesse en n’écoutant que les inspi- 
rations de sa conscience. 
On trouve, messieurs, dans cette doctrine, une trans- 
action entre les deux systèmes qui avaient été antérieu- 
rement-adoptés. Dans l’un de ces systèmes la tolérance dont 
on usait envers le duel amenait à en disculper les résultats ; 
dans, l’autre système, au contraire, la prohibition et l’incri- 
mination du duel dispensaient de tenir compte de ses suites. 
Dans le premier système, tout le mal privé était excusé lors- 
qu'il provenait d’un duel ; dans le second, il devenait inu- 
.tile de tenir compte de ce mal toutes les fois que l'atteinte 
à l’ordre public se trouvait établie. La jurisprudence dont 
nous NOUS OCCUpons adople un terme moyen. Elle fait abs 
traction du délit public, et elle laisse exister le délit privé 
dont elle maintient la répression; elle n’incrimine pas le 


# 


DU DUEL EN ESPAGNE. 67 


duel en lui-même ; mais elle exige qu’on le poursuive en tant 
qu’il amène des résultats sanglants. 

Ce n’est pas en France seulement qu’on a tenté cette 
voie de transaetion. Dans ces dernières années, on s’est mis 
aussi en Espagne à la recherche de quelque moyen propre 
à concilier, en cette matière, l'exécution de la loi avec les 
exigences de l'opinion et des mœurs publiques. Une ordon- 
nance royale rendue de nos jours, adressée à tous les chefs 
politiques et à tous les tribunaux de la Péninsule, leur en- 
joint de ne faire exécuter aucune sentence en matière de 
duel, sans que Sa Majesté ait été mise à même d'exercer 
son droit de grâce. On a voulu par là adoucir, par l’expecta- 
tive d’une atténuation certaine, la sévérité qu’on laissait à la 
loi. On a compris que cette sévérité n’était pas en rapport 
avec la gravité du délit, mais comme on n’a pas osé ou on 
n’a pas voulu innover, on s’est contenté de témoigner à la 
eonscience du public qu’on n'exécuterait pas la loi toutes 
les fois que son application trop rigoureuse pourrait blesser 
Fopinion générale et les sentiments de la nation. 

Ce moyen d'atténuation, cette concession faite à l'opinion, 
n’a en rien changé l’état de choses que je vous avais signalé 
et qui est le résultat des lois qui nous régissent. Avant 
<omme après l'ordonnance qui a introduit une innovation 
si importante, les duels n'ont pas cessé de se produire. 
On ne faisait auparavant aucunes procédures ou du moins 
on ne trouvait jamais de coupables; il en est encore de même 
aujourd’hui. L’essai dont nous parlons n’a amené aucun ré- 
saltat et n’a en rien changé les opinions et les habitudes de 
notre public. 

* _ Jusqu’à présent, messieurs, nous ne vous. avons présenté 
que des aperçus historiques auxquels nous avons ajouté 
quelques observations critiques. Nous devions suivre cette 


68 REVUE DE LÉGISLATION. 


marche pour arriver à des idées exactes sur le duel, pour 
déduire son caractère des faits et des circonstances qui l’ont 
. produit et qui l’ont constamment maïntenu parmi nous. 
Passons maintenant de l’examen historique qui nous a 
donné ce qu’il pouvait nous fournir, à l’examen critique, et 
recherchons ce que le législateur pourrait et devrait faire de 
nos jours, sur cette matière qui est l’une des plus difficiles 
et des plus compliquées du droit moderne. 

Dirons-nous, comme on le pensait au moyen âge, comme 
récemment encore la jurisprudence des tribunaux français 
le reconnaissait, et comme beaucoup de personnes l’admet- 
tent en ce moment, que le duel non-seulement n’est pas un 
délit, mais même peut justifier les délits privés qu’il amène 
et qui en sont la suite? Donnerons-nous carte blanche pour 
frapper, blesser et tuer, pourvu qu'on observe certaines 
formes convenues qui constituent le duel? Irons-nous jus- 
qu’à autoriser expressément un fait de guerre, jusqu'à an- 
nuler l’action de la puissance publique, jusqu’à autoriser 
une usurpation de pouvoir qui est la conséquence nécessaire 
d’une pareille doctrine? 

Jamais, messieurs, je n’adhércrai, pour ce qui me con- 
cerne, à de semblables idées. Pour que le duel püt couvrir 
ses résultats et en contenir la justification, il faudrait qu’il 
offrit l’exercice d’un droit : or, il n’en est pas ainsi, puisqu'il 
constitue, dans l’ordre moral, un véritable délit. J’accorderai, 
si on le désire, que la loi positive puisse s’abstenir de l'in- 
criminer d'une manière expresse, parce que sa sphère est 
moins étendue que celle de la pure morale, quoiqu’elles 
aient toutes les deux un même centre d'action; mais n'est-il 
pas constant que ce qui est mauvais en soi-même ne peut 
jamais justifier d’autres actes qui ont également une immo- 
ralité qui leur est propre? Le droit et son légitime exercice 


DU DUEL EN ESPAGNE. 69 


peuvent seuls fournir de véritables excuses justificatives, et il 
il est constant qu'entre le duel et le droit vient se placer un 
abime semblable à celui qu’on rencontre entre une négation 
et une affirmation. Nous nous garderons donc d’innocenter 
le duel, nous ne donnerons pas carte blanche aux duellistes, 
nous ne sanctionnerons pas un état de guerre qu’on a pu 
admettre dans des siècles passés, mais qui serait certaine- 
ment dans le nôtre une chose absurde et contraire à la raison. 
Pour nous le duel sera toujours, sous le rapport au moins de 
la morale, un délit public, une véritable infraction aux lois 
sociales'. 


Voici en quels termes s'exprime, sur l'ancien combat judiciaire et sur 
les duels qui ont lieu de nos jours, l’un des criminalistes les plus distingués 
de l’Italie, M. Niccola NicoLini, avocat général à la Cour suprême de justice 
de Naples, et professeur de droit criminel à l’Université royale de la même 
ville. M. Nicolini appartient à l'école de Vico. On trouve dans ses ouvrages 
ane vaste érudition, une pénétration à laquelle rien n'échappe, et une saga- 
cité qui indique un esprit droit, mûri par de profondes méditations et guidé 
par une longue pratique des affaires judiciaires. 

. « Les duels judiciaires prenaient certainement leur source dans une 
grossière fierté; mais ils reposaient sur le principe de la nécessité de se 
soumettre à la justice publique. Par là, cette institution, loin d’affaiblir le 
pouvoir social, lui donnait, selon les idées de l’époque, de la force. Au con- 
traire, les duels des temps civilisés attaquent dans leurs bases la nécessité 
des jugements et de la soumission aux lois; tant il est vrai que la civilisa= 
tion, lorsqu’elle se corrompt, est pire, dans ce qu'elle enfante, que la bar- 
barie ! Les erreurs qui prennent leur source dans la nature de l'homme 
portent avec elles un germe d’amélioration et de bien; mais tout ce qu'en- 
fante une stupidité capricieuse ne sert qu’à détruire et ne féconde aucun 
bon principe, même avec l'appui des préjugés. C’est ce qui a lieu pour le 
duel qu’occasionne le point d'honneur, expression bien appropriée à son 
objet, qui n'offre assurément qu’un point très-exign (un puntiglione), un 
point qui n'a ni étendue ni solidité. Un seul duel est licite au sein d’une 
nation civilisée, c’est la lutte, non d’un faux honneur, mais des actions gé— 
néreuses pour la défense des intérêts publics. Le plus noble et plus admi-— 
rable exemple que l'antiquité nous ait laissé sur ce sujet, c'est assurément 
celui de Pulfion et de Varénus, auquel la main de l'historien qui l'a rap 


70 REVUE DS LÉGISLATION 


Maintenant d'autres questions se présentent et nousoffrent 
dés difficultés qui ne sont pas moindres que celles que nous 
avons rencontrées jusqu'ici. La loi devra-t-elle expressément 
imeriminer le duel et le mettre au nombre des délits qu’elle 
punit? Devra-t-elle en preserire la poursuite par des:disposi- 
tions spéciales? Devra-t-elle le réprimer par des peines par- 
ticulières, autres assurément que les peines barbares et ré- 
prouvées de notre législation, mais d’une nature.et d’un 
caractère tels qu’on puisse espérer qu'elles soient. jé je Lois 
et-qu’elles aient quelque efficacité? 

Ces questions, messieurs, sont de pures ob deprin- 
cipes. On doit grandement prendre en considération, pour 
léur solution, l’état des mœurs de chaque pays. Nous avons 
eu. occasion de dire que la loi peut fermer les yeux sur cer- 
tains faits qu'elle ne saurait punir avee utilité. Nous. ajou- 
terons qu’elle use principalement de cette faculté à l'égard 
des délits publics par des raisons palpables et déduites de la 
nature qui leur est propre. Or, la matière du. duel est une 
de celles auxquelles ce prineipe est particulièrentent appli- 


porté ajoute encore un nouvel éclat. Pultion et Varénus étaient rivaux et en- 
nemis : ils ne cherchèrent pas, avec une aveugle fureur, un terrain écarté 
pour en venir entre eux aux mains, et pour se donner la mort sans utilité 
Dour leur pays. Au moment où l’armée ailait entreprendre: une attaque 
contre l’ennemi, l’un d'eux adressa à l’autre ces paroles: Quid dubitas, 
Varene ? Aut quem locum probandæ virtutis expectas ? Hic dies, hic dies de 
nostris controversiis judicabit *. D£eLA GIURISPRUDENZA PRNALE, part: 14, 
n° 2%: vol. rer, p. 318, ediz. livorn., 1845; 2-vol. in-80. 


* Cæsar, De bello. gallico , v, 44. IL faudrait transcrire tout ce passage plein de 
noblesse. Notre TASSE l’a imité au chant x1, 63 ; mais comme il admettait le duel du 
point d'honneur, il semble n'avoir pas aussi bien compris que César tout ce qu'avait 
de sublime ce duel d’une autre espèce, et nous sommes forcés de convenir que le 
poète est resté au-dessous de l'historien. Monrxsquieu voit dans:le due: privé -du 
point d'honneur une émanation du priacipe sur lequel reposait le duel judiciaire, qui 
se serait COrrompu Fe des lois, XI, 20). Il-vauwt: mieux chercher dans Vico 
son:origine, 


BU DLUEL EN ESPAGNE. a | 


eable. Je ne prétends cependant pas qu’on doive, sur ce pot, 
‘admettre une règle absolue; je dis qu’il convient de tenir 
compte des mœurs et de la position de chaque peuple pour 
arriver à une solution qui leur soit appropriée. Quant à 
"moi, voici quel serait mon sentiment. Il me paraît que 
“nos précédents, les préjugés qu’on rencontre dans notre 
pays, les habitudes qui y ont profondément pénétré dans 
les mœurs, le défaut d'action de la justice qui depms 
Jongtemps nous est particulier, l'absence de tout ordre par 
rapport à des ponts plus importants, doivent amener le légrs- 
lateur à garder en ce moment le silence sur le duel et à diri- 
ger son action vers des objets qui ont une autre importance. 
Je voudrais qu’on mtroduisit chez nous quelque chose de 
semblable à ce qui a été admis en France. Je verrais volon- 
tiers abroger les dispositions répressives du duel si on devait 
en même temps soumettre les suites de ce fait contraire à la 
morale, un examen sérieux et impartial, pour en faire l’objet 
de poursuites judiciaires, toutes les fors que les circonstances 
paraîtraient l’exiger et qu il pourrait y avoir à appliquer un 
châtiment avoué par la raison. 
Telle est, messieurs, l'opinion que j'ai cru devoir em 
brasser sur cette grande et importante question, après un 
examensérieux etde müresréflexions. Ilne s’agit pas, comme 
dans Les autres matières, d'arriver à une détermination rigou- 
reuse des droits de la société ; elle a assurément celui d’ineri. 
miaer et de punir le duel. Il s’agit de rechercher ce qu’en 
peut établir sans méconnaitre le droit et sans être lé pour les 
cas qui doivent rester en dehors de l’action de la loi. Nous 
croyous qu’il est possible d'organiser un état de choses dans 
lequel ce but serait atteint : tout ce que nous avons dit et 
eonstaté dans cette lecon nous confirme dans eette pensée. 
— Un jour, sans doute, l’état de notre société nous amè- 


.72 REVUE DE LÉGISLATION. 


#era à modifier ces idées, à juger utiles et sans danger la 
poursuite et la condamnation du duel lui-même. Les mœurs 
publiquessubiront, avecle temps, deschangements ; les idées 
sur le point d'honneur ne seront pas toujours les mêmes ; 
on trouvera, peut-être, des moyens inconnus jusqu’à ce 
jour de leur procurer satisfaction. Alors on pourra agir avec 
amoins de réserve, et il deviendra plus facile de réprimer ce 
qui paraîtra dangereux et criminel, 

Ïl appartient aux lois de hâter la venue de cette époque 
Ææt d'amener un état de choses dont nous ne contestons pas 
Ja possibilité. Les hommes sages et prudents qui s’intéres- 
sent à l’avenir de notre patrie et qui ne voient qu'avec peine 
des entraves qui enchaïnent en cette matière la législation, 
doivent aussi fournir leur concours. Mais l’œuvre des lois 
et de ces hommes ne pourra produire des résultats qu'avec 
le temps et par l'emploi de moyens indirects. On peut beau- 
Coup espérer à cet égard des progrès des lumières et mœurs; 
al suffit, pour s'en convaincre, de se rappeler combien de 
préjugés et combien d'idées ridicules sur le point d’honneur 
ont déjà disparu. Peut-être, messieurs, pourrait-on imiter 
avec utilité, pour l'extinction du duel, l'exemple que nous 
nt donné les Sociétés de tempérance qui se sont organisées 
pour l'extinction de l'ivrognerie. Qui pourrait dire ce que 
serait capable de produire une association libre dont les 
membres s'engageraient réciproquement à ne provoquer et 
à n’accepter aucun duel, et se placeraient par là au-dessus du 
point d'honneur toujours si puissant à l’égard de l'individu 
qui est isolé et qui n’est lié par aucune promesse? Je déclare, 
messieurs, que cette idée m’a depuis longtemps impres- 
sionné et m'a paru devoir être féconde si elle pouvait être 
mise en œuvre avec habileté. Qu'on place à la tête d’une 
semblable association des hommes qui auront donné 


DU DUÉL EN ESPAGNE. 73 


des preuves de leur valeur, dont l'honneur aura toujours 
été sans tache, et on comprendra combien ils seront forts 
pour résister aux préjugés et pour servir, en se mettant au- 
dessus d’eux, la cause de la justice, du droit et de la civili- 
sation. | 

Mais quelle que puisse être l'efficacité de ces moyens, de. 
ceux que le progrès des idées peut offrir et que la législation 
peut procurer par des voies indirectes, il est, en fait, certairr 
qu'on n'arrivera à quelque résultat utile qu’en suivant la 
voie que nous avons tracée, et en changeant des lois illu— 
soires qui ne sont plus qu’un objet de dérision. Les prohr- 
bitions directes, les peines de toute nature n’ont servi qu'à 
ajouter au scandale du délit celui de l'impuissance et du mé- 
pris de la loi. Mieux vaut, messieurs, et je le dis pour la 
dernière fois, reconnaître qu’il est des impossibilités devant 
lesquelles on doit s'arrêter, et faire acte de sagesse en imi— 
tant, en cette matière, le silence que nous rencontrons dans 
d’autres législations. Approuver le mal serait un crime: il 
ne peut être question de l’approuver dans la loi; il s’agit 
seulement de reconnaître et de mesurer l’autorité réelle et 
effective qu’elle possède, pour ne pas la compromettre en 
l’employant inutilement lorsqu'il est certain qu’elle sera mé- 
connue, Si j'avais à rédiger nos codes, j'y introduirais des 
principes semblables à ceux que la nouvelle jurisprudence 
des tribunaux français vient de consacrer. Il est permis de 
s’arrêter au seul bien qu’il est possible de réaliser, tant qu’on 


ne peut pas arriver au bien absolu *. 
Vicror Mozinier, 


Professeur de droit criminel à la Facul& 
de Toulouse. 


4 Ces idées, que M. Pacheco émettait en 1840, n'ont pas été en entier 
adoptées par les rédacteurs du nouveau Code pénal qui vient d’être pro 
mulgué en Espagne, et qui y est en vigueur depuis le 1er juillet 1848. Le: 


74 REYUX DE LÉGISLATION: 


quel, mis au nombre des délits , est, daus ce Code, l'objet d'uu ensemble 
de dispositions qui y font la matière d'un chapitre spécial. Voici ces dispo— 
sitions que nous croyons utile de faire connaître : 


TITRE IX. — DÉLITS CONTRE LES PERSONNES. 


CHAPITRE VI. — Du Duel. 


_ART. 340. L'autorité qui viendra à apprendre qu’un duel a été concerté, 
fera détenir le provocateur ainsi que celui qui a été provoqué, s’il a ac- 
cepté le combat ; elle ne leur rendra la liberté qu'après qu’ils auront one 
leur parole d'honneur d'abaudonner leur dessein. 

Celui qui manquera déloyalement à sa parole et qui provoquera son ad-— 


versaire, sera passible de la peine de l'interdiction temporaire et absolue 


de toutes fonctions publiques *, et de celle de l'exil moindre **. 
Celui qui acceptera en pareil cas le duel, sera puni du bannissement de 
certains lieux ***. 


ART. 341. Celui qui aura tué son adversaire en duel, sera passible de 


la prison majeure ****. 


-* ART. 31. La peine de l'interdiction absolue et temporaire des emplois publics et 


des droits politiques (inhabilitacion absoluta temporal para cargos püblicos 6 dere- 


Chos politicos ) produit les effets suivants par rapport au condamné : 
- 4° Perte des honneurs, fonctions et emplois publics, lors même qu’ils auraient été 
conférés par l'élection populaire; 

- 20 Privation detous droits politiques actifs et passifs, perdant le temps fixé par la 


gondamnalion; 


. 30 Incapacité d'obtenir les fonctions, emplois, droits et honneurs sus-mentionhés, 


également pendant le temps fixé par la condamnation. 


: Nota. Aux termes: de l’art. 26, la-durée de la peine de l’interdiction absolue:et tem- 


poraire, est de trois à huit années. 

*“* AnT. 108. Le condamné à l'exil moindre ( confiñamiento menor ) résidera d’une 
twaaière fixe dans le liau qui lut aura été assigné par le jugement ; il ne-pourrasortir 
de. ce lieu qu'avec la permission du gouvernement et pour des motifs légitimes. Le 
lieu de l'exil sera éloigné de dix lieues au moins de celui dans lequel aura été com- 
mis le délis et de la résidence amérieure du condamné. L’exilé sera soumis à la sur- 
peillnce de l'autorité. 

Nota. D'après l’art. 26, la durée de l'exil moindre est de quatre à six années. 

“** ART. 109. Celui qui a été condamné au bannissement de certains lieux ( des- 
tierro) sera privé du droit d’uatrer dans l'endroit ou dan: les endroits désignés par 
Ta jugement, e des’introduihe.dans la rayon qu'il déterminera; ce rayon embrassera 
un espace de cinq lîicues au moins et de quinze au plus à partir du point désigné. 
Nota. La durée de ce banaissement est, d'après l’art. 26, de sept mois à trois an- 
“nées. 

* % AnT. 108. La peine D dau dans les-établissements: à ce destinés, 
‘etqui doiwont: ôtre stés, pour laprison mojcure (prisiou mayor ), dans la Pénin- 


DU DUEL EN ESPAGNE. 75 


." S'il n’est résuité du duel que les blessures déterminées au ne {er de l'ar- 
ticle 834, la peine sera celle de la prison moindre *. 

Dans tout autre cas, on appliquera aux combattants la peine de l'arrêt 
majeur “*, même lorsqu'il n’y aura pas eu de blessures. 

ART. 4. Dans les cas suivants, au lieu des peines portées par l'article 
précédent, on prononcera, s'il y a eu homicide, Ja peine de l'exil (confi- 
namiento) ““*, et s’il y a eu les blessures dont il est question dans le no 1er 


sule et les êtes Baléares Ou Canaries; pour la prison moindre ( prision menor), dans 
le territoire du tribunal qui l'a prononcée , et pour la prison correctionneile (prision 
correccional), dans l'étendue de la province dans laquelle le condamné a son do- 
micile, et s'il n’a pas de domicile, dans celle dans laquelle le délit a été commis. Les 
condamnés à la prison ne pourront pas sortir des établissements dans lesquels ils 
subiront leur peine, pendant toute la durée fixée par le jugement ; ils s'y livreront, 
pour leur propre compte, à des travaux de leur choix, mais compatibles avec la disci- 
pline réglementaire. Hs demeureromt cependant forcément soumis sux travaux or- 
ganisés dans l'établissement , fusqu’à ce qu'ils se soient libérés de ee dont ils sont 
débiteurs responsables, d’après les numéros 1 et 2 de l’article précédent ; il en est de. 
Môme pour ceux qui n'ont ni emplois , ni moyens d'existence connus el honnêtes. 

. Nota. L'art. 405 affecte les produits du 1ravail, 1° à l’acquittement des condampa- 
* tions prononcées à titre de réparations civiles ; 20 à l'acquittement des indemnités 
dues à l’établissement dans lequel la peive est sübie: pour dégradations faites par les 
condamnés. La durée de la prison majeure est de sept à douze années, et celle e 
la prison moindre est de quatre à six années ( art. 26 ). s 

“Voir la note précédente pour la peine de la prison moindre. L'art. 334 est ainsi 
conçu : Celai qui a bvssé, frappé où makraité volontairement autrui, fera puni 
comme coupable d’excès graves ( lesiones graves ) : 1° de la peine de la prison ma- 
jenre, si, par suite des excès, loffensé est: en état de démence, dans l’impossibnité 
de travailler, impuissant, privé de l’usage de quelqu'un de ses membres, ou atteiat 
d'une difformité notable ;. 2a de la prison correctiannelle, si les excès ont oecasionné 
à l'offensé nne maladie on incapacité de travail de plus de trente jours, etc. 
© “* ART. 3. L'arrêt majeur ( el arresto mayor) sera subi dans la prison publique 
établie à ces fins dans les chefs-lieux. Les dispositions des paragraphes 2 et 3 de l’ar- 
title 106 sont applicables, dans les cas qu’ils prévoient, aux condamnés à cette peine. 

Nota. Voir l’art. 106, à l’aærant-dernière note La'durée de 1x me de bus 
est, d'après l’art. 26, de un à six mois. | : 

“** ART. 107. Les condamnés à l’exil majeur ( nbteetro er seront con- 
duits dans nne ville ou dans un lieu ( à un puebla 6 distrilo ) situés dans les îles Ba 
Jéares ou Canaries, ou daos un. point isolé de la Péninsule ( &.un punto aislado de. la 
Peninsula ) ; ils y demeureront en pleine liberté sous la surveillance seulement de 
Pautorité. Ceux qui réuniront les conditions d'âge, de santé et de moralité qui sont 
prescrites, paurront être destinés par le gouvernement au service militaire s'ils sont 
célibataires et s’Us n’ont pas des moyens d'existence. L 

. Nou. La durée de l'exil majeur est, d'après l’art. 26, de sept à douze années. Cette. 
peine emporte interdiction absolue de tous emplois et de tous droits politiques ; elle 


76 REVUE DE LÉGISLATION. 


de l'art. 338 *, celle du bannissement de certains lieux ( destierro ) **, 
avec une amende, dans les deux cas, de vingt à cent douros, à savoir : 

4° Contre celui qui a été provoqué au combat, et qui ne s’est battu que 
garce qu'il n'a pas obtenu de son adversaire une explication sur les causes 
du duel ; 

æ Contre celui qui a été appelé sur le terrain (al desaflado), et qui ne 
g'est battu que parce que son adversaire a refusé d'accepter les explica- 
tions suffisantes ou la réparation convenable de l'offense reçue ; 

# Contre l'offensé, qui ne s’est battu que parce qu'il n’a pas pu obtenir 
le son adversaire une explication suffisante ou la réparation convenable 
qu’il lui a demandée. 

ART. 343. Les peines de l'art. 341 seront portées au degré le plus élevé : 

4° Contre celui qui a provoqué en duel sans vouloir exposer à son adver- 
aire ses motifs que ce dernier lui a demandés ; 

& Contre celui qui a provoqué, même avec des motifs , et qui a refusé 
es explications suffisantes ou la satisfaction convenable que lui offrait son 
adversaire ; 

3° Contre celui qui a fait à son adversaire une injure quelconque, et qui 
2 ensuite refusé de lui donner des explications suffisantes ou de lui faire 
ane réparation convenable. 

AnT. 344. Celui qui excitera autrui à provoquer ou à accepter un duel 
sera puni, si le duel a lieu, des peines portées par l’art. 341. 

ART, 345. Celui qui aura injurié une personne ou qui l'aura diffamée 
œour avoir refusé un duel, encourra les peines établies pour les injures 
graves. 

ART. 366. Les témoins d'un duel (los padrinos de un duelo) suivi de mort 
ou de blessures, seront respectivement punis comme auteurs de ces mêmes 
délits (d’homicide ou de blessures) avec préméditation , s’ils ont été les 
grovocateurs du duel, ou s'ils ont usé de quelque déloyauté dans ce qui a 
æapport à son exécution ou à la détermination de ses conditions. 

Ils seront punis comme complices de ces mêmes délits (d’bomicide ou 
de blessures ), s'ils ont concerté un duel à mort ou un duel avec un avan- 
“age connu de l’un des combattants ***. 


soumet le condamné à la surveillance de l'autorité pendant sa durée , et de plus, après 
Qu'elle a été subie, pendant un temps égal à partir de son expiration (art. 57 ). Voir, 
#our l'exil moindre, l’art. 108, à la note deuxième de l’art. 340. 

* Voir l’art. 334, à la note deuxième de l’art. 341. 

** Voir, pour le bannissement de certains lieux, la note troisième de l’art. 340. 

+ L'art. 12 met au nombre des auteurs d’un délit ceux qui ont contraint ou qui ont 
grovoqué directement autrui à le commettre. L'art. 18 déclare complices ceux qu 
nt concouru à l’exécution du délit par des faits antérieurs ou simultanés. L'art. 63 


a 


oo > — 


DU DUEL EN ESPAGNE. 77 


Ils encourront la peine de l'arrêt majeur et d’une amende de cinquante 
à einq cents douros , s'ils n’ont pas fait tout ce qu’ils ont pu pour apaiser 
les esprits , ou s’ils n'ont pas fait en sorte de régler les conditions du duel 
de la manière la moins dangereuse pour la vie des combattants. 

AnT. 357. Tout duel qui aura lieu sans l'assistance de deux témoins au 
moins plus âgés respectivement que chacune des parties, et sans que ces 
témoins aient choisi les armes et réglé toutes les autres conditions du com- 
bat , sera puni: 

1° De la prison correctionnelle , lorsqu'il n’y aura eu ni mort, ni bles- 
sures * ; 

æ Des peines ordinaires portées par le présent Code, s’il y a eu mort 
ou blessures , sans que ces peines puissent être inférieures à La prison cor- 
rectionnelle. 

ART. 348. On appliquera aussi les peines ordinaires portées par le présent 
Code, en y ajoutant celle de l'interdiction absolue et temporaire {inhabili- 
tacion absoluta y lemporal) ** : 

1° À celui qui aura provoqué un duel, ou qui l'aura occasionné dans 
un intérêt pécuniaire ou pour motif immoral ; 

2 Au combattant qui aura eu la déloyauté de manquer aux conditions 
arrêtées par les témoins. 


n’applique aux complices qu’une peine inférieure d'un degré à celle qu'ont encourue 
les auteurs. 

* La durée de l’emprisonnement correctionnel est, d’après l’art. 26, de six mois à 
trois annécs. 

* Voir, pour la peine de l’interdiction absolue et temporaire, la note 1 de l’art. 340. 


78 REVUE DE . LÉGISLATION. 


RÉFORME HYPOTHÉCAIRE. 


pee gr 


Le message du président range la réforme hypothécaire 
au nombre des améliorations législatives les plus urgentes. 
I nous parait done opportun de publier le résumé inédit des 

travaux qui ont été accomplis dans ce sens par une des 
sous-Commissions chargées, il y a quelques années, de 
T'examen de cette grave question. Chargé, comme membre 
et secrétaire de cette sous-Commission, de rédiger les pro- 
cès-verbaux, je l’ai fait avec toute l’exactitude que compor- 
tait la brièveté de ce compte-rendu. Comme le débat a 
porté sur les points les plus essentiels de la réforme hypo- 
thécaire, la lecture de ces procès-verbaux partiels peut 
avoir son utilité en ce moment. | 


L. WoLovwski, 
Représentant du peuple. 


COMMISSION DES HYPOTHÉQUES. 
Présidence de M, le comte Portalis. 


Séance du 25 janvier 1846. 


La première sous-Commission, formée de MM. le comte Por- 
talis, président, Pascalis, Cauchy, Blanqui, Michel Chevalier et 
Wolowski, s’est réunie sous la présidence de M. le comte Por- 
talis, pour procéder à l'examen des questions qui lui ont été 
proposées par M. le garde des sceaux. Tous les membres étaient 
présents, à l'exception de M. Michel Chevalier. 

M. le comte Portalis a donné connaissance des faits qui se sont 
passés depuis la dernière réunion. Les présidents des sept sous- 
Commissions se sont mis en rapport pour poser les questions gé- 


RÉFORME HYPOTHÉCAIRE. 79 


nérales sur lesquelles un avis doit être émis, avant que l’on 
passe à l'examen des difficultés secondaires. Il a donné lecture 
des cinq questions sur lesquelles M. le garde des sceaux vient de 
provoquer Id délibération des sous-Commissions, désirant qu'el- 
lés' lui transmettent leurs avis, pour procéder ensuite à la dis- 
cussion' en assemblée générale. 

Voici le téxte de ces questions : 


PREMIÈRE QUESTION. — Les besoins du crédit foncier réclament-ils une 
réforme de la législation hypothécaire ? 

* DEUXIÈME QUESTION. — Pour constituer le droit de propriété à légard 
des tiers, ne conviendrait-il pas de rétablir le principe de publicité con- 
sacré par l’art. 26 de la loi du 44 brumaire de l’an VII ? 

TROISIÈME QUESTION. — La spécialité doit-elle être la base du régime 
hypothécaire ? 
” Jusqu’à quel point atteindra-t-elle : 
* L'hypothèque conventionnelle, 
L’hypothèque judiciaire, 
. L'hypothèque légale ? 

QuarTRième QUESTION. — La publicité, considérée comme une autre 
base .non. moins essentielle de l’hypothèque , doit-elle être exigée pour 
toute espèce d’hypothèque, soit conventionnelle, soit judiciaire, soit 
légale ? | 

Convient-il de l'appliquer à tous les autres droits qui péuvent grever 
la propriété immobilière ? 

Cinquièke quESsrion. — À qui. appartient le droit de purger l’hypo- 
thèque ?' 

Le bailleur de fonds ne pourrait-il pas, à cet égard, être placé sur la 
même ligne que l'acquéreur ? 

SIXIÈME QUESTION. — Les formalités à rémplir séront-elles les mêmes, 
quelles que soient les hypothèques conventionnelles , judiciaires ou lé- 
gales qui grèvent l’immeuble ? 


- Le débat s'est immédiatement ouvert sur la on ques- 


tion, ainsi conçue : 
‘ « Les besoins du crédit foncier réclament-ils une FREE de 
la législation hypothécaire ? » 


80 REVUE DE LÉGISLATION. 


M. Blanqui croit qu’un principe supérieur domine toute cette. 
matière. Î1 faut décider, avant tout, s’il y aura ou non égalité 
complète entre les obligations contractées par la fortune mobi-, 
lière et la fortune immobilière ; si les voies d'exécution seront 
différentes ; si, d’un côté, le débiteur pourra être en quelque 
sorte foudroyé par le créancier, tandis que le propriétaire fon- 
cier continuera à opposer une force d'inertie et les longueurs de 
la procédure, en trouvant, dans les formalités nombreuses et 
coûteuses de l’expropriation, un refuge pour sa mauvaise foi. Il 
pense que l’on ne doit pas persévérer dans une mauvaise voie, 
etqu'il faudrait mobiliser les ressources du crédit territorial. 
Les intérêts des femmes et des mineurs ne sauraient y faire 
obstacle ; car la loi de la solidarité doit relier tous les membres 
de la famille. Il est peu moral qu'un mari se couvre du privilége 
de sa femme, pour déserter l’accomplissement de ses obliga- 
tions. Les précautions prises par la loi, en faveur des proprié- 
taires fonciers, ont tourné contre ceux-ci, car elles ont paralysé 
leur crédit ; elles les ont livrés en proie à l'usure, de manière que, 
par un singulier revirement, la propriété du sol, qui était une 
propriété privilégiée avant 1789, devient maintenant inférieure 
à la propriété mobilière, et par le revenu, et par les ressources 
qu'elle peut offrir. 


M. Blanqui est donc d'avis que notre Code hypothécaire a 
besoin d’être refondu en entier, d’après le principe d’une égalité 
absolue entre la fortune immobilière et la fortune mobilière. 


M. Cauchy ne partage pas cette opinion; il croit qu'il faut exa- 
miner, avant tout, s’il est avantageux que l’agriculture puisse 
emprunter, et sa réponse serait négative à cet égard. Le revenu 
que procure le sol est toujours au-dessous de l'intérêt que le 
propriétaire devra servir pour l'emprunt hypothécaire; et com- 
ment parviendra-t-il à rembourser le capital à l'échéance ? où le 
prendra-t-1l? S’il emprunte, 1l marche donc à une ruine cer- 
taine, à moins qu’il ne possède d’autres ressources que celles que 
donne le sol, à moins qu’il n’ait consacré les capitaux emprun- 


RÉFORME HYPOTHÉCAIRE. 81 


tés à des entreprises étrangères à l'agriculture, ce qui se prati- 
que le plus souvent. 

Alors ce n’est pas la terre qui profite du crédit, elle sert seu 
lement d’instrument pour battre monnaie. Le crédit foncier 
existe, mais le crédit agricole est absent ; ce sont les fermiers 
qui exploitent; peu leur importe que le propriétaire trouve ou | 
non de l'argent. En dernier lieu, il ne faut pas, au moyen de 
fcilités périlleuses, ébranler la propriété territoriale, base la plus 
solide de l’ordre dans l'Etat. Les projets de mobilisation du sol 
seraient dangereux s'ils devenaient applicables. 

. M. Wolowski pense qu'il serait superflu de discuter sur le 
point de savoir si les propriétaires doivent ou non avoir recours 
au crédit, si les emprunts leur sont avantageux ou funestes. 
Nous n’opérons pas dans le vide; un fait considérable détruit 
l'objection préalable que M. Cauchy a soulevée. Plus de douze 
milliards de créances grèvent aujourd’hui le sol ; les propriétaires 
ont emprunté dans le passé, ils emprunteront à l'avenir ; la seule 
différence qui dérive d’une bonne ou d’une mauvaise organisa— 
tion des droits réels repose dans les conditions auxquelles les 
emprunts se trouvent contractés. Si le créancier obtient la soli- 
dité du placement et la facilité du recouvrement, il diminuera le 
taux de l'intérêt ; dans le cas contraire, il le portera fort haut, . 
comme cela se pratique aujourd'hui où le sol est grevé, en 
moyenne, d'après les évaluations les plus modérées, d'un inté- 
rêt supérieur à 6 pour 100. L'effet direct, immédiat d’une bonne 
loi hypothécaire, serait le dégrèvement de la propriété fon- 
cière. 

Tout en seralliant, en grande partie, à l'opinion de M. Blan- 
qui, M. Wolowski croit que la nature des choses résiste à une 
assimilation complète des fortunes mobilières et immobilières. : 
L'exécution peut être prompte, instantanée, quand il s’agit de 
valeurs mobilières : car celles-ci ne fournissent point d'assiette 
à des droits permanents, qui puissent s’y incorporer en quelque 
sorte, et dont le conflit ou le concours oblige à des formalités 
spéciales dans le règlement des intérêts territoriaux. 

NOUV. SÉR. T. XIV. 6 


82 KEVUE DE LÉGISLATION. 


- Ces formalités peuvent et doivent être simplifiées et accélé- 
rées ; mais comme elles dépendent des droits qu’elles sont ap- 
pélées à sauvegarder, il faut que ces droits eux-mêmes subissent 
une révision qui les amène à une certitude mieux assise, et qui 
évite les contestations. Au lieu de s'arrêter à la surface, c'est au 
fond même qu'il est nécessaire de s'attaquer. 

Une distinction essentielle doit être faite entre les droits des 
femmes et des mineurs. Ces derniers sont des êtres passifs, dont 
Tavoir ne saurait être trop soigneusement garanti; la tutelle a 
pour but de conserver là fortune des incapables. 

: Quant aux femmes, leur position est différente ; elles partici- 
pent à l'existence de leurs maris, elles profitent de l’accroisse- 
ment de la fortune conjugale ; elles devraient être associées aux 
pertes. Le régime de la communauté, tel que le Code l’a orga- 
nisé, manque de base dans l’état social actuel ; il consacre l’exi- 
stence des prepres, qui ont été supprimés dans le titre des suc- 
cessions; il établit une distinction mal fondée entre l'avoir 
mobilier et immobilier, et conduit ainsi à des contradictions 
choquantes. 

- La communauté universelle répondrait mieux à l'essence du 
mariage ; elle lèverait les nombreuses difficultés que les hypo- 
thèques légales font surgir. 

I est aussi un autre régime, simple dans son vigoureux isole- 
ment, qui sépare les intérêts des époux, qui immobilise la for- 
tune de la femme, pour réserver un refuge à la famille dans les 
mauvais jours : c'est le régime dotal. Sans doute il soulève de 
graves objections économiques ; mais du moins il est à l’abri de 
cette complication qui résulte du régime bâtard de la commu- 
nauté admise par le Code. Communauté universelle, ou régime’ 
dotal, telles sont les deux: solutions logiques, rationnelles des: 
rapports entre-époux ; dans les deux cas, le régime hypothécaire. 
profite d’une simplification notable ; ses droits sont clairement 
définis, le crédit peut: naître et se développer. L 

: Une réforme hypothécaire est indispensable au crédit du sol; 
mais, pour être complète, il faut qu'elle se lie à une modifica- 


RÉFORME HYPOTHÉCAIRE. 83 


tion daas les lois qui régissent l'administration des biens des in- 
capables ; car l’hypothèque est toujours l'accessoire d’un droit 
préexistant. | 

. . Les progrès de la fortune mobilière ont singulièrement mo- 
difié la question depuis un demi-siècle ; la protection promise 
par le Code aux incapables est insuflisante, car elle est inégale ; 
Ja moitié, au moins, des maris et des tuteurs ne possèdent pas 
d'immeubles. Il faut donc reviser nos lois, autant dans l'intérêt 
bien entendu des incapables que dans l'intérêt du crédit. 

. M. Pascalis comprend à merveille que l’on songe à fortifier 
des garanties acquises aux incapables ; mais il ne faudrait pas, 
pour y arriver, retrancher celles que le Code a consacrées. 
Quant à la longueur des expropriations, la loi récente sur les 
saisies immobilières y a pourvu; il faut attendre qu’elle ait 
-porté ses fruits, avant de nous lancer dans de nouvelles expé- 
riences. | | 
- M. le comte Portalis, répondant aux assertions de M. Blanqui, 
établit que la lenteur et les délais qui pèsent sur le recouvre- 
went de la créance hypothécaire sont une compensation de la 
sécurité du gage immobilier, Pourquoi la loi est-elle plus sévère 
vis-à-vis du débiteur ordinaire ? Pourquoi s’attaque-t-elle même 
à sa liberté par la contrainte personnelle, qui, du reste, tend à 
disparaître ? C’est que la fortune mobilière est facile à détourner, 
.qu’elle ne présente qu’une garantie fugitive. 
= En outre, le législateur n’a pas méconnu la différence qui 
existe entre l'héritage immobilier, qui vient des parents, qui doit 
.échoir aux enfants et sur lequel la famille a une sorte de droit 
de copropriété, de l'avoir mobilier, fruit du travail personnel de 
l’homme, et par conséquent dévolu à une liberté absolue de dis- 
position. Dans la fortune mobilière, il n’y a en présence qu’un 
débiteur et qu’un créancier ; dans la fortune immobilière, on 
rencontre, en outre, l'intérêt de la famille et l'intérêt social. 

M. Wolowski fait observer que l'accroissement de la fortune 
. Mmobilière a effacé en grande partie la distinction posée par 
M. Portalis. Aujourd’hui l'héritage se compose autant de valeurs 


84 REVUE DE LÉGISLATION. 


mobilières que de valeurs immobilières ; la propriété mobilière 
ne saurait plus être envisagée comme l’émanation directe du 
propriétaire. 

Ce déplacement de l’importance relative des deux éléments 
qui constituent la richesse privée doit se réfléchir dans la loi ; la 
révision de cette partie du Code est indispensable, parce que 
les faits qu'il est appelé à régler se sont modifiés. La protection 
des incapables doit être générale, uniforme ; s’il est possible de 
la procurer aux femmes et aux mineurs dont les maris et les 
tuteurs ne possèdent pas d'immeubles, pourquoi laisser peser 
sur le sol des entraves funestes, pourquoi le mettre en interdit ? 

Les craintes manifestées au sujet de la mobilisation du sol ont 
beaucoup de puissance, mais un bon régime hypothécaire ne 
tendra point à mobiliser le sol, ce qui serait aussi inutile que 
dangereux, mais à mobiliser le crédit du sol, ce qui raffermira 
la propriété, au lieu de la rendre incertaine et vagabonde. 

La question du crédit territorial se présente sous un double 
‘aspect. Il faut accroître la solidité des garanties offertes ; il faut 
en même temps arriver à une organisation spéciale dont le mo- 
dèle se rencontre déjà dans d’autres pays, et qui mette les 
obligations du propriétaire en rapport avec ses ressources. 

M. Cauchy l’a dit avec raison , le cultivateur marche le plus 
souvent à sa ruine quand il contracte un emprunt, car il est 
hors d'état de rembourser à l’échéance, et il se trouve saisi dans 
l'engrenage des renouvellements onéreux. La terre ne paye que 
successivement, par un accroissement de revenu constant, mais 
modique, les sacrifices qu’on fait pour elle ; les capitaux em- 
‘ployés en améliorations agricoles s’immobilisent dans le sol ; on 
ne les reforme pas avec la même rapidité que dans l’industrie et 
dans le commerce. Il faut donc que le cultivateur, au lieu d’être 
-contraint de rembourser intégralement le capital à échéance tixe 
et rapprochée, puisse se libérer par fractions, au moyen d'un 
amortissement sagement échelonné. Autrement, la meilleure 
loi hypothécaire ne suffira pas pour fonder le crédit du sol d'une 
‘manière féconde. La révision de cette partie de notre Code doit 


RÉFORME HYPOTHÉCAIRE. 85 


être regardée comme le préliminaire obligé de l’organisation du 
crédit territorial. Envisagée de cette manière, elle constitue la 
question la plus haute dont le législateur puisse s'occuper, car 
elle touche aux éléments essentiels de la production et de la 
distribution des richesses. 

Les questions de douanes sont à l’ordre du jour ; le moment 
approche où le vieux système des douanes va céder le pas à la 
liberté des échanges. Mais ne serons-nous pas toujours dans un 
état d'infériorité vis-à-vis des autres pays, si l’industrie fonda- 
mentale, l’industrie agricole, continue à payer au capital la 
lourde rançon de 6, de 7 pour 100 et plus d'intérêt, tandis 
qu’en Allemagne, par exemple, elle se procure les ressources 
nécessaires à 3 et demi ou 4 pour 100, avec l'immense avan- 
tage de ne pas être exposée à la menace permanente de l'ex- 
propriation, car le crédit foncier y est organisé de manière à 
permettre la libération des propriétaires, au moyen d’une 
légère prime d'amortissement ajoutée au service des intérêts an- 
nuels. 

Le mécanisme de cette organisation est fort simple ; il existe 
un intermédiaire entre les propriétaires et les capitalistes, une 
caisse centrale qui perçoit les intérêts annuels ainsi que l’amor- 
tissement, et qui déverse ces sommes sous forme d'arrérages 
aux porteurs des lettres de gage (Pfandbriefe), des obligations 
hypothécaires, en même temps qu'elle fait face, au moyen d’un 
tirage périodique, au remboursement de ces titres, au pair. Les 
créanciers ne connaissent que la caisse centrale ; les titres sont 
uniformes ; ils se négocient comme les inscriptions de rentes sur 
l'Etat ; de façon qu'au lieu d’attendre son payement de longues 
années, comme le fait le créancier hypothécaire, le détenteur de 
l'obligation a constamment ses fonds à sa disposition. La régula- 
rité du service des intérêts et le remboursement au pair, par 
voie de tirages successifs, maintiennent les cours, empêchent les 
oscillations brusques de cette valeur, et s FOPpOÉAN aux manœu- 
vres de l’agiotage. 

La Caisse centrale a, vis-à-vis de ses contribuables, les pro- 


66 REVUE DE LÉGISLATION. 


priétaires fonciers, les mêmes droits que le Trésor public pou 
le recouvrement de l’impôt. Cependant le remède extrême de 
l'expropriation n’est presque jamais nécessaire, car ce n’est pas 
le service des intérêts, c’est la nécessité de remhourser le ca- 
pital qui entraîne cette mesure d'exécution dans les pays qui, 
comme la France, sont privés de l'institution féconde des lettres 
de gage. À 

La Caisse centrale peut être constituée sous forme d’associa- 
tion de propriétaires, comme en Allemagne, ou sous forme de 
banque, de spéculation privée ; ou enfin elle peut être annexée 
au Trésor public en appelant l'Etat à remplir ce rôle tutélre 
d'intermédiaire entre les propriétaires et les capitalistes. 

La forme d'application variera, le principe restera le même, 
et la base reposera toujours sur la solidité de la garantie offerte 
par la propriété. | 

Si cette garantie est mébranlable, si elle ne peut pas être tros- 
blée par des prétentions, inconnues dans l’origine à la Caisse 
centrale, la prime, qui grossit l’intérêt de la garantie du risque 
couru, s’effacera ; l'imperfection de la loi hypothécaire se traduit 
toujours en prime de cette nature, et le seul moyen d'en dé- 
grever le sol, c’est d'améliorer la loi. La réforme de la législation 
hypothécaire est donc indispensable à la bonne constitution du 
crédit foncier, elle en est le point de départ obligé. 

. On a prétendu que l’agriculture n’était pas intéressée au ne 
dit foncier, parce que le propriétaire n’exploite pas par lui- 
même. Îci encore la situation se modifie essentiellement; par un. 
mouvement continu, irrésistible, la terre se concentre de plus 
en plus entre les mains de ceux qui l'exploitent par eux-mêmes ; 
la question du crédit agricole tend donc à se confondre avec 
eelle du crédit foncier. Les propriétaires des domaines plus vas- 
tes, qui ne veulent pas en être expulsés, seront forcément ame- 
aés à se livrer à l'mdustrie agricole; ce qui. les retient trop sou 
vent, cest l'absence des capitaux, ce sont les conditions 
onéreuses, impossibles, auxquelles se réalisent les emprunts 
destinés à l'achat des instruments, des bestianx, au fonds:de 


RÉFURME HYPOTHÉCAIRE. & 


madement et. sux améliorations agricoles. Le crédit, autrement. 
constitué, favoriserait l’utile. émigration des propriétaires, deve- 
nus aujourd'hui citadins, et qui redeviendraient agriculteurs en 

apportant avec eux les riches ressources d’une exploitation plus 
large et de lumières acquises. Enfin, la situation n'est pas libre ; 

nous sommes en présence d’une dette énorme qui écrase le sol. 
et qu'on pourrait convertir en une dette moins onéreuse. Nier 

les bienfaits du crédit territorial, mieux organisé, ce serait nier 

le bienfait du dégrèvement de l’impôt foncier ; car, que le pro- 
prétaire se libère vis-à-vis du Trésor ou vis-à-vis du créancier, 

là charge pèse également sur lui. 

= Gr, une dette réelle de onze milliards impose à la propriété: 
territoriale un tribut annuel de 700 millions. En admettant qu'il 
est perçu en moyenne sur le pied de 6 pour 100, et qu'une au- 
tre forme du crédit, assise sur la publicité complète des droits 
réels, fasse descendre à 4 pour 100 seulement le taux de l’inté- 
rêt, la propriété territoriale se trouvera dégrevée d'une somme 
annuelle plus importante que la totalité de l’impôt foncier. 

En outre, la faculté de se libérer par voie d'amortissement. 
 avéterait les poursuites en expropriation. Un demi pour 100 
d'intérêt éteindrait la dette en cinquante-six ans, 1 pour 106 en: 
Œœearante-un ans, ® pour 100 en vingt-huit ans; c'est-à-dire. 
qu'en payant 4 et demi, 5 ou 6 pour 100, le propriétaire serait. 
#oins chargé qu'il ne l’est aujourd’hui par le seul acquittement 
de l'intérêt, et qu’il se trouverait libéré du capital au bout d'un 
certain nombre d'années. 

Ce résultat est assez grand pour prov oquer l'intervention du 
de 

+ M. le comte Portalis reconnaît qu'aujourd'hui la possession de 
la terre devient un objet de luxe pour. ceux qui ne l’exploitent, 
point par eux-mêmes. Il pense que l'agriculture aurait d'immen-- 
ses progrès à réaliser chez nous si elle était mieux secondée par: 
k& capital. L'importance des nouveaux intérêts que le dévelop 
pement de la richesse mobilière a fait surgir, n'a point échappé 
à son attention, et il est convaincu que nos Codes doivent rete- 


88 | REVUE DE LÉGISLATION. 


voir l'empreinte de cette grande révolution accomplie dans Ja 
constitution de la richesse publique et privée. 

M. Pascalis demande s'il ne serait pas possible, dès aujour- 
d'hui, d'organiser une caisse centrale de la nature de celles dont 
M. Wolowski a parlé, et si l'endossement des contrats hypothé- 
caires ne suffirait point pour satisfaire les exigences du crédit? 
Ïl croit aussi que ce sont les droits fiscaux qui pèsent principale- 
ment sur les emprunts hypothécaires, et qu'on ne saurait tou- 
cher qu'avec réserve aux revenus du Trésor. 

M, Wolowski répond que la Caisse centrale du crédit ne peut 
s'établir avec chance de succès que si elle améliore notamment 
la position de la propriété par une forte diminution sur le taux 
de l'intérêt, et cette diminution est impossible sans une révision 
rationnelle de la loi hypothécaire. | 

La faculté d’endosser les contrats d'emprunt ne servirait de 
rien, s’il fallait que les acquéreurs eussent toujours à vérifier la 
solvabilité des immeubles donnés en gage. Pour qu’un titre cir- 
cule facilement, il faut que sa valeur soit authentique, certaine, 
il faut sortir des liens du crédit individuel. 

Quant aux droits du fisc, il serait temps d’affranchir la pro— 
priété territoriale d'une sujétion à laquelle échappe la propriété. 
mobilière ; la prospérité générale, l'accroissement des revenus 
indirects compenseraient et au delà le sacrifice apparent du 
Trésor. D'ailleurs, la somme annuelle de ces droits n’est pas 
aussi considérable que le suppose M. Pascalis ; elle ne s'élève pas 
à 15 millions, en y comprenant les droits d'enregistrement, de 
cession et de timbre. | 

M. Cauchy déclare que si le propriétaire peut être mis à cou— 
vert du remboursement intégral du capital emprunté, et se libé- 
rer au moyen d’un amortissement gradué, la plupart des objec- 
tions qu'il avait élevées contre les emprunts territoriaux dis- 
paraissent. Il fait des vœux pour qu’un établissement analogue à 
ceux de la Prusse, du duché de Posen, de la Pologne, pee 
être fondé en France. 

. M. Blanqui insiste avec force sur les considérations économi- 


RÉFORME HYPOTHÉCAIRE. 89 


ques qui militent en faveur de la réforme hypothécaire ; il déve- 

‘loppe surtout l'argument relatif à la production agricole et aux 
tarifs de douane, que M. Wolowski n'avait fait qu'’indiquer. 

M, le comte Portalis met ensuite aux voix la première ques- 
tion, qui est résolue affirmativement à l'unanimité, 

La même solution est adoptée, également à l’unanimité, sur la 
seconde question : « Pour constituer le droit de propriété à l’égard 
es tiers, ne conviendrait-il pas de rétablir le principe de publi- 

cité consacré par l’article 26 de la loi du 14 brumaire an VII?» 

. M. le comte Portalis a expliqué l'importance de la transcrip- 
tion rendue obligatoire. La décision contraire, qui a passé dans le 
Code, s’y est en quelque sorte glissée par l’inadvertance du Con- 
seil d’État ; il est nécessaire de donner aux droits réels une as- 
siette fixe, certaine , inattaquable. 

La discussion des autres questions est renvoyée au dimanche 
8 février. 


Séance du 8 février 1846. 


Étaient présents MM. le comte Portalis, Cauchy, Michel Che- 
valier et Wolowski. | 

M. le comte Portalis a mis en discussion la troisième ques- 
tion, ainsi conçue : 

« La spécialité doit-elle être la base du régime isa sd 

« Jusqu’à quel point atteindra-t-elle : 

« L'hypothèque conventionnelle, 

« L’hypothèque judiciaire, 

« L'hypothèque légale ? » | 

M. Wolowski pense que la spécialité est le pivot nécessaire du 
système hypothécaire. Quand un créancier stipule un droit d'hy- 
pothèque , il ne traite pas en réalité avec le débiteur, puisqu'il ne 
consent point à faire l'avance des capitaux sur le crédit person- 
nel de ce dernier ; il traite avec l'immeuble, représenté par le 
propriétaire. Chaque immeuble doit donc avoir un compte ou- 
vert qui détermine nettement les charges qui le grèvent , et qui 


9 ‘REVUE DE LÉGISLATION. 


- permette d'apprécier la portion libre, pouvant servir de gage à 
“an nouvel emprunt. En dehors du principe de la spécialité rigeu- 
reusement observé, cette base du crédit rée/ disparaît. Il fout 
éu renoncer à rien organiser de complet, de satisfaisant, ou 
bien admettre comme point de départ la spécialité des charges, 
c’est-à-dire l'attribution directe de chaque créance à une pro- 
-priété distincte. A son avis, tout le régime de publicité ne con- 
-duirait qu’à une déception , s’il n’était pas fortifié par EApent 
de la spécialité. 
- M. Michel Chevalier croit que cette question doit se combäner 
avec l'institution du cadastre, destiné à bien asseoir la propriété, 
à bien la définir de toute façon. La spécialité existe dans l’inten- 
tion du législateur ; mais peut-on arriver à l'évaluation de k 
propriété qui servira de base à la spécialité? Tel est le point 
auquel on se trouve nécessairement ramené quand on creuse 
cette matière. La spécialité et la publicité des charges sont in- 
dispensables pour fonder le crédit ; mais on ne saurait se renfer- 
mer dans les données du droit civil, il faut, pour réaliser l’ap- 
plication de ces deux grands principes , avoir recours au cadas- 
tre et à l'enregistrement. | 
M. Cauchy reconnaît qu’en théorie il ne saurait subsister ni 
difficulté, ni doute sérieux. Les embarras naissent à l’applica- 
tion; la spécialité est une chose utile, excellente; cependant 
elle ne doit pas absorber les intérêts considérables qui réela- 
ment la protection du législateur et qu'il faut défendre. La spé- 
cialité se trouve en conflit avec les intérêts des femmes, des 
mineurs et avec ceux des créanciers munis d’une hypothèque 
judiciaire ; leurs droits ne sauraient être ni LEONE ni ef- 
ie 
- M. le comte Portalis constate que tout le monde se rallie au 
principe général de la spécialité, sauf l'examen des droits qui 
exigeraient une réserve. Aucune difficulté ne s'élève quant à 
l'hypothèque conventionnelle ; celle-ci est nécessairement spé 
ciele, elle porte sur des immeubles déterminés. Il en est autre 


rhent de l'hypothèque judiciatre et de l'hypothèque ka, et, 


RÉFORME HYPOTHÉCAIRE. 91: 


pour procéder avec ordre , il faut étudier séparément les ques- 
tions d’une nature entièrement différente que ces deux sortes de 
droits soulèvent , en commençant par l’hypothèque judiciaire , 
moins compliquée et moins sujette à de longs débats. 

: L’hypothèque judiciaire naît de la force du jugement ; c’est le 
créancier chirographaire qui obtient la faculté de transformer 
son droit personnel coxttre le créancier, en un droit. réel sur les 
immeubles possédés par ce dernier. Faut-il que cette attribu- 
tion de. drott réel, en vertu de la sentence du juge, continue à 
frapper tous les biens du débiteur sans désignation ni restriction 
quelconque . ou bien ne grèvera-t-elle que des AREURIeE spé- 
cifiés , déterminés ? Tel est le point à décider. 

M4. Wolowski voit dans l'hypothèque judiciaire une sorte de 
wayen terme entre l'hypothèque conventionnelle et l’hypothè- 
que légale. Aux termes du Code , elle est assujettie à l'inscrip- 
tion comme la première, et frappe tous les biens du débiteur 
comsne la seconde: | 
- N'y a-tt pas quelque chose. d’exorbitant dans ce privilége, 
et: ne faudrait-il pas ou obliger le créancier à spécialiser son 
gage.,.ow même supprimer complétement l'hypothèque judi- 
eidiré? M... Wolowski pencherait vers. ce dernier parti; il.trouve 
quelque. chose .de. peu: équitable à ce privilége acquis par le 
créanaier chirographaire, le plus dur, le plus exigeant, au dé- 
triment des: autres créanciers dont le titre. est le même, et qui 
se trouvené prime par lui. Ne doit-on pas craindre que le besoin 
dB créer: cette position. avantageuse n'entraîne, pour la. masse 
des créanciers , umrésuléat. fatal? Tous. se précipiteront dans. les 
poursuites: à. l’envi.les uns des autres, afin. de ne pas subir une 
cœndiion inférieuseà.cele des créanciers les plus diligents:; la 
ruine du débiteur, la disparition du gage coramun,, sera au bout 
de sette mamère-de procéder. La loi a tort d'investir d’un avan- 
tage. ausi considérable le: prémier créancier qui obtient juge- 
ment, c'est. décerner en quelque. sorte le prix de la course dans 
les poursuites: intentées au débiteur. 

Mais si la: poopasñition de supprimer l’hypothèque judiciaire 


92 REVUE DE LÉGISLATION. 


paraît trop radicale , du moins les considérations qui viennent 
d'être indiquées semblent-elles conduire à limiter l'application 
de ce privilége. La loi est trop partiale en faveur du créancier 
muni d'une hypothèque judiciaire ; en même temps qu’elle lui 
attribue un droit nouveau, considérable, qu’il ne tenait pas de 
son contrat, qu’il n'avait nullement stipulé , elle frappe de ce 
droit tous les biens présents et à venir, elle suscite les questions 
délicates du concours de l’hypothèque générale et de l’hypothè- 
que spéciale en se montrant trop libérale dans l'attribution du 
privilége émané d’un jugement. Si l’hypothèque judiciaire est 
conservée , il faut au moins qu’elle se plie aux exigences du ré— 
gime de la spécialité. 

M. le comte Portalis pense que M. Wolowski, en opinant pour 
la suppression de l’hypothèque judiciaire et en se fondant sur 
l'inégalité qui en résulte pour les créanciers munis originaire- 
ment du même titre , a oublié que l’hypothèque judiciaire ne dé- 
rive pas seulement des obligations , mais aussi des condamna- 
tions, soit pénales, soit à des dommages-intérêts. La suppression, 
difficile dans un cas, serait entièrement inacceptable dans l'autre. 
M. Cauchy croit que l'hypothèque judiciaire doit être mainte- 
nue, et qu’elle doit conserver le bénéfice de la généralité. Le 
plus souvent le créancier ne connaît pas les immeubles de son 
débiteur ; le forcer à spécialiser le gage, ce serait l’en dépouiller. 
L'hypothèque judiciaire résulte fréquemment de jugements des 
tribunaux de commerce, qui ne sauraient entrer dans l'examen 
des questions civiles soulevées par la réduction du privilége de 
l'hypothèque judiciaire à des immeubles déterminés. 

M. Michel Chevalier revient sur les considérations qu'il 2 
déjà présentées relativement à l'union nécessaire , intime , qui 
existe entre l'organisation du régime hypothécaire et le mou- 
vement d’autres grandes machines administratives et financières. 
Dans toutes les questions soulevées à l’occasion du crédit, on 
viendra se heurter contre les mêmes difficultés , et on risque de 
se trouver poussé dans une impasse , si on ne commence point 
par déterminer quelle est la nature des biens destinés à servir 


RÉFORME HYPOTHÉCAIRE. 93 


de gage aux créanciers, quelle est leur valeur et quelles sont les 
charges dont ces hiens se trouvent grevés. L’hypothèque judi- 
ciaire ramène forcément à ces questions fondamentales : com- 
ment, en l'absence d'un cadastre bien fait, le juge appréciera- 
t-il l'importance des domaines sur lesquels l’hypothèque judi- 
ciaire pourra porter ? Ce sont d’autres machines administratives 
et financières qui mettront ces faits en évidence , qui révéleront 
la valeur du sol et les conditions de son existence. Ces machines 
sont hors de service aujourd’hui; elles produisent peu d'effet 
avec un grand effort, comme la célèbre machine de Marly, vieil- 
lie maintenant, après avoir excité une vive admiration. C’est de 
ce côté que les réforines doivent se diriger, autrement tout essai 
d'organiser un bon système hypothécaire avortera. D’utiles tra- 
vaux ont déjà été accomplis dans ce sens, notamment ceux d'un 
employé supérieur de l’enregistrement, M. Loreau, et du prési- 
dent du tribunal d'Alais, M. de Robernier. S'ils n'ont pas en- 
tièrement résolu le problème , ils ont approché de très-près de 
la solution , et en complétant les indications qu'ils ont fournies, 
on peut espérer arriver à un résultat satisfaisant. 

M. Wolowski ne partage pas l’avis de M. Michel Chevalier’; 
sans nier que les réformes accessoires dont celui-ci a parlé ne 
puissent être fort utiles, il croit que l’organisation du système 
des droits réels peut sans cela obtenir une grande amélioration. 

En ce qui concerne l’hypothèque judiciaire, la spécialité et la 
publicité, ces deux principes inscrits dans la loi, mais trop mé- 
connus dans l'application, suffisent, s'ils sont fermement et fidè- 
lement mis en œuvre, pour écarter les indécisions dont le juge 
pourrait se trouver assiégé quant à l'évaluation des charges déjà 
assises sur l'immeuble. Quant à l'appréciation de la valeur de 
celui-ci , elle résultera toujours du rapprochement de certains 
faits, de la comparaison des actes de vente, de loyer, etc. Le 
cadastre servirait ici d’élément utile ; mais il ne pourrait tenir lieu 
de l'appréciation du magistrat, car les faits sur lesquels le cadas- 
tre repose varient sans cesse , et la valeur des propriétés est es- 
sentiellement relative; elle n’a rien d’absolu, de permanent. 


94. REVUE DE LÉGISLATION. 


M. Wolowski, en écartant la question de la suppression abso— 

lue de l’hypothèque judiciaire, pour ne pas prolonger un débat 
dans lequel il n’espère pas l'emporter, insiste sur la nécessité de’ 
spécialiser le gage judiciaire. Est-ce donc se montrer trop ext-- 
geant vis-à-vis du créancier, dont le droit personnel se trans- 
forme en droit réel, que de lui demander de désigner les im- 
meubles sur lesquels il entend asseoir cette garantie nouvelle, 
et de spécifier la somme pour laquelle chacun de ces inimeubles 
se trouverait grevé ? Sans doute sa position est plus commode 
aujourd'hui ; en vertu du jugement , il met en interdit, par une 
seule inscription, tous les immeubles du débiteur situés dans un 
arrondissement de conservation des hypothèques. Mais faut-il 
sacrifier à cette commodité les besoins du crédit, la pureté du 
principe de la spécialité qui doit cesser d’être une lettre morte 
dans la loi ? 

Le créancier doit se donner la peine de découvrir les immeu- 
bles du débiteur; cela lui sera d’autant plus facile, que la Com- 
mission a déjà admis la nécessité de la éranseription d’une manière 
générale, absolue. I ne faut pas oublier ce point de départ d’un 
droit nouveau. 

La spéciulité ne rencontre un obstacle sérieux qu'en ce qui 
concerne les biens à venir; mais est-il indispensable de donner 
cette extension à l'hypothèque judiciaire ? 

M. le comte Portalis reconnaît que les considérations puissan- 
tes, les idées d'intérêt général et d’ordre public qui se rencon- 
trent dans l’hypothèque légale des femmes et des mineurs, ne 
se trouvent pas dans l'hypothèque judiciaire qui ne sort point du 
cercle des relations privées, et qui peut par conséquent subir 
certaines restrictions, em cédant devant un intérêt supérieur, ce- 
lui de la publicité et dela fixation des charges. Il serait disposé 
à ne pas frapper de cette hypothèque les biens à venir sur les- 
quels le créancier n'a pas dû compter, et que le débiteur peut 
soustraire à la poursuite réelle. 

La suite de la diseussion a été renvoyée au dimanche 45 fé- 
vrier. | 


RÉFORME HYPOTHÉCAIBE. 95 


Séance du 15 février 1846. 


Étaient présents : MM. le comte Portalis , Pascalis, Cauchy, 
Blanqui, Miche Chevalier et Wolowski. 

La discussion continue sur la question de la spécialité des 
hypothèques judiciaires. 

M. Pascalis pense qu'il est fort difficile d'appliquer le principe 
de la spécialité d'une manière absolue. Le créancier poursui- 
vant en vertu d’une obligation, connaît-il la situation des im- 
meubles de san débiteur? Non, et la nécessité qui lui serait 
imposée de, prendre une inscription déterminée sur chacun 
d’eux , limiterait singulièrement l'étendue de son droit, établi 
en vertu d’un jugement. Sa position est tout autre que celle 
d’un créancier muni d’une hypothèque conventionnelle, car ce 
dernier a toujours connaissance, en vertu du consentement libre 
du débiteur, de l’immeuble sur lequel la garantie est assise. 
D'ailleurs, lorsqu'un propriétaire laisse prendre jugement con- 
tre lui, c’est une preuve que ses affaires sont en mauvais état, 
qu'il est gêné ; il faut donc étendre le gage du créancier. Toute 
restriction serait contraire à la situation respective des parties ; 
il faut donc maintenir la législation actuelle en ce qui concerne 
les biens présents. 

Quant aux biens à venir, puisque la loi permet ie les hypo- 
théquer en vertu d’une obligation, pourquoi refuserait-on au 
jugement la même puissance? Seulement, il serait utile de 
prescrire ici que le jugement ne conférerait hypothèque sur les 
biens à venir qu’à mesure que l'inscription viendrait les frapper. 

M. le comte Portalis exprime une opinion analogue; il serait 
fort difficile de déterminer d'une.manière restrictive la portée de 
l’hypothèque judiciaire : ce n’est pas au créancier, c’est au dé- 
biteur qu’il appartient d'en demander la réduction. Quant aux 
biens à venir, alors que les hypothèques conventionnelles sont 
subordonnées à la nécessité de l'inscription, il n'est pas bon de 


96 REVUE DE LÉGISLATION. 


faire aux hypothèques judiciaires une position exceptionnelle , 
privilégiée. On encourage seulement ainsi à la fraude. 

Le jugement serait donc un titre conférant hypothèque, l’in- 
scription continuerait comme aujourd hui à ne pas être assujet- 
tie à se spécialiser sur les biens présents ; quant aux biens nou- 
veaux qui adviennent au débiteur ou qui sont acquis par lui, 
des inscriptions pourront les frapper au fur et à mesure de leur 
acquisition. | 

M. Wolowski se range pleinement à l'avis de MM. le comte 
Portalis et Pascalis en ce qui concerne les biens à venir ; mais il 
faudrait que le même principe fût appliqué aussi aux biens pré- 
sents, sans distinction aucune. Le jugement remplace la conven- 
tion en ce qui concerne le droit de prendre hypothèque, il ne 
doit pas avoir plus de force et d'effet que la convention elle- 
même ; il équivaut au consentement du débiteur, mais il doit se 
réaliser par l'inscription spéciale. 

Le jugement devrait donc valoir comme titre hypothécaire , 
rien de plus, rien de moins. Le créancier aurait l’avantage consi- 
dérable de pouvoir choisir les immeubles du débiteur sur les- 
quels il voudrait asseoir son gage, et de répartir sa garantie, 
comme il l’entendrait, sur tous ces biens, qui lui sont en masse 
dévolus en vertu du jugement ; mais à mesure qu'il ferait usage 
de son droit, jusqu'à concurrence d'une certaine somme, il l’é- 
puiserait d'autant , de manière à ce que cette faculté générale , 
illimitée, de soumettre toutes les propriétés du débiteur au droit 
réel, se spécialiserait dans l’application. Le bénéfice du juge- 
ment serait donc pleinement conservé au créancier; sa créance 
chirographaire se trouverait toujours transformée en créance 
hypothécaire, sauf à obéir à la spécialité de l'inscription, comme 
l'hypothèque conventionnelle. 

M. Pascalis ne sauraït admettre cette assimilation entre l’hy- 
pothèque conventionnelle et l’hypothèque judiciaire : les posi- 
tions ne sont pas égales. Quand le créancier prête en stipulant 
hypothèque, il connaît toujours le gage sur lequel il assure sa 
garantie, il obtient le privilége tel qu'il le veut, tel qu'il le déter- 


RÉFORME HYPOTHÉCAIRE. 97 


mine lui-même ; mais le créancier chirographaire qui puise son 
droit d'hypothèque dans un jugement est forcé d'accepter une 
garantie souvent insuffisante : est-il juste de l’assujettiraux mêmes 
limitations ? Si on diminue trop la valeur du droit éventuel qui 
dérive de la sentence, le propriétaire n’obtiendra pas d’avances, 
le capitaliste ne prêtera pas. 

M. Cauchy croit que ce serait rendre un mauvais service à la 
propriété que de rendre plus difficile le recours au crédit ordi. 
naire.Les emprunts sur simples billets sont les plus fréquents, et ils 
se contractent à des conditions moins onéreuses que les emprunts 
hypothécaires ; mais si le créancier chirographaire est inquiété 
dans l’exercice de ses droits, il se montrera beaucoup plus exi- 
geant. | 

Il y aurait de nombreuses difficultés dans l'application du sys- 
tème présenté par M. Wolowski; car s’il s'agit, par exemple, 
d'immeubles bâtis, le gage ne pourrait-il pas s’évanouir par la 
ruine ou l'incendie de l'édifice, au détriment du créancier muni 
d’une hypothèque judiciaire spécialisée ? 

M. Wolowski déclare qu'il ne saurait céder à ces objections. 
Il pense que ce serait rendre un immense service aux proprié— 
taires que de fixer d'une manière solide les bases du crédit réel, 
et qu'en raisonnant uniquement dans cet ordre d'idées, l'échec 
que leur crédit personnel aurait à recevoir de garanties plus 
complètes données à la publicité et à la spécialité des charges 
hypothécaires, ne peut être porté en ligne de compte. 

Le fait signalé par M. Cauchy est vrai, on emprunte souvent 
afplus bas intérêt sur simple billet que sur hypothèque ; mais 
c'est là une anomalie dont les vices du régime hypothécaire 
sont complices. En relevant le crédit foncier à la hauteur qui lui 
appartient, en amenant une baisse notable sur le taux de l’inté- 
rêt de la dette territoriale, nous donnerons aux propriétaires 
une force d’action qui leur manque aujourd’hui. : 

D'ailleurs, la crainte de voir rétrécir les limites du crédit per- 
sonnel, parce que le créancier hypothécaire pourrait entrevoir 
la nécessité de spécialiser son gage, est une crainte mal fondée. 

NOUV. SÉR, T. XIV. 7 


98 REVUE DE LÉGISLATION. 


Cette perspective ne découragerait personne; le jeu du crédit 
privé ne dépend nullement d'un pareil ressort. Le-créaneier chè- 
rographaire sera parfaitement rassuré quandil saura que, ds 
un cas donné, la puissance du jugement viendra ajouter à sa 
créance le sceau de l’hypothèque, et qu'il lui sera libre das. 
seoir ce droit réel sur tous les immeubles du débiteur à son choix, 
et dans la mesure qu’il lui conviendra de fixer pour chaeun 
d’eux. Ses exigences ne sauraient aller au delà. 

La dispense de la spécialité n'a qu'un intérèt, celui de la’com- 

modité du créancier ; on veut lui épargner la peine de recher-. 
cher la situation et la nature des immeubles du débiteur: Mais: 
cette considération peut-elle donc entrer en balance avee le: 
grand intérêt de la publicité des charges réelles, avec les exigen 
ces du crédit foncier ? 
Lorsqu'il s’agit de poser une règle d'application, on rencontre: 
toujours des intérêts en présence , et avant de subordonner l'un 
à l’autre, il faut les peser, il faut surtout examiner si le sacrifice: 
apparent, demandé à l’un d'eux, lui sera réellement préjudt- 
ciable. Or, rien de pareil n’a lieu pour l’hypothèque judiciaire , 
assujettie au droit commun de la spécialité ; il est juste de fonti- 
fier l'obligation chirographaire en lui donnant, en vertu d'am: 
jugement, les priviléges de l'obligation hypothécaire ; il serait 
mauvais d’allex au delèet de maintenir pour elle un avantage 
exceptionnel. 

On comprend que, lorsque de grandes questions d'ordre pi-. 
blic se trouvent soulevées , lorsque le législateur so trouve en 
présence des:intémêts des mineurs, des femmes, il fàsse fléchee: læ 
rigueur d’une règle générale , quend il croit ne pas pouvoir cen- 
cilien celle-ci avec les droits légitimes des incapables. Mhis:icirien: 
de pareil ns se rencontre: les intérêts an: présence, eelur de 
créameier eteeluidu débiteur, sont des inténôts privés ; l’ordre 
public n’est nullement. angagé dass: la question. Pourquoi uses: 
de partialité pour l’un au détrment de l'autre, et:au mépris du 
principe fondamental du régime hypothécaire? 

Quand nous procédons à la révision d’un titre da Code, nous: 


4 


RÉFORME HYPOTHÉCAIRE. 99 


voulons apparemment faire quelque chose de sérieux ; sans cela, 
si es modifications admises devaient être insignifintes, mieux 
vaudrait ne pas toucher à une œuvre consacrée bar le génie de 
ses auteurs et par le respect qu’elle commande au pays, fier de 
la montrer au monde. Ne nous arrêtons donc point en présence 
d'un obstacke aussi peu grave que celui qu'élève l'hypothèque 
judiciaire à l'encontre da principe de la spécialité : i ne s’agit 
ici que d'un sacrifice peu considérable à demander à l'intérêt 
privé ; n’hésitons pas à l’inposer. Du reste, le Code lui-même a 
déjà, dans une certaine mesure, appliqué le régime de la spé- 
cialité à l'hypothèque judiciaire ; H ne s'agirait que d'étendre la 
portée du principe qu’ consacre d'une manière incomplète. 

Il n'existe pas de conservation centrale des hypothèques , et 
la loi exige que l'hypothèque judiciaire se révèle au moyen d'une 
inscription qui frappe tous les immeubles du débiteur situés 
dans la circonscription du bureau de conservation dans lequel 
l'inscrætion est effectuée ; les autres immeubles du débiteur, 
situés ailleurs, échappent à cette garantie. Le créancier est donc 
déjà aujourd’hui astreint à rechercher la situation des biens im- 
mobiliers qui appartiennent à celui contre lequel il a obtenu ju- 
gement. 

M. Wolowski demande que cette nécessité soit imposée d’une 
atanière encore plus précise, et qu’au lieu de se renfermer dans 
les limites d'an arrondissement hypothécaire, elle s'étende à 
l'individualité des immeubles possédés. Le créancier les frappera 
de son droit réel à mesure qu'il les découvrira, et dans ka mesure 
de la garantie qu'ils lui paraîtront présenter ; mais chaque ap- 
plication partielle de son privilége disminuera d'une somme cor- 

respondante le montant du titre hypothécaire que le jugement 
” lui confère. j 

M. Michel Chevalier approuve ce système, qui éteint les chi- 
canes, qui est équitable pour le créancier, équitable pour le dé- 
biteur et satisfaisant pour le crédit. Les personnes qui se cori- 
tentent de simples signatures seront suffisamment rassurées par 
la perspective d’une hypothèque générale qu’elles pourront ap- 


100 REVUE DE LÉGISLATION. 


pliquer, à leur gré, à chacun des immeubles du débiteur, en cas 
de non-remboursement. Le crédit personnel du propriétaire 
n’aura donc point à souffrir d’une mesure fort utile au dévelop- 
pement de son crédit réel. 

M. Blanqui déclare se ranger à la même opinion. 

M. Cauchy craint d’amoindrir les garanties données aujour- 
d'hui au créancier muni de Fhypothèque judiciaire ; il croit 
qu’une action en réduction d'hypothèque vaudrait mieux que l'ap- 
plication sévère du principe de la spécialité. 

M. Pascalis insiste sur cette pensée, que le créancier qui ob- 
tient hypothèque en vertu d’un jugement rencontre des biens 
déjà obérés, et qu’il se trouve toujours dans une position infé- 
rieure à celle du créancier hypothécaire ordinaire. Il n’a pas la 
même certitude de recouvrement que celui-ci , il doit donc ob- 
tenir un droit plus étendu. 

M. Wolowski pense que ce droit plus étendu lui est accordé 
par le titre judiciaire , qui lui permet de promener et de frac- 
tionner son droit sur tous les immeubles du débiteur, au lieu de 
le concentrer sur un seul. Le propriétaire peut être gêné, sans 
être obéré ; le remboursement lui est{fort difficile aujourd’hui, 
sans que pour cela la valeur de ses propriétés soit absorbée par 
les dettes. 

Du reste, tout en faisant une réserve pour le système qu'il a 
produit , il se rallie à la pensée de donner ouverture à la ré- 
duction de l’hypothèque judiciaire, comme à celle de l'hypothè- 
que légale. La réduction pourrait être prononcée sur la demande 
du débiteur, et sur les indications fournies par lui, dans le ju- 
germent même de condamnation. 

M. le comte Portals croit que cette solution serait la meil- 
leure, et qu'elle concilie tous les intérêts; il faut mettre à la 
charge du débiteur l'obligation de déclarer la nature et la situa- 
tion de ses propriétés pour les affranchir en partie de l'effet de 
l'hypothèque judiciaire , au lieu d’assujettir le créancier à une 
recherche minutieuse. 

Les membres de la Commission , consultés sur les deux ques- 


RÉFORME HYPOTHÉCAIRE. 101 


tions relatives à l’hypothèque judiciaire, ont été d'avis , à l'una- 

nimité : 
4° D'assujettir à l'inscription spécialisée l’hypothèque judi- 
claire, en ce qui concerne les biens à venir : 

2° D'autoriser le débiteur à demander la réduction de lhypo- 
thèque judiciaire, soit lors de l’instance même engagée contre 
lui, soit ultérieurement. 

La discussion de la question relative à la spécialité des hypo- 
thèques légales a été renvoyée au dimanche 1° mars. 


Séance du 1er mars. 


Etaient présents MM. le comte Portalis, Pascalis, Cauchy, 
Michel Chevalier et Wolowski. 

La discussion s'engage au sujet de la spécialité de l’hypothè- 
que légale des mineurs. | 

M. Wolowski fait observer que la garantie demandée à l’ad- 
ministration du tuteur se mesure à l'étendue des pouvoirs con- 
férés à ce dernier. La responsabilité illimitée, consacrée par le 
Gode, et qui grève les immeubles du tuteur d’un droit d'hypo- 
thèque indéfinie, correspond à un pouvoir illimité, qu'il s’agirait 
de ramener à des règles différentes. | 

La loi actuelle est vicieuse, parce qu’elle abandonne sans ga- 
rantie les mineurs dont les tuteurs ne possèdent pas d’immeu- . 
bles, et parce qu'elle environne de formalités minutieuses l’a 
liénation du moindre immeuble, tout en laissant les valeurs 
mobilières les plus considérables à la libre disposition du tuteur. 

M. Pascalis croit que nous devons plutôt chercher à complé- 
ter la législation existante qu’à la changer. Partant de ce point 
de vue, il demande que le droit d’hypothèque accordé au mi- 
neur, et qui procède de l’état de minorité, ait un terme rappro- 
ché quand le pupille, devenu majeur, reprend la libre disposi— 
tion de ses droits. 

Le Code donne le moyen de purger les propriétés grevées 
d’hypothèques légales, il n'en rend donc pas l’aliénation impos- 


102 REVUE DE LÉGISLATION. 


sible ; et d'ailleurs, les inscriptions ne sont pas prises fréquem- 
ment ; il y a là plutôt une difficulté théorique qu'une difficaîté 
pratique. Des Les premiers temps, le zèle des magistrats du 
parquet exagérait les shretés en muitipliant }es mscriptrons et'en 
génant ainsi le mouvement de la propriété. Une crreriiare du 
gremd-juge, M. Régnier, modifia cet état des thoses, en appe- 
lant l'attention de la magistrature sur ‘les divers intérêts qu'il 
fallait ménager. 

Faudrait A révoquer amjourd'hai cette ciroulaire, ét rentrer 
dans la stricte et rigoureuse application de la loi? 11 y aurait 
certainement du danger à le faire; on frapperait une portion 
notable de la fortune immobilière d’une espèce de mainmorte. 

M. Cauchy partage l'opinion de M. Wolowski ; il perse que la 
loi devrait à la fois mieux ménager l'intérêt du tuteur et mieux 
protéger l'intérêt du mmeur. Sika Commnission me peut pas en- | 
treprendre ce travail de révision, il serai utfle qu'elle k recom- 
memdât per un vœu formel à ha solficitade du gouvernement. 

En attendant. le rembée à l'exngération des charges qui gré- 
ent la tutelle est duns ln réductioe. 

M. Wolewshi msiste sur cette considération, que les défen- 
seers ‘de ta Joi actuelle pensent ne pouvoir là couvrir contre 
descritiques fondées qu’en svousst qu'eflen'est pas exécutée. Get 
mveunse trouve en quelque sorte solernelement smotionné par 
Ja crcuhaire de M. Régiier, citée par M. Pascahis; or, une bi, 
devant l'exécution de fnquelle où est forcé de reculer, se trouve 
par à mème condamnée. 

L'application rigoureuse de Gode mettrait hors du commence 
“ne vnasse de biens énorme; si, au rnoyen de la purge, qui 
efface plus souvent le garantie du mineur, il est possible de 
vendre les biens érevés d'hypothèque légale, il n'est pas possi- 
ble de réafiser des envpronts qui permettraient de conserver la 
propriété en l'améliarent. L'impréveyence du légisiateer contri- 
bue à l'instabilité des fortunes et à la fréquente ‘mutation des 
propriétés. 

M. Michel Chevabier :cruit que Thypothèque légale, tacite et 


RÉFORME HYPOTHÉCAIRE. 103 


indéterminée, est une institution fatale au crédit ; il serait dis- 
posé à adopter les moyens. propres à faire cesser un état de 
choses. vicieux. 

M. le comte Portulis est d'avis de ne pas confondre les ques- 
tions d’un ordre différent, afin de ne pas multiplier les difficul- 
tés. Autrement on arriverait à quelque chose d’insoluble. 

L'intérêt général de la société commande que le crédit soit 
libre d’entraves ;, mais il commande aussi que le mineur soit. in- 
demne à l'issue de la tutelle. | 

_ Une limite est posée pour l’aliénation des immeubles. Quant 
aux meubles, pour arriver à une garantie équivalente, il faudrait 
obtenir un cautionnement de la part du tuteur ; et, pour dégager 
la fortune de ce dernier de l'espèce d'interdit dont elle.est frap- 
pée, il faudrait gêner la liberté d'action du tuteur, en faisant 
pénétrer dans sa gestion l’œil jaloux de l'autorité. | 

Cette intervention active du pouvoir dans les affaires privées 
est-elle en harmonie avec nos mœurs ? D'ailleurs, comment im- 
poser à l’avance des garanties gênantes à celui qui doit adminis- 
trer en bon père de famille ? Tout ce qu'il est possible de faire 
aujourd’hui, c’est de déterminer la qnotité de la garantie éven- 
tuelle... 

M. Pascalis dit que ce. vœu est à peu près réalisé ; le Conseil 
de famille délibère sur l'étendue de la garantie réclamée du 
tuteur. 

M. le comte Portalis répond qu'il s'agirait d'introduire une 
obligation à la place d’une faculté,, et que l'organisation. des 
Conseils de famille est faible et trop souvent illusoire, 

M. Cauchy indique les garanties qu'il lui semblerait nécessaire 
. d'adopter. ; le Conseil de famille pourrait interdire.au tuteur de. 
toucher. aux capitaux du mineur, s’il ne présentait pas de ga- 
ranties suffisantes, 

M. Walowski pense que, du moment où ils’agit de biens. à 
conserver et. non pas à. accroître, de biens qui, par leur nature, 
doivent. être. mis à. l’abri des chances aléatoires, et qui partici- 
pent, pour ainsi dire, de l'état de minorité de leurs propriétaires, 


104 REVUE DE LÉGISLATION. 


la question se simplifie singulièrement. Suivant la confiance 
qu'il mérite, le tuteur obtiendra la libre disposition des revenus 
d’une ou de plusieurs années. Quant aux capitaux mobiliers ou 
immobiliers, il ne pourrait les aliéner et les placer qu'avec au- 
torisation de justice. Au lieu de la distinction que le progrès 
de la situation économique tend à effacer entre les biens meu- 
bles et immeubles, on devrait adopter, pour point de départ, la 
distinction entre les biens majeurs, dont la disposition est li- 
bre, et les biens mineurs, dont la disposition est assujettie à la 
surveillance de l'Etat, tuteur naturel des incapables. 

M. Pascalis regarde la loi actuelle comme bonne en principe ; 
il ne s’agit que d’en améliorer quelques détails. Si l'on subordon- 
nait la réforme hypothécaire à d’autres réformes, on risquerait 
de tout faire ajourner. 

M. Pascalis ne se défie pas de l’administration du tuteur; les 
abus sont rares. 

Quant à l'intervention de l'autorité, elle ne peut demeurer 
confinée dans une sphère abstraite ; il faut qu’elle se personni- 
fie; et dans quels hommes? Sera-ce dans des hommes d'affaires? 
Il n’y aurait alors qu’un déplacement d’inconvénients. 

M. Cauchy pense que cette apologie de la gestion des tuteurs 
devrait conduire à la suppression de l'hypothèque légale, inu- 
tile si les abus n’existent point. | 

Les précautions prises le seront autant en faveur du tuteur 

que contre lui; car ne regarderait-il pas comme un véritable 
bienfait ce qui lui rendrait la liberté d'action dans la gestion de 
sa fortune personnelle ? 
_ M. le comte Portalis reconnaît aussi que les restrictions sont 
demandées dans l'intérêt des tuteurs aussi bien que dans celui : 
des mineurs. Mais des difficultés sérieuses se présentent à l'œu- 
vre: il ne s’agit pas seulement du placement des capitaux, opé- 
ration fort simple ; mais aujourd'hui, en face du développe- 
ment de la fortune mobilière, il existe un mouvement perpétuel 
de valeurs en portefeuille qu'il est fort difficile d'atteindre. 

Îl se présente donc de graves raisons de doute pour une ré- 


RÉFORME HYPOTHÉCAIRE. 105 


forme de l'organisation de la tutelle. En attendant, pour ne pas 
rendre impraticable la révision du titre des hypothèques, il fau- 
drait se contenter de rendre la réduction nécessaire, obli- 
gatoire. 

M. Michel Chevalier regarde la statistique morale des résultats 
habituels des tutelles comme fort importante. Si les abus ne 
sont pas très-fréquents, on peut se contenter d’une garantie 
moins jalouse, moins onéreuse que celle qui dérive de l’hypo- 
. thèque légale. Cette garantie pourrait toujours se spécialiser 
dans une sorte de cautionnement fixé par le tribunal, de concert 
avec le Conseil de famille. 

M. le comte Portalis dit qu’il existe une présomption légale 
d'honnêteté en faveur du tuteur ; les dispositions actuelles de la 
loi la corroborent. Pour empêcher un petit nombre de malver- 
sations, il faut se garder d'introduire la gêne partout. 

M. Wolowski craint que les modifications de détail ne laissent 
subsister tous les embarras de la situation présente. Il vaudrait 
mieux s'en remettre, pour ces atténuations des principes posés, 
à la jurisprudence. Une réforme législative qui porte sur une 
œuvre telle que le Code ne peut rencontrer son excuse que dans 
Ja grandeur des réformes projetées et des résultats poursuivis. 

ll s'appuie sur l'expérience de l'Allemagne pour appeler la 
surveillance des magistrats sur la gestion des tutelles. Les collé- 
ges pupillaires allieraient utilement leur action à celle des Con- 
seils de famille. 

M. Pascalis redoute l'intervention des magistrats, à cause des 
sujétions fiscales et des frais qu’elle entraîne. 

M. Michel Chévalher ne prendrait pas pour modèle les mœurs 
allemandes ; car il s’agit là d’un pays peu industrieux, où la pro- 
priété est concentrée, où l'on ne rencontre point cette masse 
d'intérêts manufacturiers et commerciaux qui se croisent chez 
nous. La surveillance du tribunal, facile ailleurs, serait envi- 
ronnée en France de beaucoup d’obstacles. 

M. Wolowski croit que les exagérations de la fiscalité pour- 
raient être facilement écartées. Quant à la disponibilité absolue 


106 REVUE DE LÉGISLATION. 


des capitaux, il ne voit pas plus de raison pour les conserver 
au tuteur que la libre disposition des immeubles. Limiter la res- 
ponsabilité en ramenant la liberté d'action à des règles bien dé- 
finies et à des garanties précises, tel est le seul moyen de porter 
remède au régime des hypothèques légales. 

La discussion est confinuée au dimanche 15 mars. 


Séance du 15 mars. 


Étaient présents MM. le comte Portalis, Pascalis, Cauchy , 
Blnqui, Miche Chevalier et Wolowski. 

La discussion ‘conttinne sur la question de l'hypothèque légale 
des mmeurs. 

M. Wolowski &emamde que si le princrpe de-ce droït est main- 
tenu , l'exercice en soit limité. Pour accorder un privilége hos- 
tile au crédit, destractif de fa spécialité et de la publicité des 
charges réelles , on se fonde sur Tmcapacité des ayants droit ; 
cette exceptien doit donc tesser en même temps que ‘cesse 
l'état de minorité, ou du moins à ‘une époque rapprochée &e la 
majorité. Ün.an lui pardtt être un intervalle suffisant pour ‘arrê- 
ter, au moins sommarement, e compte de tuteîle. 

M. Prscahis partage cetavis; A re veut pas que l'effet de T'ry- 
pothèque légale da mineur s’éternise pour ainsi dire. 

M. le comte Portalis vait dans la limitation de durée du prvi- 
lége, à partir de la majorité, un excellent moyen préventif con- 
tre la fraude dont ‘les créanciers ordinaires sont quelquefois 
victimes. Il pense que Île Code, en ne déterminant pas ce point 
essentiel ,:a commis une omission ‘très-préjudiciable, que Ton 
&oït attribuer à ve que le ‘fitre xvm du livre n1 à été moins ri- 
goureusement disceté , moins attentivementt étiboré que les au- 
tres parties de notre ‘li tivile. 

M. Pascalis explique que si l'inscription a été prise durant la 
minorité , ‘elle prottaira son eflet jusqu’à un an après la majorité. 
À partir de ce moment , elle sera assujettie à la loi commune du 


RÉFORME HYPOTHÉCAIRES. 107 


renouvellement décennal , en supposant que eette obligation soit 
xsaipienue d'une manière générale. 

M. Wolowski voudrait que l'on facilitôt La réduction de Fhy- 
pathèque légale, qui rendrait libre une partie des immeubles 
possédés par le tuteur. 

M. Pascals croit que le Cade: a. suffisamment pourvu à cette 
nécesaté, par k faculté qu'il accorde. 

M. Cauchy soutient la même apinion.; il repousse la pensée 
d’une réduction obligatoire lors de l'entrée en tutelle, en y voyant 
plutôt une gène, un-emharras, qu’un avantage pour le tuteur. 
Le bien frappé de l'inscription deviendrait indisponible, taudis 
que la purge permet d'affranchir tous les inumeubles passédés.par 
le tuteur. 

M. Le. eomte. Partals fait observer que le caractère. éventuel 
de la créance du mineur est. une menace qui panalyse Le crédit; 
c'est une véritable épée de Damoclès, suspendue sur les autres 
créanciers. Du reste , il u'admet là réduction. qu'aux cas où le tu- 
teur la solliciterait lui-même. 

M. Wobuwaki ajoute. que: la purge est un remède efficace en 
cas d'aliénation, mais que le crédit, du propriétaine souffre de 
hypothèque générale aeculte et, indéterminée... 

Le débat est ensuite ouvert sus la question. de l'hypothèque 
légale des. fensmes.. 

M... le comte Portalis appdlle l'attention de l1 Commission sur 
les mesures prévayautes admises dans le Gode sarde, et qui 
tendent à réaliser la publicité de cette change. 

M. Woluski. distingue entre la position des femmes mariées 
sous le régime de. la communauté , qui n'auraient pas, suivant 
lui, droit à l'hypothkèque légale , cac leur sort est intimement 
asaogié à la fortune. benne où mauvaise. du, mari, et.les fégmes 
mariées sous, Le régime dotal. Ces dernières se trouvent suffi- 
samment protégées par l'inaliénabilité du fonds dotal , et quant à 
leur dot mebilière ,comme ce régime résulte toujours d'un con 
trat.. il n'est. pas. difficile de lui donner paur véhicule l'inscrip- 
tion. et. la publicité. 


108 REVUE DE LÉGISLATION. 


M. Blanqui s'élève, en thèse générale, contre le privilége 
accordé aux femmes ; il rencontre bien deux personnes dans le 
mariage, mais il ne consent pas à y voir deux intérêts. Son 
vote est acquis à toute mesure qui tendra à fortifier l'union con- 
jugale , en la rendant indissoluble de toute manière. L'hypothè- 
que légale des femmes lui paraît être une source funeste de col- 
lusions et de fraudes, et le privilége exceptionnel, justifié jusqu’à 
un certain point quand il s'agit de mineurs, ne doit pas être 
étendu au delà. 

M. le comte Portalis craint que la discussion ne s’égare; on 
remonte de l'effet à la cause , et au lieu de régler les conséquen- 
ces des dispositions admises dans les autres titres du Code, on 
s'attaque à la loi même des contrats. 

M. Blanqui reconnaît que telle a été son intention ; il croit no- 
tamment que le régime dotal est une institution radicalement 
mauvaise, et qu'il faudrait supprimer. 

M. Pascalis professe une opinion diamétralement opposée ; il 
prend la défense de la dotalité. | 

M. le comte Portalis combat également l’avis de M. Blanqui : 
la dot est la garantie sacrée des enfants; quand deux familles 
s'unissent par une alliance matrimoniale , une troisième famille 

doit naître, et c’est la dof qui en protége l'existence. 

Mais il est possible et il serait utile de concilier ce principe 
fondamental avec les légitimes exigences de la publicité et du 
crédit. La transcription du contrat de mariage suffirait pour écar- 
ter tout danger sérieux. 

M. Pascalis fait remarquer qu’il ne s’agit pas seulement de la 
possession du fonds dotal , mais encore de sommes, de capitaux 
qui appartiennent ou peuvent advenir à la femme. 

M. Wobwski voit dans l’hypothèque légale une garantie trop 
souvent illusoire pour les femmes, et toujours gênante pour le 
crédit. 

Tous les droits afférents à la femme, dans le régime dotal, 
résultent d'actes authentiques ; ils peuvent être, sans aucun pré- 
judice , assujettis à l’inscription pour une valeur déterminée. 


RÉFORME HYPOTHÉCAIRE. 109 


M. le comte Portalis penche aussi pour le régime de la publi- 
cité, qui lui paraît facile à organiser. Les précautions nécessaires 
peuvent être imposées aux personnes qui dotent, et aux officiers 
publics qui reçoivent les actes. 

M. Pascalis craint que la nécessité de l'inscription ne sacrifie 
trop l'intérêt du mari; il ne pourra plus se mouvoir dès qu’il 
se trouvera soumis à ce lien , dont la purge même ne le délivrera 
point. Lefrégime actuel est préférable , il laisse plus de facilité 
aux transactions. 

M. Wolowsk: croit que le régime actuel détruit le crédit réel, 
celui qui devrait être assis sur le gage offert au créancier, indé 
pendamment de la personne du débiteur, et que ce régime ne 
laisse plus subsister que le crédit personnel ; car, pour prêter au 
mari menacé de la responsabilité éventuelle vis-à-vis de sa 
femme , il faudra mesurer sa prudence, connaître son caractère 
€t sa moralité. Pour que le régime hypothécaire serve de base 
au crédit, il faut qu’il conduise à une sorte de bilan de la fortune 
territoriale ; or, ce bilan devient impossible en présence de l'hy- 
pothèque légale. 

M. Pascalis voudrait conserver le système de transaction con- 
sacré par le Code. Il faut maintenir une distinction nécessaire 
entre les obligations qui dérivent d'un emprunt, et celles qui 
dérivent du mariage. Ces dernières sont purement éventuelles , 
parce qu’on peut manifester par une inscription un droit qui 
peut ne jamais prendre naissance. On doit bien se garder de 
gêner les opérations du mari, chef de la maison conjugale , et 
ne pas oublier la confiance que mérite sa gestion. L'inscription 
n'arrive aujourd’hui que quand elle est nécessaire ; le législateur 
a voulu laisser plus de latitude au mari, en n’organisant pas 
contre lui un système. absolu de défiance. 

M. Wolowski comprend la valeur de ces arguments , quand il 
s’agit de la facilité des aliénations d'immeubles ; mais il est un 
autre côté de la question , la facilité des emprunts , et celui-ci 
se trouve sacrifié. IL en résulte que pour échapper aux liens de 
l'hypothèque légale, il faut vendre; on ne peut pas recourir au 


10 REVUB DE LÉGISLATION. 


crédit qui permettrait de conserver le domaine. La suppression 
de hypothèque aiderait à la stabaité de la propriété; elle en 
préviendrait la mutation trop fréquente, qui est préjædiciable à 
la bonne exploitation du sol. 

M. Blanquine comprend pas cette persistance à diviser la po- 
pulation en deux classes, soumises à des lois différenées ; en ce 
qui concerne lune, ln classe agricole, la ferme rencontre ua 
privilége exerbitant qui lu? manque dans l'antre, dans la elasse in 
dustrielle. Le monde foncier et le monde mobilier obéissent danc 
à des bois différentes, Rà où un prmcipe d'unité devrai dominer. 

M. le comte Portæhs attribue cette différence à la nature 
même des classes; le législateur ne peus asseoir des garanties 
que sur là base solide qui s'offre à lui ; et parce que eette base 
manque d'un côté, il ne s’agit pas de supprimer ces garanties 
pertout. 

M. Blanqui insiste sut son observation; il ne voit dens la dis- 
tinction admise, en ce qui concerne les memeubles, qu'une guaue 
des majorats. La fortune n'est pas diverse par elle-même, nas 
par le caprice de la loi, caprice d'autant plus fatal qu'il crée-une 
distinetion de classes an sem d’ure société qui aspire parteut à 
l’unité. 

M. le comte Portalis craint que la mobilisation que l'on pré- 
conise pour la proprété foneière ne nuise à la richesse et an 
travail, au Heu de les servir. 

M. Wolowski demande que los afiranchisse le sol de la, charge 
sous laquelle il suceombe, par suite de l'inperkection de notre 
régüne hypothécaire. Le crédit ne s'offre à la culture qu'à des 
conditions fort onéreuses; per une imerversion étrange, il 
est imérieur au crédit commescial, qui prend aujourd 
revanche des atteintes subies sous L'ancien: régime. 

Quant à l'intérêt des femmes, il est intimemens hé à celui de 
la richesse publique, à souffre de tout ce qui porte atteinte an 
progrès. Les précautions méticuleuses du législateux partent 
préjudice à tot le monde ; elles jettent l’interdit sur Le: sol. 
Affrenchir cei-er de la dure servitude que lui impose le loi 


RÉFORME HYPOTHECAIRE. 111 


hypothécaire actuelle, ce sera ouvrir une vaste carrière à l’ac- 
croissement de la production. 

M. Blanqui appuie ces considérations. L'agriculture ne peut 
pas mwrcher sans capitaux , elle s’industrialise de plus ‘en plus. 
Tous les maris ne sont pas des dissipateurs , loin de là ; on sacri- 
fe maïritenantt la règle à l'exception : en accordant plus de:con- 
fiance à ceux qui sont les chefs de la famille, on arrivera à eme 
plus-value consnérable dans l’ensemble de da richesse nationale. 

Benrurer stationnaire quand le monde entier se met:en mar- 
che vers dn avenir meilleur, c'est en réalité subir mme ‘dimmu- 
tion relative de fortune. L'hypothèque légale est ounvaincue de 
#uisance ; il faut donc l'écarter. 

M. Cauchjélève ta question de savoir si des facilités nonvelles, 
données au crédit territorial, tourneraient réellement au profit 
de l'agricalture. L'expérience du passé lui fait craindre le con- 
traire : car, sur la masse énorme de la dette foncière, une bien 
faible portion a été employée en améliorations agricoles. 

M. Blanqui admet-ce fait quanit au passé ; mais n'est-ce pes la 
difficulté même d'ane bonne exploitation , l'absence d’un crédit 
Obtera à un taux raisonnable qui a forcé des propriétaires :à ren- 
#tamer le capital ? 

M. Wolowsh dit que, poar que les fonds emprantés ‘tournent 
au profit d’un mode d'exploitation perfectionné, il me faut pas 
que Les bénéfices ‘de ce dernier suient abserbés par l'usure; au- 
tement, on abandonne le cultivateur à des risques courus sans 
‘ #spoir de ‘cemmponsation. 

M. kcomte Portalis reconnaît la grande utilité du crédit assis 
sax desibases arieux afferaries. Il croit que l'inscription des droits 
de la femme peut avoir lieu, et-que du moment où cette possi- 
bilité se rencontre, le législateur doit la transformer en une 
obligation. 

MM. Blanqui, Michel Chevalier et Wolowski, se prononcent 
dans le même sens. | 

MM. Pascalis et Cauchy persistent, au contraire, à réclamer 
te maintien des dispositions actaellement ndmrises dans le Code. 

La suite de a discussion est renvoyée au dimanche 5 avril. 


112 REVUE DE LÉGISLATION. 


Séance du 5 avril 1846. 


Étaient présents : MM. le comte Portalis, Cauchy, Blanqui et 
Wolowski. 

La discussion continue sur la question de l’hypothèque légale 
des femmes. 

M. Cauchy, tout en insistant pour le maintien de ce privilége, 
sans inscription, croit que le bénétice accordé à l’état de sujé- 
tion dans lequel la femme se trouve placée, ne doit pâs survivre . 
à cette posilion. Il doit cesser alors que la femme reprend l’ad- 
ministration de sa fortune et la libre disposition de ses droits. 
Cet avis est partagé par l'unanimité des autres membres de la 
Commission. | 

M. Wolwski voudrait que le législateur fit un pas de plus, 
qu'il effacât l'inégalité de condition qui existe entre les femmes 
mariées à des propriétaires d'immeubles ou de capitaux mobi- 
liers. Si l'administration du mari inspire de la défiance, qu’on 
l'entoure de garanties sévères, mais qu'on ne frappe pas d’in- 
terdit la plus grande partie du territoire, alors surtout que cette 
entrave ruineuse pour le crédit du sol n'arrête nullement la 
rume des femmes dont les époux sont dissipateurs ou malin- 
tentionnés. | 

Le bénéfice de l'hypothèque légale s’évanouit par la subro- 
gation du tiers, par la cession des droits que la femme délègue 
ou par la purge des immeubles vendus. M. Wolowski ne voit 
dans la précaution de la loi qu'un embarras de procédure. 

La Commission a déjà reconnu l'utilité de l'inscription des 
droits qui appartiennent aux femmes mariées sous le régime 
dotal; peut-elle laisser subsister les hypothèques tacites des 
femmes communes? et d'ailleurs le régime de la communauté 
universelle ne devrait-il pas seul prendre place dans le Code 
en face du régime dotal ? 

M. le comte Portalis déclare qu'il est loin de méconnaître les 
graves objections que fait naître l'existence des hypothèques 


RÉFORME HYPOTHÉCAIRE. 113 


légales , tacites et indéterminées. Mais le remède à cette situa- 
tion ne se rencontre que dans un remaniement du Code civil ; 
ce débat dépasse donc les limites du travail, déjà si considé- 
rable, assigné à la Commission des hypothèques. 

Tout ce que nous pouvons faire maintenant, c’est atténuer 
les inconvénients du régime actuel, en l’entourant de garanties 
qui empêchent la fraude, et qui dissipent l’erreur dans laquelle 
les créanciers se trouvent trop souvent entraînés. La limitation 
du privilége de la femme à une époque très-rapprochée du 
veuvage ou de la séparation, l'inscription des cessions de l'hy- 
pothèque légale, seront des moyens efficaces dans ce sens. On 
pourrait y joindre une prescription fort utile, qui consisterait à 
faire relater dans l'acte civil du mariage, si les époux se ma- 
rient sans contrat, ou bien avec un contrat dont la date serait 
indiquée , aussi bien que l’étude du notaire devant lequel ce 
contrat aura été passé. De cette manière les tiers se trouve- 
ront suffisamment avertis, on ne pourra plus leur dérober la 
la connaissance du régime sous lequel vivent les époux. 

Enfin, la dernière question posée par M. le garde des sceaux 
met sur la voie du moyen de libérer l'immeuble sans aliénation, 
en donnant au bailleur de fonds, aussi bien qu’à l'acquéreur, la 
faculté de le purger. 

M. Wolowski reconnaît que cette facilité nouvelle peut avoir 
certains avantages pour le crédit : elle amène, par une voie dé- 
tournée, à l’affranchissement de la propriété foncière ; il ne peut 
donc que l’accepter. Mais il croit devoir signaler le véritable ré- 
sultat de cette mesure. On n'arrive à rien moins qu'à faire in- 
directement ce qu’il a proposé par une disposition expresse, on 
arrive à la destruction de l'hypothèque légale. 

Le grand argument sur lequel se sont fondés les défenseurs 
de l’hypothèque tacite, quand on leur a objecté que l'influence 
du mari déterminerait aisément la femme à renoncer à ce privi- 
lége, consistait à dire qu’il y avait plus de garantie dans la re- 
nonciation à un droit acquis qu’une résistance purement passive 


fait conserver, que dans l'acquisition nécessaire du bénéfice de 
NOUV. SÉR. T. XIV. | 8 


114% REVUE DE LÉGISLATION. 


T'hypothèque au moyen d’une inscription que la femme ne se 
décidera point à prendre. 

Mais dès qu’il s'agit de la purge, la position se trouve com- 
plétement renversée ; il faut que Ta femme prenne inscription 
pour conserver ses droits ; ñ ne lui suffit pas de demeurer passive, 
îl faut qu’elle agisse. Le danger est même plus grand que si le 
législateur avait fait appel dans tous Îles cas à la vigilance de la 
femme ; car elle se reposera sur la fausse sécarité que donne un 
privilége tacite ; il sera facile de lui dérober la connaissance des 
actes de parge, et alors elle sera dépouïflée ; l'avantage que le lé- 
gislateur a vouïu lui faire tournera contre elle. 

Ce danger se rencontre déjà aujourd hui, en cas de vente ; si 
On le fait naître également en cas d'emprunt, le bénéfice de l'hy- 
pothèque légale non inscrite deviendra pleinement ïllusurre, 
surtout vis-à-vis des maris de mauvaise foi, contre lesquels on 
a voulu protéger les femmes. La purge obligera Ta femme à 
prendre inscription, ‘sous peine de déchéance du privilége. ‘On 
est donc amené par un long circuit, hérissé de frais et d'actes 
de procédure , au même résultat que si l'hypothèque légale 
n'existait qu'à charge d'mscription ; il n'y a de différence que 
dans l'impôt onéreux que le défaut de résolution du législateur 
fera peser sur les familles, au profit des officiers ministériels. 

De quelque manière qu’on l’envisage , l'hypothèque légale 
des femmes est, suivant l'opinion de M. Wolowski, une institu- 
ton funeste ; elle fait obstacte à une ‘bonne organisation des 
droits réels, sans avantage sérieux pour les droïts qu'elle pré- 
tend garantir. Elle obfige souvent les femmes à contracter des 
engagements conjointement avec leur mari, et à compromet- 
tre ainsi leur fortune propre en même temps que ‘à reprise de 
h commanauté. 

Au reste , a question de l'inscription est secon&aïre ; c'est le 
montant mdéternmné d'an droit à naître, qui iitroduit le plus 
grand eribarras Gas la constatation du bitan des immeubles. 
Toute la fortune-des femmes passe à Tétat de créances privilé- 
giées sor la fortune immobilière des maris, en desséchant par 


RÉFORME RYPOTRÉCAIRR. 115 


là même la source du crédit foncier. Et ces eréances ne sont ce- 
pendant que purement éventuelles ; le plus souvent elles ne se 
produaront pes , car la gestion des maris est, en général, honnête 
ei puévogante. Mais la menace d'un événement que le prudence 
humaine ne saurait conjurer suffit pour détruire le crédit, poux 
anéantie une ressource précieuse, et pour porter ainsi le coup 
le plus fatel à la richesse publique et au bienrêtre individuel. 

La suppression complète de l’hypothèque légale peut seule 
porter remède à cet état des choses. 

W. le cemte Pertœhs répète que ce remède radieal entraine- 
xait la révision d'autres parties du Code. Peut-être porterait-il 
atteinte à la popularité sans cesse croissante du régime de la 
communauté ; il pourrait amener une réaction en sens con- 
traire. 

M. Cauchy reconnaît qu'aujourd'hui le mari peut vendre, et 
qu'il ne peut pas emprunter ; c’est un tort de la loi, que la fa- 
culté de la purge, appliquée aux emprunts, fera disparaître. 

M. Wolowski constate que le besoin de plier le régime hypo- 
thécaire aux exigences du crédit amène les partisans du régime 
hypothécaire actuel à faire une concession qui s'attaque à la base 
même de ce régime. C’est qu'aujourd'hui le mouvement imprimé 
à la production est tel , la nécessité de mettre les capitaux, cet 
énergique levier du travail , à la disposition des propriétaires est 
si bien sentie, que les institutions, destinées plutôt à faire con- 
server la richesse acquise qu'à développer une richesse nouvelle, 
ne cadrent plus avec la situation sociale , avec cette nécessité 
générale du travail, à laquelle toutes les conditions doivent se 
plier désormais. 

Les rapports entre époux admettent deux formes qui reflètent 
exactement, l’une, l’esprit de conservation, le passé ; l’autre, 
l'esprit d’accroissement de la richesse, le présent. Ces deux for- 
mes sont le régime dotal et le régime de la communauté univer- 
selle. On peut admettre l’un ou l’autre de ces systèmes , sans 
porter atteinte à la simplicité nécessaire du régime hypothécaire. 
La dotalité immobilise une portion de la propriété, mais au 


116 REVUE DE LÉGISLATION. 


moins elle ne fait pas planer le soupçon sur l’ensemble de k ri- 
chesse territoriale ; la communauté universelle confond les biens 
des époux dans l’untté de l'association conjugale , elle efface les 
causes des répétitions qui font invoquer le secours de l’hypothè- 
que légale. 

C'est le régime bâtard d’une communauté limitée aux meu- 
bles qui cause tout l'embarras, et ce régime est contraire aux 
principes qui ont effacé la distinction des biens dans les succes- 
Sions. 

La Commission adopte l'application de la purge au profit du 
bailleur de fonds ; elle pense que les formalités devraient être 
simplifiées et rendues moins onéreuses. 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 117 


ÉTUDES HISTORIQUES 


SUR 


LES DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 
PARTIE IIe.— LA VENGEANCE RT LES COMPOSITIONS. 


CHAPITRE Ï.— La vengeance. Le talion. 


Lorsqu'il n’y avait encore ni pouvoir social, ni loi, quels 
devaient être la première impression, le sentiment spontané 
et la conséquence forcée du crime par lequel un époux, un 
fils, un père était ravi du milieu des siens? Quel devait être 
le sentiment de celui qui avait été lésé dans son avoir ou 
blessé dans son honneur? 

La nature nous répond : c'était le sentiment de la ven- 
geance; la vengeance d’autant plus naturelle qu'il n’y avait 
aucun pouvoir suprême qui se chargeât de punir ou de ré— 
primer les écarts d’une libertésansbornes; car à ce moment 
l'Etat n'existe point encore, il n’y a que des familles. Cel- 
les-ci, indépendantes et n’obéissant qu’à la voix de leurs 
chefs, se trouvaient, vis-à-vis les unes des autres, dans des 
rapports analogues à ceux qui existent aujourd’hui entre les 
nations souveraines. On serait tenté de dire qu’à ce mo- 
ment le droit pénal rentrait dans le domaine du droit des 
gens. | 

La vengeance, ce sentiment enraciné dans le cœur hu- 
main, cette autre moitié de notre nature, comme dit Cicé- 
ron ‘, a tenu lieu de loi pénale dans l'enfance du genre 
‘humain. La vengeance privée a précédé les compositions, 


 « Natura partes habet duas, tuitionem sui et ulciscendi jus. » Cicero, 
TFop., ©. XXII, 


t14 REVUE DE LÉGISLATIOK. 


qui furent le premier essai de droit pénal, comme le rapt et 
l’enlèvement avaient précédé les formes premières du ma= 
riage, qui furent Le commencement de la cosstitution légale 
des familles. | 


Aussi n'y a-t-il pas eu d’endroit sur le globe où la ven- 
geance privée n’ait été exercée; et s’il y a des nations dont 
les lois n'en portent que peu ou point de traces, c’est que 
ces nations étaient arrivées déjà à üne certaine civilisation 
lorsqu'elles se sont produites. sur la grande seène de l'his- 
toire humaine; c'est qu'elles avaient déjà pu constituer un 
pouvoir secial assez fort, soit pour circonserire La vengeanee 
dans d’étraites limites, soit pour la remplacer par des 
moyens répressifs em harmonie avec un état social plus 
avancé. 


La découverte de l'Amérique est venue nous: donner un 
tables admirable du genre humain dans son état anté-se— 
cial, eu plutôt dans cet. état. qui précède la formation de L'E- 
tat. Car si certaines pasties de ce vaste hémisphère, cemme 
le Mexique et le Pérou, avaient déjà atteint, vers la fin du 
quinzième et au commencement du seizièmme siècle de l'ère 
chrétienne, un très-haut degré de civilisation, Le ples grand 
nombre des natssels du Nouvean-Monde étaient encore dans 
cet état primilif dou& Raler/sen nous: à fat une deseripuon 
de man: de maitre, descriphian qui confirme es tous peints, 
pour cette partie du globe, ce que nous venons de dire*. 


1 « The right ef sevenga is, left in: private hands. I£ vialence is cam 
mitted or blood is shed,,the community does not assume the power either 
ofinfcting or of moderating the punisiment. It befongs t the family and 
friends of the person injure or sin, te avange the wuenug,. es to accapt af 
the reparation offered by the aggressor, 1f the olders interpose, it is to ad- 
vice, not te, deeide, and it is seldom. their caunsels are listened ta, for as it 
is deemed pusillanimous to suffer an offender to escape with ÿupunity, re 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 119 


A l'instar de ces naturels de l'Amérique *, toutes ‘es ra- 
ces ont pratiqué la vengeance du sang.'Les peuples anciens 
de l'Asie, notamment Îles Arabes et les Hébreux”, Tes ‘Grecs 
de l’époque héroïque, les Germains, les Celtes, les Scandi- 
naves, les Slaves, les Russes, n’ont point connu d'autre voie 
de répression dans le principe. D’autres peuples suivent 
encore aujourd’hui la même coutume, ou la suivaiert encore 
il n’y a pas longtemps. De ce nombre sont les Arabes :, Îles 
Persans *, les Circassiens* les Druses + et quelques peupla- 
des de l’intérieur de T’Indostan” en Asie; les Abyssiniens * 
en Afrique; les Bosniens, Albaniens, Monténégrins et au- 
tres peuples du bas Danube * en Europe; enfin Îes Corses, 


statmaent is implacable and everlasting. » Hist. of America, book r&, p. 838, 
éd. de Londres, 1831. 

À Parmi tes naturels du ‘Cmada, Ta vengeance privée n'est pas ‘encore 
ééiute de mes jours. Voy.'Hitzig, danulen der Deutschen uud Ausluendischen 
Crim. Rechispflege, 4, 1, p. 387. 

3 Le parent à qui était dévolu le devoir de venger le sang de la victime 
s'appelait goël chez les Hébreux, faïr chez les Arabes. 

‘s'Swyghuisen-Gromencai, De zanguinis que encutiur vindiciu Hrubibus 
Auaime propria. Voluey, Voyage en Egypie et en Syrie, 1, p..363.:Niebubr, 
Beschreib. von Arabien, p. 53. 

#%«Chardin, Voyages, Vi, p. 294. 

15 Rosenmüller, Hiies md :neues Mor Gonlani, 51, 1p. 887. 

‘6 Burkhardt, Zrau. m Syria and the Holy land. London, 18322, p.302. 

7 Asiatic Researches, vol. vit, p. 189. 

8 Lobo, Relation histor. d'Abyssinie. Amsterd., 1138, p. Ÿ25. Ritterhaus, 
De jure asyli, c. 1v. 

© Svhoiz, Rois in dés Gegenden Zrwisdhen dilexandrien, in den Jahren 
1890 wat 4691, p. 3 Voyage hist. et polit. au Montenegro, par le colonel 
Vialla de Sommières. Paris, 1807, 1, p. 339. Sapieha, Reise durch die Sla- 
vischen Laender. Brestlau, 1811,p. 170. Macieiowski, Srvische Rechstyeschiciite, 
n, 6135. La vongesme privée parni les Momténégrius peut :se racheter per 
la sonmposition, pokora, «at la transaction de :paix, mir. Macieiowski, 4v, 
$ 307. Les cérémonies .en usage sant pleines de poésie; Ja description s’en 
trouve dans Macieiowski, 1v, $ 361. 


120 REVUE DE LÉGISLATION. 


qui, malgré leur réunion au pays le plus civilisé du monde, 
ne peuvent se défaire de cetté vendetta qui brave lois et 
tribunaux, et se perpétue de père en fils dans les familles de 
cette île demi-sauvage. 

Faire cesser ces interminables vengeances privées devait 
être le premier soin de tout pouvoir naissant; Car avec cet 
état de guerre continuel point de société civile, point de 
paix publique possibles. 

Mais le besoin de se venger est un penchant tellement 
enraciné dans le cœur de l’homme, que les premiers légis- 
lateurs se sont vus dans la nécessité absolue de le reconnai- 
tre, de le confirmer, en se contentant de le modérer et de 
lui imposer des limites, tout en transigeant avec une cou- 
tume qu’ils n’osaient pas supprimer du premier coup. Eh 
mon Dieu! que parlons-nous de ces âges antiques? l’indul- 
gence avouée de notre jury pour le duel n’est-elle pas, dans 
nos propres mœurs, un reste lamentable de cette propension 
à transiger avec un penchant vieux comme l'espèce hu- 
maine? 

Une question capitale se présente ici : quelle est l'origine 
de la peine du talion, et dans quels rapports se trouve-t-elle 
avec la vengeance? Quel a été le rôle du talion dans la gé- 
nération des idées humaines? A-t-il été antérieur à la ven- 
geance, ou existaient-ils simultanément? Enfin s’excluaient- 
ils réciproquement, ou bien y avait-il une corrélation né- 
cessaire entre la vengeance et le talion ? 

On n’a qu’à bien saisir l'origine et la véritable nature du 
talion, tel qu’il a été établi dans les lois pénales de l’anti- 
quité, pour éclairer toutes ces questions d’un seul trait de 
lumière : car cette loi du talion n’était que la vengeance 
privée régularisée, légitimée. Le but principal du législateur 
fut, que le mal infligé par représaille à l’offenseur ou à sa 


_— ——- 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 121 


famille n’excédàt pas les bornes de l’injure ou du crime 
qui avait donné lieu à la vengeance. Les pouvoirs publics 
trouvèrent partout la vengeance privée; ce droit cruel était 
en quelques lieux tempéré par l’usage naissant des transac- 
tions et des compositions; ils cherchèrent done, autant que 
possible, à généraliser l'usage de ces compositions. Mais 
comme elles n'étaient encore que volontaires et soumises à 
l'arbitraire des parties, comme, à défaut de convention, la 
partie lésée avait la faculté de recourir à la vengeance, les 
législateurs s’efforcèrent de donner au moins aux représail- 
les une certaine régularité : ils établirent que le mal infligé 
ne pourrait être plus grave que l'offense:. 

On a blâmé très à tort, selon nous, les anciennes législa- 
tions qui consacrèrent la règle sévère du talion. Ce qu’on 
a considéré comme une cruauté n’était qu’un frein mis à 
la passion dela vengeance, une limitequ'on nepouvait trans- 
gresser sans se rendre coupable soi-même. S’opposer vio- 
lemment à un usage aussi enraciné dans le cœur de l'homme, 
eût été alors un acte impolitique, sinon d’une réussite im— 
possible. Ils agirent très-politiquement, très-sagement, ces 
législateurs qui reconnurent la légalité de la vengeance pri- 
vée, pour pouvoir lui imposer des limites compatibles avec 
l’époque et les mœurs. En effet, ne valait-il pas mieux do- 
miner et régler le torrent, en lui creusant un lit fixe, que 
de lui opposer des digues impuissantes à contenir la fureur 
de ses flots? 


Aussi tous les grands législateurs de l'antiquité, n’osant 
heurter de front la coutume enracinée de la vengeance, 


C'est aussi le principe des philosophes de Rome. Isidor. Hispal., v, 27 : 
« Talio est similitudo vindictæ, ut taliter quis patiatur ut fecit. Hoc enim 
et natura et lege est institutum, ut lædentem similis.vindicta sequatur. » 


122 REVUR DE LÉGISLATION. 


cherchèrent à la cantenir dans de certaines limites, en con- 
firmant le droit du talion. Ainsi firent Moise, Pythagore, 
Solon, les décemvirs romains, auteurs des Douze Tables , 
ainsi fit Mahomet *; et qui oserait se prétendre plus sage 
que tous ces grands esprits réunis ? 

Dans le présent chapitre nous passerons en revue les tra- 
ces que la vengeance privée a laissées dans les lois et cou- 
tumes des peuples qui nous ont précédés. Nous verrons le 
législateur forcé de la reconnaitre, lui donner une forme 
régulière sous le nom de talion; puis chercher à la cir- 
conscrire de toute manière, pour lui substituer le système 
des compositions pécuniaires, et arrêter des inimitiés qui, 
en. se multipliant, n'étaient pas seulement un obstacle au 
règne de la paix publique, mais allaient même jusqu’à dé- 
cimer la partie la plus vigoureuse de la population. 

Les. peuples nomades de l’Asie ont de tout temps 
exercé la vengeance des crimes, et surtout celle du meur- 
tre. Ceci explique comment Moïse, ayant à donner des lois 
pénales aux Hébreux, désirant d’une part inculquer à son 
peuple la sainteté de la vie humaine”, et ne pouvant ce- 
pendant pas songer à supprimer la vengeance, chercha à lui 
donner une existence légale en l’enfermant dans les limites 
étroites du talion. « OEil pour œil, dent pour dent, main 
pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, plaie pour 
plaie, meutrissure pour meurtrissure * ». Quant au cas d'Ho- 
micide volontaire, il est évident que Moïse dut permettre là 
vengeance du sang par les parents de la victime *; mais dans 
le but de limiter l'exercice de ce droit, ïl avait ouvert des 

1 Voir plus loin sur les premières lois criminelles des Romains, p. 126. 

2 Coran, c. 11, v. 173-175, C. XVII, V. 35. 

X Gendes 12, 6 Rod... xx£, 18, 14,15, 93. Lénit,, xxiv, 17, 


+. Exok, xl, 2%6-86,.Levit., XXIV, 20, 
$ Nawbres, xxxw, .18,,19,,21... 


DÉVELOPPEMENTS BE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 1923 


asiles ‘pour celes qui avait commis un meurtre ravolontaire?, 
« de peur que le plus preche parent de celui dent le sang a 
été répandu, emporté par sa douleur, ne le poursuive.… «et 
ae ‘me celui qui ne mérite pas là mort. » Cependant l'abus 
de es asiles est préva, et ln bei veut que, si un assas- 
sin avait indûment profité de ces saints lieux, les anciens 
de türent de te refage et le brvnent entre les mains du parent 
de la victime pour qu'il meure :. 

Ce yarent est rappelé le vengewr du sang par & loi de 
Moñse, qui a encare cela de particulier, qu'elle défend d’ac- 
æepter ane amende pécuniaire pour fe meurtre *, 

Les populations arabes ‘ont de tout temps exercé avec la 
plus grande cruauté la vengeance du sang; elle forme le su- 
jet de teurs plus beaux poëmes. Aussi Mahomet s’est senti 
impuissant à extirper cette coutume, e l’a reconnue deux 
fois dans le Coran ‘. La seule tentative qu'il ft pour 


1 Les asiles dans les bois et lieux sacrés, dans les temples etéglises, se re- 
trouvent tant Chez les anciens païens que Chez les peuples chrétiens du 
moyen ge. (Lez bujuo., 1,7, 3. Legy.-anglo-vex. Ar... m, «tv. Mfhelstan., 
an, C. v, vi. Lex burgund., t. Lxx, Ô 3. der fräs., Adalit. sap., 1, 4. Alem., 
& ai Bœur., 1, C. ui. L. Rother., c. ccLxxvu.) Chez ces derniers, le prin- 
cipal motif qu’eut le pouvoir séculier (Capitul. Paderborn., anni 785, c. 11; 
Grimm, D. Rechisakerh.,'p. 8861 -surv.) a spiritmel TCenciles-l’Orléans, en 
#1 ; de Thionväle, en 886; de Mayence, en 818: d'Graage) de favoriser le 
droit d'asile, se trouve dans le désir d'entraver ou de kmiter da vengeance 
privée. Bientôt, les abus des asiles donnèrent lieu à des dispositions res 
trictives{Decrét. Childeberi, armi'396, c. rv. Lex Suxon.,mni, 5. Capüt. Lon- 
pob. ami 778, €. ia. Lex Vésigdih., wi,5, 48. ©. x,6, Desnmwuniatecccles.) 

v Ærsë., xx, #8. Douiéron., xri. Nombres, xxx. 

3 Deutéron., x1x, 12. 


* Nombres, xxxv, 31. Voy., ‘sur da vengeance privée the les Hébreux, 
Mittaëks, Mos. Recht, "D. 404. Hüifimana, EE der Israeliten, 
Merprig, 1834, D. ‘168. 


5 Coran, c. at, v. 173, 175; €, XVHI, v. 35. 


194 REVUE DE LÉGISLATION. 


s’opposer à ce penchant sanguinaire, fut une recommanda- 
tion timide adressée aux parents de la victime, d'accorder 
au meurtrier la vie contre une composition pécuniaire ; 
mais celte disposition est loin d’être une prescription légale. 
Aussi la soif de la vengeance est-elle toujours aussi ardente 
parmi les Arabes-Bédouins de nos jours. 

Chez les Persans, d’après le témoignage de Chardin», 
l’autorité est obligée de remettre le meurtrier entre les mains 
de la famille de la victime, qui a le droit de le mettre à 
mort ou d'accepter une composition. Le juge s'efforce d’ar- 
river à ce résultat, parce qu’en ce cas il reçoit également 
une somme d'argent; mais les pauvres, n'ayant rien à of 
frir, deviennent d'ordinaire les victimes de la vengeance. 

Homère et Ossian nous ont légué les anciens souvenirs 
de la vengeance du sang en vigueur chez les Grecs et les 
Celtes. 

‘Hector , dans le dix-huitième chant de l’Iliade, jure sur 
le cadavre de son frère d'armes, Patrocle, de ne procéder 
à ses funérailles qu'après avoir rapporté la tête et les armes 
du meurtrier, et d’immoler sur le bûcher douze des plus 
illustres enfants de Troie*. 

Dans le poëme de Calthon et de Colmal, le barde celte 
raconte que les fils de Rathmor tué par Danthalmo 
avaient été élevés par ce dernier; quand ils furent ar- 
rivés à l’âge de puberté, Dunthalmo les fit enfermer dans 
des grottes sur le bord du fleuve Tweed, de crainte qu'ils 
ne vengeassent leur père. L'un d'eux succomba; l’autre se 
sauva et vint pour venger la mort de son frère. Le fantôme 


1 Voyages, t. vi, p. 294, éd. d'Amsterdam. 

2 Voy. sur les Grecs : Platner, Nofiones juris et justi ex Homeri et Hesiodi 
carminibus explicatæ, p. 119 et suiv. Diodore de Sicile, 1v, 31. Pausanias, 
Grœc. descript., V, 1, p. 676. 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 195 


du malheureux lui apparaît dans un ronge et l’appelle à la 
vengeance : 

« Comment, le fils de Rathmor dort dans une nuit qui 
voit tomber son frère ? Est-ce que nous n’allions pas à la 
chasse ensemble ? Est-ce que nous ne tuions pasles cerfs à la 
couleur brune? Colmal, ton frère, n’était pas oublié avant 
que la mort tranchât sa jeunesse. Je suis pâle et étendu 
près du rocher de Lona. Que Calthon se lève ! » 

Ces mœurs antiques, conservées dans les chants du barde 
d'Écosse, se trouvent confirmées par les lois galloises du 
dixième siècle, qui parlent en plusieurs endroits du ven- 
geur de la famille‘ et de la vengeance pour meurtre?. 

Tournons maintenant nos regards vers le peuple de l’Eu- 
rope méridionale, qui fonda la ville éternelle sur les bords 
du Tibre. 

Nous l’avons dit dans l’Introduction, la colonie qui fonda 
Rome s'établit sur un terrain recouvert d’une civilisation 
déjà existante. Composé d’Etrusques, de Latins et de Sa- 
bins, ces deux derniers d’origine grecque, et tous les trois 
déjà dans un état avancé de civilisation, le peuple de Rome 
ne connut point cette première enfance , cet état sauvage 
que le destin épargna au peuple-roi. 

Le droit criminel des Romains eut, dès la formation de 
leur pouvoir royal, une nature double, qui doit être attri- 
buée à la diversité d'origines des peuples italiques qui four- 
nirent les premiers colons. Les Étrusques , très-adonnés 
aux formes et aux cérémonies*, ont apporté le principe 
théocratique, qui vouait les coupables à la Divinité qu'ils 


1 Lois de Howel le Bon, édit. officielle de Londres, 1841. Weish. Laws, 


book x, c. 2, Ÿ 88, p. 652. 
3 Jbid., book x1v, c. 14, ( 9, p. 708. 
5 Festus, voy. Rituales. 


126 REVUE DE LÉGISLATION. 


avaient offensée. Les anciens sacrifices hemaias en usage 
chez les Étrusques ‘ ont été le point de départ des lois sa- 
crées * cher les Romaïes. L’individu contre keqeel la formule 
terrible de saoer esto avait été pronontée était en dehors 
de toute loi, et chacan pouvait le taer impunément. 

« At home sacer is est, quem popuius judicauit ob makefi- 
cium; neque fas esi eum immoleri, sd qui occilit, parri- 
cidii non demnaturs. » « Mominem sacran jus fueriteocidis. » 
Tite-Live*, Denis d'Halicarnasse* et Cicéron 7 conérment à 
plusieurs reprises cette liberté que chacun avait de taer ke 
sacer, qui était voué tantôt à Jupiter, tantôt à Cérès, tantôt à 
Junon, tantôt aux dieux infernaux. Les lois des Douxe Ta- 
bles, qui n'étaient en aucune façon une législation chenchée 
à l'étranger, mais la consécration des ®s et coutumes exis- 
tants, prononcent cette formule d’excommunication contre 
plasieurs crimes quai avaient été expiés de eetle manière dès 
les premiers rois. 

L'autre principe, importé par les Latins et Sabins d'o- 
rigine grecque, élait l’ancienne vengeance privée, que 
ces peuples avaient jadis pratiquée. Le talion, consacré en 
plusieurs endroits des Douze Tables, m'est absotument, 


comme dans la loi de Moïse, que la vengeance privée em- 
Drisonnée dans une forme légale *. 


SOTit. Liv., ut, 15. XXII, 57. 
2 Festus, in v:«Sacratæ loges sant, quibns sanctum est, qui quid adver- 
sus eas fecerit, sacer alicui deorum sicut familia pecuniaque. » 

5 Festus, vo Sacer. 

* Macrob., Saturn., 411, 7. 

8 III, 55. 

# x, 40. w, 19. VI, 88. 

7 Pro Tull., 47,pro Balbo, 14. 


8 Jsidor. Hispal., v, 27 : « Lege est institutum, ut 1ædentem similis vindicta 
sequatur. » 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 127 


Q Si membrum rupit, nicum eo pacit, talio est1. » Ce texte 
de la loi des Douze Tables n’exige point de commentaires :. 
à défaut de convention, de composition {ni cum eo pacit), la 
vengeance légale, le talion sont de droit, et cette vengeance 
est dévolue, comme chez les Orientaux, les Grecs, les Scan- 
dinaves , les Germains, les Slaves, les Américains, au plus 
proche parent : «Si quis membrum r'upit aut os fregit. talione 
proximus agnatus ulciscitur *. » 


Mais ce cas est lain d’être le seul où le droit romain ait 
formellement reconnu la vengeance privée. Quoique le texte 
des lois antérieures au temps d’Auguste soit perdu *, il est 
hors de doute que, jusque-là, le père et le mari de la femme 
adultère avaient eu le droit de la tuer avec son complice, s'ils 
étaient. trouvés en. flagrant délit +; mais il fallait que ce fût 
dans le moment même, et il n’était pas. permis de se venger 
sur l’un des complices et de pardonner à l’autre ». 

La nouvelle loi d’Augustes circonscrivit ce droit de ven— 


1 Tab. vin, fr. 14-16, selon le texte reconstitué par Dirksen. 

* Cato, Orig., apud Priscian., vt, p. 710. 

+ Quelques savante ont supposé l'existence d’une Lez Servilia. de pudi- 
cha ; d'auires. oni pensé que c’est dans les lois des Douze Tables que se 
trouvait ceue disposition. Nous sommes d'avis qn'il.y a.eu. plusieurs lois 
sur celte matière; notra opinion repose sur les paroles. du. juriscon- 
sulte Paul. : « Et quidem primum caput legis Julie de adniteriis. prio- 
ribus legibus pluribus abrogat », citées dans la Collatia leg. mosaic.. et rom... 
tit. xv, $ 2. 

* Sahal. Cru. ad Horat., Sat., 11, 7, 6t : Lex fuit (ut) apud Athenienses, 
u£ adulterum.cnm a lultéra deprehensum: marito liceret accidere. Hæe lex. 
abolita est lege Julia, quæ jussit adulterii cognitionem ad, judiees referri, » 
AuhrGelle, x, 48 : Seneca, Daira,. 1; Bynkershoek, De Jure.occidendi, 6.115. 

“Quiact., v, 10, 104: «: Las prohibet adullerans sine aduliero ecoidere: n; 
V11, 1, 6: « Adulterum cum adultera occidere licet. ». Decl. 277 : «<Namilex. 
manifeste illud ostendit, non posse eos-diversis temporibus occidi, ac si aï- 
teri remittatur supplicium, impuaitatem, etiam alteri.dandam.. 

8 Lex Julia, De aduliertis cosrcendis. V. le titre w du livre. 48 Un Digeste. 


128 REVUE DE LÉGISLATION. 


geance en plusieurs points. Le mari ne pouvait plus tuer sa 
femme du tout, et le complice seulement si c’était une 
personne infamis , inhonesta ou vilior. Quant au père, ce 
n’était que dans sa propre maison ou dans celle de son 
gendre, au moment même du flagrant délit, qu’il pouvait 
tuer les deux coupables. Il lui était défendu , sous peine 
d’être accusé d’assassinat, de tuer le complice seul. Le 
législateur a compté sur le cœur du père, qui, pour sauver 
sa fille, épargnerait la vie de son complice !. 

Un autre effet de l’ancienne vengeance privée se présente 
dans la législation romaine * sur le fur manifestus, qui pou- 
vait être impunément assommé la nuit, et même pendant 
le jour, s’il se défendait avec des armes *, à condition, ce- 
pendant, que l’auteur du meurtre appelât pour échapper 
au soupçon d’assassinat 4. 

Certes, ce cas ressemble déjà beaucoup à la légitime dé- 
fense ; cependant son origine est incontestablement dans la 
vengeance ou la coutume de se faire justice soi-même. Du 


1 « Ideo autem patri, non marito mulierem, et omnem adulterum per- 
missum est occidere, quod plerumque pietas paterni nominis consilium pro 
liberis capit : cæterum mariti calor et impetus facile decernentis fuit refre- 
uandus » (fr. 23, ( 4, Dig., ad leg. Juliam de adult., 1.48, t. v). Voir Rein, Das 
Criminalrecht der Roemer von Romulus bis auf Justinianus, Leipzig, 1844, 
p. 835 et p. 843 et suiv.—L'article 324, al, 2 de notre Code pénal, qui excuse 
le meurtre commis par l'époux sur son épouse ainsi que sur son complice, 
à l'instant où il les surprend en flagrant délit dans la maison conjugale, 
ainsi que l’article 325 du même Code, sont des cas où la loi cède en quelque 
sorte à la vengeance. 

? Lois des Douze Tables, vitt, fr. 12-14. La loi de Moïse permettait éga- 
lement de tuer impunément le voleur de nuit. Voy. Collatio leg. Mos. et Rom., 
t. vit, Ÿ 1. Exod., c. 22, v. 2-8. 

5 Fr. 233, Ç 9, Dig., De werb. sign. Cicero, Pro Tullio, 47. Top., 17. 
Pro Mil., 3, Macrob., Sat. 1, 4, fr. 5, Ç 3, Dig., De furt. 

* Fr. 4,1. Dig., Ad leg. Aquil. Cicero, Pro Tullio, £0 


DÉVELOPPEMENTS DEF LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 129 


reste, des prescriptions complétement identiques se retrou- 
vent dans les lois scandinaves, anglo-saxonnes, germaniques 
et slaves. Les art. 322 et 329 de notre Code pénal français 
sont puisés à la même source. 

Les vestiges de l’ancienne vengeance du sang se révè— 
lent dans les auteurs romains, qui ne manquent pas d’ex- 
cuser les meurtres commis pour expier le sang répandu 
d’un père ou d’un autreparent"; onles retrouve aussi dans les 
lois postérieures, qui impôsaient à la famille l'obligation 
d’accuser le meurtrier du parent défunt, sous peine de 
perdre l'héritage’. Chez les Athéniens, c'était également 
un devoir impérieux pour la famille de poursuivre devant 
les tribunaux le meurtrier d’un parent *. 

Enfin, plusieurs actes symboliques de la procédure ro— 
maine, tels que la manus injectio, pignoris capio, noxœ datio, 
vindiçatio, témoignent de l’ancienne coutume de se faire 
justice soi-même *. 

Si donc la civilisation plus avancée jé premiers Romains 
n’acceptait plus la vengeance privée dans sa forme sauvage 


1 Gulathing du roi Adelsieen, c. x, p.149. Loi de Jutland, 11, 95. Lois 
anglo-saxonnes de Whithraed, c. xxvt; de Ina, c. xxxv; d'Alfred, c. XXV; 
de Henri I, c. Lxx1V, 8. L. rip.,t. cxxvir. L. burg., t. xxxvix, 9. L. baju- 
var., De popul. leg., $ r11,ett. vint, c. 5. L. visigoth., vit, 2, 15. L. fris., t. v, 
L. sax., 1. 1v, &. Ed. Rothar., c. xxxri-xxxtr1, Traités internationaux de 
911 et 945 entre les Russes et les Grecs, dans Ewers, Aeltestes Recht der 
Russen, p. 147. Prawda ruska augmentée par les fils de Jaroslaw, 4 31 
(Ewers, p. 308). Prawda ruska du treizième siècle, $ 17 (Ewers, p. 321). 

# Valer. Maxim, vint, 1. Aul.-Gell, x17, 7. Amm. Marcell., xxrx, 2. Cicero, 
Pro Mil., 3; In Catil., 1v, 6. 

5 Pauli Sentent., x11, 5, 2. Fr. 8, $ 1, Dig., ad S. Silan. Const. 9, Cod. De 
his quib. ut jud.—Origine deïla disposition de notre Code civil, art. 727, n°3. 
qui déciare indigne de succéder l'héritier majeur, qui, instruit du meurtre 
du défunt, ne l’aura pas dénoncé à la justice. 

1 Démosthènes, adv. Macart., éd: Reisk, p. 1068-69, et adv. Everg. 7 
p. 1161. 

# Abegg, De antiquissimo Rom. jure crim., Regiomontt, 102 p. 43. 

NOUVY. SÉR, T. XIV. "9 


130 è REVUE DE LÉGISLATION. 


et primitive, il est néanmoins évident qu'il s'en trovait 
de nombreuses traces dans leurs lois. 

Passons maintenant à une autre race, qui, à son TA 
ment sur la scène de l’histoire européenne, se trouvait en- 
core dans un état de mœurs où la vengeance individuelle 
existait dans toute sa vigueur. 

Ea effet, les peuples scandinaves nous ont légué des 
monuments écrits d'un âge où la vengeance privée s'exer- 
çait encore dans toute sa cruauté primitive. Leurs mythes 
ou sagas abondent en exemples, et font, comme les poëmes 
arabes, un sujet favori de la vengeance; car c'était ne obli- 
gation sacrée que de venger la mort de son parent. 

« Cela n’est pas juste », se disent entre eux les fils de 
Thorstein', que nous prenions la place du père, soit à 
la maison, soit à l'assemblée, aussi longtemps qu’il n’est 
pas vengé. » ° 

« Vous ne méritez que des pierres, puisque vous ne vengez 
point la mort de votre frère, et que vous faites ainsi la honte 
de votre race », s’écrie Thuride en posant des pierres , au 
lieu de mets, devant ses fils qui hésitent à venger la mort 
de leur frères, 

Quand on veut incendier la maison de Nial et qu'on im 
dit de se sauver avec sa femme, 1 s'y refuse en disami : 
« Je suis un vieillard, incapable de venger mos fs, done 
je ne veux pas vivre dans le déshommenr:. » 

Ces traits prouvent la nécessité et le caracière sacré de 
la vengeance da sang; cependant les mêmes sages contien- 
nent déjà des exemples de compositions, cæ qui s'explique 

1 Vainsdela Saga, €. EXT 


% Heidarviga Saga, c. xL. 
3 Nials Saga, €. CxaS. 
*% 


DÉVELOPPEMENTS BE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 131 


por ke Fien étroit entre la vengeance et Fa composition, qui 
fait que ces deux usages apparaissent presque en tous lieux 
à côté l’un de l’autre, quoiqu’en théorie la vengeance ait 
dû précéder Ia composition. | | 

Les premières lois écrites des Scandinaves, tout en cher- 
chant à régulariser la vengeance, la confirmèrent néanmoins 
comme une institution légale, surtout quand le coupable 
ne voulait ow re pouvait pas payer la composition ‘. Cepen- 
dant la publieité exigée pour l’acte de vengeance”, la fixation 
d’un terme au delà duquel elle ne pouvait être exercée, et 
Fa disposition qu’en ne pouvait sæ venger que sur ke liea 
même du crime’, étaient antant d'empiétements de a loi 
sur l’ancienne hberté. Enfin la règle fréquente dans les lois 
plus récentes de la Scandinavie, qur ne permettait la ven- 
geamee du sapg qu’en flagrant délit, tendit x en faire pres- 
qu'un acte de légitime défense *. a 

Mêmes mœurs, même marche d'idées parmi les peuples 
de la race germanique, et comme ces coutumes avaient été 
observées les premières par les auteurs Romains, c'est à 
tort que jusqu'à nos jours on à attribué exelusivement à la 
race germanique k vengeance privée et le système des com- 
positions. 

Le Germain libre ne reeonnaissait point de pouvoir res- 
trictif de sa Hberté, et chaque chef de famille avait x pour- 
vor Imi-même à la défense des siens. La protection était 
hmitée à la parenté; la répression des délits se faisait par 

1 Upiamdslegh, Manh., 41, 9, 3. | | 

3 Gragàs, Vigsl., c. cxt. Frostathing, 11, 1. Comparez la Loi ripuaire, 
t. Lxxvir; le Capitulaire de Clovis dans Pertz, 1v, 4; la Loi anglaise de 
Henri I, dans Canciani, rv, 406, qui toutes réclament la publicité de Pacte 
de vengeance. 


3 Gragàs, Vigsl., C. 111, XI, XIII, XIV 0 LXXIX. 
# Wilda, Strafrecht der Germanen, Halle, 1842, p. 165. 


132 REVUE DE LÉGISLATION. 


la voie des armes. Selon le témoignage écrit des Romains, 
les Germains, il y a dix-huit siècles, ne terminaient point 
autrement leurs différends. Lors de la révolte contre Varus 
sous leur chef Hermann, un de leurs grands griefs consistait 
dans la suppression de cette liberté : « Ut primum togas et 
severiora armis jura viderunt, arma duce Arminio corri- 
piunt'. » Selon Velleius Paterculus*, les chefs s'étaient 
plaints « quod solita armis discerni jure terminarentur. » 

Quand plus tard Tacite recueillit des notions complètes 
sur les mœurs et les usages de la race germanique, la ven- 
geance privée était encore si bien la base de leur système 
de répression, qu'elle formait un devoir, une obligation 
impérieuse imposée à la famille de la victime. 

Tacite l’a dit : « Suscipere inimicitias seu patris seu pro— 
pinqui, quam amicitias necesse est *. » Principe fondamen- 
tal de la famille germanique, et complétement en harmonie 
avec les mœurs des Scandinaves. 

Mais déjà la vengeance n’était plus implacable, les parents 
de la victime ne poursuivaient le coupable et sa famille que 
jusqu’à ce qu'ils eussent racheté le délit au moyen d’une 
composition. Avant d’être payées en métaux ou en argent, 
ces compositions consistaient le plus souvent en bétail, 
l'unique fortune des peuples pauvres. 

« Nec implacabiles durant », ajoute Tacite en parlant de 
ces inimitiés ; « luitur enim etiam homicidium certo armen- 
torum ac pecorum numero, recipitque satisfactionem uni- 
versa domus. » 

Nous reviendrons, dans le chapitre suivant, sur la nature 


* Flori Hist., 1v, 2. 
* Rom. histor., 11, 118. 
3 German., C. xxI. 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 133 


de ces compositions, et sur la participation des familles au 
partage et au payement *. 

La vengeance privée et les compositions, qui ne sont que 
le rachat des conséquences que l'exercice de cette vengeance 
peut entrainer, ont une telle connexité, que partout elles ap- 
paraissent l’une à côté de l’autre. Ainsi, d’un côté, nous ren- 
controns dans les anciens mythes scandinaves et germains, 
remplis de la vengeance privée, des exemples de composi- 
tions; nous voyons, dès le premier siècle de notre ère, d’après 
le témoignage de Tacite, les compositions établies parmi 
la race germanique; d’un autre côté, nous ne trouvons 
pas moins de nombreux restes de l’ancienne vengeance 
dans les lois des siècles suivants. Cependant ces lois 
avaient pour base le système des compositions ; car nous 
n’exagérons rien en disant que quelques lois germaniques, 
comme celle des Frisons par exemple, avaient la forme de 
véritables tarifs, où la longueur, la largeur et la profon- 
deur des plaies fixaient le montant de la composition *. 

Pour bien apprécier ces traces de la vengeance privée dans 
les lois pénales du moyen âge, il est absolument nécessaire 
de dire un mot de la mise hors la loi, très-fréquente dans 
ces siècles. Souvent c’est en déclarant le coupable hors la 
loi, qu’elle l’abandonne à la vengeance privée; soit que son 
crime paraisse trop atroce pour admettre une composition, 
soit qu’il se refuse à la payer, soit enfin que la partie ad- 
verse n’en veuille point accepter. Car, comme le sacer des 
Romains, le wargus des Germains pouvait être impunément 
tué par tout le monde, et à plus forte raison par les parents 
de la victime. 


1 Voy. plus loin, Chap. 11, À 1 et 4. 

8 L.rip.,t. 11 et av. L. allem., t. Lrv et Lxv. L. fris., t. xxt1. L. bajuvar., 
t. ati, C. I. L. sal., t. xx. Legg. "anglo-saz., Aethelbyrth, c. LxvI. Coutume 

de l'ile de Gothland, Guthalag, c. xIx. 


134 REVUE BE LÉGISLATION. 


Les expressions abondent dans les lois du moyen àge pour 
désigner celui qui avait été mis hors la lor. En latin : fai- 
dosus, proscrisius, forbemmtus, excommunicatus, exlax, 
exmsul: en ancien tudesque : werg; ex allemand : s&aldmann, 
friedlos, vogelfrei, geaechteter, verbarnter; en scandinave : 
vargr, ôgildr, éheilâgr; en anglo-saxon : uearges ou vulfes 
héafod (tête de loup}, &tlag; en anglais : outlac. 

Celui qui donnait la nourriture ou l'hospitalité à um tel 
individu encourait lui-même la sévérité des lois. 

. Ainsi nous lisons dans ka loi salique: : « Si quis corpus 
pam sepaltum effodierit aut exspoliavent,, wargus sit, hoc 
est expulsus de eodem pago, esque durs parentibus defuneti 
convemerit et apsi parentes rogati sint pro eo, ut liceat ei 
infra patrrun esse, et quieunque antea panem et hospitali- 
tatern ei dederit, etiamssi si wxor hoc fecerit, sob. xv cul- 
pabilis judicetur..» Dans la lor rip., t Lxxxv, De cr 
pere easpeliato : …… « Wargus sit, hoc esi expulsus, usque 
dum parentibas satisfaciat. » Bit. Lxxxvis de Ex même Los, 
De honrine forbenmite : « Sr quis bominem qui forbannitus 
est, in domum reerpere præsammpsesit, s Ripuarius est, 
Lx SOL, si regies, Romanus vel eeckesiasticus, xxx soldis 
calypabilrs jedicetur. » La loi burgonde * détead de donner 
de pars au banni, de hu montres ke chemin, ou de le faire 
traverser une rmière. 

La mème défense existe chez les Scandinaves. : « Nan 
eibandus, nom vebenchess, non juvandus : ». 

… L'escoemmunié se trouvait ansi dans, à nécessité de che 


1 L. , ed. Lindenbrog, t. LVII, ç 5. CF, tt. XVII et LIx. 

3 Grimm, Deutsche Rechisalt., p. 735. Sunnesen, Leges scanicæ, vir, 
6,.et. v. & Lois de la Suède, de Seeland, de Iutland citées dans Wilda, 
Stxafrecht der Germanen;, D. d84. on 

3 Tit. vi, De fugitivis. 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 135 


cher un asile hors de son pays, et de cette manière ce qui 
avait dans l’origine la nature d’une peine capitale, devint 
une condammation à l’exil. Pendant tout le cours du moven 
àge les villes se débarrassaient aiasi de leurs criminels. 

En parcourant les franchises des villes des Pays-Bas, on 
croit lire quelquefois les anciens textes des coutumes Frau- 
ques. La franchise donnée par Guy Dampierre (art. 21) per- 
mettait d’assommer impnnément le proscrit qui revenait sur 
Je territoire dont il était banni. La défense de vendre des 
aliments aux proscrits, de les héberger ou de les conduire 
en voiture ou bateau, était prononcée sous peine des plus 
hautes amendes, dans les arrêts de bannissement en Belgi- 
que, jusqu’au milieu du seiième siècle :. 

Après cette digressien, revenons aux traces de l’ancienne 
vengeance dans les lors criminelles du moyen âge. Nous 
nous bornerons à produire quelques exemples. 

Les Coutumes anglo-saxonnes, chaque fois qu’elles sont 
forcées de laisser le champ kbre à la vengeance privée, em 
ploient la phrase suivante : « Thonne mot he feothan on 
hinne », alors il pourra combattre contre lui *. 

Dans le traité conclu] entre le roi anglo-saxon Edward 
et le roi danois Gontrann *, le meurtrier est déclaré hors la 
doi, et il peut étre tné a Le meurtre d'un 
noble de la ctasse des twelfhyndesmen n’était vengé légale 
ment que par la mort de «aix hommes libres de la classe des 
hoyhyndesmen, vulgairement appelés ceorls +. Une disposi 
tion également sanguinaire se trouve dans la loi des Saxens 
du continent; c'est celle qui permet de venger ke meurtre 


* Cout. de Malines, 1. 11, art. 53. 

? L. Aethelfred, c. XXXVIN. 

3 C. vi, $6. 

+ Schmidt, Gesetze der Angelsachsen, 1, p. %5. 


136 REVUE DE LÉGISLATION. 


d’un noble commis par un litus, non-seulement sur le cou= 
pable, mais encore sur sept de ses parents". 

En cas d’assassinat commis par un homme libre, la ven- 
geance était permise contre le coupable et ses fils; la ré- 
daction du texte porte à croire qu'auparavant la vengeance 
s’étendait aux parents plus éloignés ?. 

Plus qu'aucune loi de la race germanique, celle des 
Frisons porte l’empreinte de l’ancienne vengeance. Les pa- 
roles : « Nihil solvat, sed tantum inimicilias propinquorum ho- 
minis occisi patiatur donec, quomodo potuerit, eorum amici- 
tiam adipiscatur », ou bien, « faidosus permaneat, donec in 
gratiam cum propinquis oceisi revertatur », y sont souvent 
répétées *. Peuvent en outre être tués, sans aucune compo- 
sition et par conséquent impunément, le voleur, le coupa- 
ble d’adultère, l’incendiaire, et celui qui commet l’effrac- 
tion d’un temple *. | 
- Le Coutumier frison, connu sous le nom de Livre des 
juges (Asegabuch), s'exprime dans des termes bien plus ex- 
plicites encore, en disant que le meurtre doit être lavé par 
le meurtres. 


Un jurisconsulte frison du dernier siècle ‘ raconte que ses 


s L. sax.,t. 11, $ 5: « Litus, si per jussum vel consilium domini sui ho- 
minem occiderit, utputa nobilem, dominus compositionem persolvat vel 
faidam portet. Si autem absque conscientia domini hoc fecerit, dimittatur a 
domino et vindicetur in illo, et aliis septem consanguineis ejus ac propin- 
.quis occisi.… » 

8 L.sax., t. 11, $ 6 : « Si mordum totum quis fecerit.… ille ac filii ejus 
Soli sint faidosi. » 

3 Lex fris., t. 11, de Forresni (du meurtre qu'on a fait commettre par un 
autre avec guet-apens). | 

4 L. fris.,t. v. Nous ne mentionnons pas les autres personnes contenues 
dans ce titre, puisque c’est à un autre point de vue que la loi permet leur 
mort sans composition. 

8 Asegab., éd. Wiarda, c. xxx : « Morth môt ma mith morth kôla. » 

6 Siccama, ad leg. fris., t, 11, 2. 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 137 


aieux étaient extrêmement jaloux de l'exercice de la ven- 
geance ; que, lors d’un meurtre, l’un des parents, en pré- 
sence de toute la famille et de tout le cortége funéraire, 
tirait son épée et en frappait trois fois la fosse de la victime, 
en s’écriant à trois reprises : Vengeance! vengeance! ven- 
geance! | 

Enfon, le Westerwolder Landrecht de 1470 renferme des 
dispositions remarquables : qui prouvent l’existence légale 
de la vengeance au quinzième siècle, dans une contrée ha= 
bitée par les descendants des anciens Frisons. En cas de 
meurtre, 1! était abandonné au choix de la famille de la vic- 
time d’accepter la composition, ou bien de venger sa mort. 
Il est inutile d’ajouter que, de tout temps, les Frisons 
avaient eu le droit de composer leurs inimitiés ; c’était un 
droit qui ne pouvait être ravi à l’homme libre, aussi le 
Livre des juges l’avait reconnu formellement »:. 

Les traces de la vengeance privée sont encore manifestes 
dans les lois des Visigoths ; là, en effet, le coupable est li- 
vré souvent aux mains de son adversaire ou de ses parents, 
pour subir leur vengeance ou pour être traité de la manière 
dont il leur plairas. | 

Les dispositions des lois salique et ripuaire sur les dé- 
pouillements des morts: : celle des Allemans sur la ven- 


* Le texte se trouve dans Richthofen, Friesisehe Rechtsquellen, p. 275, 
chap. x1v. 

3 Cb. xx : Alle Frisa mugun hiare feitha mith tha fia capja. » Tout Frison 
peut racheter ses inimitiés avec du bétail ou de l'argent ; selon qu’on donne 
au mot fa l’ancienne signification de bétail (vieh et vee dans l'allemand et 
le hollandais moderne), ou la plus récente d'argent (fe et fee dans la langue 
suédoise et anglaise). 

8 « Ut in potestate ejus vindicta consistat, » L. 1v, t. v, c. xII. « Quod 
de eis facere voluerint habeant potestatem. » L. 1x, t. 1, C. VI. L. IE, t. 1Y, 
C. 3, AIX, IX et XII. | 
+ L.sal., t. Lvis, $ 5. L. rip., t. LXxxvII. br” 


139 _  RENVE BE LÉGPSLATION. 


geance du meurtre exercée à Finstamt même par les amis de 
k victime *: celle des Bavarois* sur le meurtre du complice 
d’adultère pris en flagrant défit, présentent des exemples de 
la vengeance privée confirmée par la loi. 

Ees coutumes des Lombards ont reconnu en mainte 
occasion l’ancien droit de se faire justice soi-même. PD'a- 
bord, en cas de meurtre, si la fortune du meurtrier ne suf- 
frsait pas au payement de la composition, le coupable était 
remis entre les mains des parents de la vietme *. Le serf qui 
avait tué un homme libre était également hvré à la fa- 
mulle +. Le mari avait le droit de tuer sa femme, si elle avait 
attenté à sa vie, ou s’il l'avait trouvée en ftagrant délrt d’a- 
duftère. Enfin, la législation lombarde permettant de tuer 
impenément cekei qui s’introduisait muitamment dans la 
propriété d'autrui et epposait de la résistance (non dans ma- 
nus ad ligandum}®. ; 

Une disposition particalière est eelle de la eontume nor- 
végienne‘, qui prescrit que, dans le cas de tentative de 
meurtre, les parents peuvent assommer le coupable aux 
pieds de eadavre, si la victime saccembe ; mars qu’ils dot- 
vent se contenter du payement de la composition, si elle re- 
vient de ses blessures. |  ; 
En Angleterre, le meartre commis par vengeance était 


. f L, allerm.,t. xer. 

3 L. bajuv.,t. vx, c. 1, À 2: « Et si in lecto cum illa interfectus fuerit ; 
pro ipsa compositione quam debuît sofvere marito ejus, in suo scelere jaceat 
sirre vindicta. 

3 L. Luslprandi, c. xx: « Ira sane, ut si minus füuerit ipsa substantia ho - 
micidæ, quam anterior compositio erat, aut nisi tantum, ue eL res gas 
perdat ipse-homicida es persona ejus radar ad praginquas defumeti. » 

À E. Luitprandi, c. xxx. 

# L. Rothar., c. xxxXII, XXX1Y1, CCIIL et CCxXIE. 

6 Hakon Gulathing, M. c. xxxFFr.: | 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 139 


encore considéré comme légitime au douzième siéclé ; la loi 
le regardait du même œil que le meurtre commis en déoi- 
time défense, en se bornant à recommander au meurtrier de 
ne rien dérober à la victime, et de dénoncer immédiatement 
le fait au prochain bourg ". Cette injonctson faite an meur- 
trier, pour qu'il éloignât tout soupçon d’avoir voulu con- 
sommer en secret ua assassinat, est générale dams les in- 
cienmes lois germaniques * 21 scandinaves *. 

Les rois francs oat fait de nembrenses et louables ten- 
tatives pour extirper la vengeance privée, mA1S avec peu de 
succès. Déjà Chidebert, vers la fin da sixième siècle, avast 
voulu introduire la peine de mort pour les assassinats (ko- 
micidia ausu temerario et sine causa), en défendant aux pa- 
reats du coupable de coatriliaer au payement de à compo- 
sation 4 Evidemment c'était trop devancer son époque ; 
Charlemagne, deux siècles plus tard, tout en s’eflorçant de 
comprimer les désastreuses suites des veageantes privées », 
s’y prit autrement, en comvraat de toule sa protecüion lc 
payement des compositions, et 1l persista _—. celte vois 
durant tout le cours de son règne‘. 


4 L. Henricil c. xxx, Ç5 : « Si quis m «isdictam vel in se defen- 
dendo occidat aliquem, nihil sibi de mortui rebus aliquis usurpet, non 
equum, non galeam vel gladium vel pecaniam prorsus aliquam, sed. 
adeat prosimam vlan et cui prius dhviaverit écurie » 

2 L. rip, 1 Lxxvu. Capitxyl. Clodouechi, api Perlz 37, R 4. Decreten 
Tassilonis, LU, C.1v. Speculum saxon., 11, 14. 

"3 Gragàs, Vigsl., c. xxet cxI. Frostathing, 11, 1 et 6. Hakon Gulaig» 
M. ©. va, p. L4T. Magme Gulathns, M. c. x, p. 452. Westgoiha dagh, €. 1, 
pag. 10. | 

4 Decret, Chilleberti, anni 595, c. v. 

$ Capitul. Carol M., anni 779,c. xxIT; anni 789, C. LXV. Capinä. add. ad 
leg. salic., c. xx. 

6 Capit. saxon., anni 797, c. 1x. Cap. anni 809, C. XXI. , Capit. tu, anni 
805, c. v, vi. Capit. anni 810, c. xuir. Cap. anni $19..4dd. ad leg. sal. passim. 


140 REVUE DE LÉGISLATION. 


Louis le Débonnaire imita l'exemple de son père. Dans 
le capitulaire daté de Worms, de l’an 829, ce prince éta- 
blit ce qui suit : 

« Lorsqu'il se commet un homicide, le comte, dans la 
juridiction duquel le fait aura eu lieu, fera payer la com- 
position et terminer l’inimitié des parties par un serment. 
Si l’une des parties ne veut pas y consentir, c’est-à-dire, ou 
celui qui a commis le meurtre, ou celui à qui est due la 
composition, 1l fera venir la partie récalcitrante devant nous, 
afin de l’envoyer en exil pour tel temps que nous jugerons 
convenable, pour qu’à l'avenir il ne soit plus désobéissant 
à son comte, et qu’il n’en advienne pas plus grand dom- 
mage.» 

Mais les capitulaires des rois francs avaient si peu d’au- 
torité, que malgré leurs efforts réunis à celui du clergé, l’an- 
cienne coutume de la vengeance privée restait enracinée 
dans le cœur des peuples. Les grands eux-mêmes donnaient 
les exemples les plus pernicieux. La reine Clotilde provo- 
quait elle-même ses enfants à venger les assassins de leurs 
parents. Badegizile, évêque du Mans, se récriait contre l’in- 
terdiction de venger ses propres injures *. Un autre évêque, 
celui de Mayence, fut déposé par un synode tenu vers 745, 
pour avoir exercé la vengeance du sang. 

Malgré son zèle à faire disparaître la vengeance, l’'E- 
glise à dû céder quelquefois au courant irrésistible des 
idées populaires, qui s’obstinaient à regarder le meurtre 
commis pour venger les parents, comme un acte, sinon 
digne d’éloges, au moins exempt de tout déshonneur. 
Ainsi, un livre de confession, contenu dans un manuscrit 


s Voy. aussi le Cap. de Charles le Chauve de 857, c. 171. 
* Grégoire de Tours, viti, 39. 
5 Serarius, Res Moguntiacæ, p. 331. 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 141 


hessois du dixième siècle, assimile le meurtre commis par 
vengeance à celui commis par hasard (casu), et n'inflige à 
tous les deux qu’une année de pénitence, tandis que le 
meurtre commis à la suite de provocation, ou dans l’en- 
traînement de la colère, y est puni de trois ou quatre années 
de la même peine. 

Il nous reste à indiquer un usage qui se rencontrait em 
Allemagne pendant toute la durée du moyen âge, et qui n’est 
autre chose qu’un reste de l’ancienne vengeance privée. 
C’est la coutume qui faisait remplir le rôle d’exécuteur des 
hautes œuvres à un des parents de la victime. L'histoire de 
l'Allemagne offre de nombreux exemples de cet étrange reste 
de la vengeance du sang”. 

Nous terminerons ce chapitre par un rapide coup d'œil 
sur les peuples slaves. 

Quand les nations slaves de l’Est commencèrent à jouer 
un rôle actif dans l’histoire européenne, des peines capitales 
et publiques étaient déjà en usage parmi elles. Cependant le 
développement de la répression des crimes n’a pas suivi 
d'autre marche parmi la race slave que chez les autres 
peuples du globe. Grâce aux efforts tentés par quelques sa- 
vants russes et polonais pour pénétrer dans les ténèbres 
des antiquités slaves, nous pouvons maintenant affirmer 
d’une manière certaine qu’on y trouve la vengeance privée 
comme forme primitive de la répression des méfaits; que- 
cette vengeance privée, reconnue d’abord, limitée ensuite, 
et abolie enfin par lesois, avait donné naissance au système 


* Wasserschleben, Beitræge zur Geschichte der Vorgratianischen Rechts- 
quellen, p. 132. 
8 Dreyer, Nebenstunden, p. 168. Savigny, Gesch. des Roem. Rechts im Mit- 


telalier, 1, 186, et 11, 236. Henke, Grundriss einer Geschichie des Teutschen 
peint. Rechts, p. 245. 


142 REVUE DE LÉGISLATION. 


des compositions, première et universelle formule du droit 
pénal. Russes, Polonais, Lithuaniens, Hongrois, Bohêèmes, 
Moraves, Serbes, chez tonus, la vengeance privée avait été 
la base du droit criminel :. 

Les premiers législateurs slaves durent, comme parioat 
ailleurs, transiger avec cette coutume née en même temps 
que le genre humain. La permettre dans de certains eas, la 
limiter et lui substituer autaat que possible le payement de 
compositions en argent où en autres valenrs, fut tout ce 
qui était praticable. Dans Les premières années du dixième 
siècle, le peuple russe fait acte de présence. Après deux is- 
vasions sur le territoire du Bas-Empire, deux traités de paix 
sont conclus entre les Russes et les Grecs (911 et 945). La 
vengeance du meurtre par les parents de la victime y estre- 
connue; si le meurtrier a pris la fuite, Les parents prennent 
leur part dans la composition; en cas d'absence de biens, 
lenr droit de se venger reste intact jusqu'à ce que le coupa- 
ble soit retrouvé. Dans ce même traité on permet le meurtre 
d'autorité privée sur le voleur pris en flagrant délit, qui op- 
poac de la résistance. 

. Au commencement du onzième siècle 1a vengeance re 
était formellement reconnue par la loi russe. On n’y trouve 
qu'une faible tentative de la circonscrire, dans la désignation 
des parents qui peuveat l'exercer, et dans sa suppression 
pour coups et blessures hors le cas de flagrant délit ». 

La Prawda de Jaroslaw de l’an 1020 commence par poser 
le principe de la vengeance privée dans ces termes : 

_ E.-$. Tobien, Die Blutrache nach allem Russischen Recht. Dorpat, 1840. 
Jakobowski, Krif. Zeitschrift für Ausland. flechiswissenschaft , xv, D. 98. 
Ewers, Das œlteste Recht der Russen, Dorpat, 1825, p. 213, 819,275. %a- 
Geiowski, Slavische Rechtsgsechichte, 1V, Ÿ 205. 


8 Prawvda de Jaroslaw, art. 1V:« S'K ne peut æ a un 
sure), qu'il reçoive trois griuna. » 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. i43 


« 2. Si un homme tue un homme, que le frère venge le 


frère, ke fils le père, ou le père le fils, ou le fils du frère ou 
le fils de la sœur. 


«nm. Si n'ya personne pour venger, alors 40 griuna 
pour la têle, etc. » 

L'art. vn dispose qu'en cas de lésion grave au pied, les 
fits doivent hwmilier (sic) le coupable. 

Cette reconnaissance formelle, par le législateur, de la 
vengance du sang, ne doit pas étonner chez un peuple qui 
pratiquait encore des sacrifices humains, moins d’un demi- 
siècle auparavant “. Dans l’énumération des parents, 
on voit déjà le désir de circonscrire la vengeance; ce ne 
sont plus que les très-proches parents qui peuvent l'exercer; 
à défaut d’eux, il n’y a lieu qu’au payement de la compo- 
sition ?. 

La Prawda (art. v), parlant de coups et blessures, impose 
l’amende, st on ne peut atteindre le coupable; la vengeance 
on les représailles n’étaient donc plus permises qu’en fla- 
grant délit. Les articles 1v et va font explicitement men- 
tion du droit de se faire justice. 


La vengeance y est aussi admise (art. xvi) contre le serf 
qui a battu un homme libre, puisque la loi ne détermine 
point le nombre des coups. Le savant Ewers pense qu'on 
pouvait battre à mort. 


Enfin la Prawda réformée du treizième siècle permet en- 
core dese venger pour meurtre“, ainsi que d'assommer comme 
un chien (sic) celui qui vole à nuit dans l'intérreur d’une 


1 Voy. la Chronique de Nestor, à l’an 983. 

3 Ewers, p. 274. 
‘5 Ewers, p. 207-886. 

& Trad. allemande de cette loi chez Ewers, p. 314. 


144 REVUE DE LÉGISLATION. 


habitation, et oppose de la résistance ‘. Cette disposition se 
retrouve exactement chez les Romains, les Lombards, les 
Scandinaves, et dans la plupart des Codes criminels mo- 
dernes, qui ont pris le Code pénal français pour exemple. 

Les peuples slaves de la haute Elbe et de la Carinthie 
adoraient un Dieu de la vengeance Wet ou Wit, dont la vé- 
nération était très-grande parmi eux*. Les lois écrites de 
beaucoup de nations slaves appartiennent à une époque 
où la vengeance était déjà tombée, mais son existence ah- 
térieure se rattache à toutes les lois postérieures qui s’oc- 
cupent des compositions pécuniaires. En Bohême et en Mo- 
ravie, les législateurs ont été obligés de sévir pour extirper 
l'antique usage de la vengeance. Celui qui se faisait justice 
lui-même était déclaré infâme, puni de l'exil, et ses biens 
étaient confisqués *. 

En 1243 la ville de Brunn, capitale de la Moravie, obtint 
du roi Wenceslas une franchise par laquelle le droit de talion 
était concédé à chaque citoyen pour le cas où le coupable 
était dans l’impossibilitéde payer le wergeld : « Si quis civium 
alicui manum amput averit, vel pedem, aut nasum, aut ali 
quod nobile membrum abstulerit 4, » Les Monténégrins 
pratiquent encore de nos jours la vengeance privée s. 

Quant à la race roumaine qui peuple les bords du bas 
Danube, la vengeance privée et les compositions y sont 
tellement enracinées dans les mœurs, que le Code valaque, 
publié en 1817 ‘, basé sur les anciennes coutumes des pays 


i * Traduction allemande de cette loi, chez Ewers, p. 321. 

* Macieiowski, 11, À 133. 

3 Idem., 11, p. 144. 

k Idem., 11, $ 166. 

5 Idem., 1v, $ 207. 

$ Sect. v, ch. 1. Ieot povou, Ce Code a été publié d’abord en langue va 
laque, puis en grec moderne, à Vienne en 1818. 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 145 


danubiens, reconnaît encore, dans certains cas de meur- 
tre, l'amende à payer aux parents de la victime; quoiqu’en 
règle générale l’assassinat y soit puni de la peine capitale‘. 


CHAPITRE II. — Les compositions. 


$ Ier. Compositions en bétail , animaux , produits de la terre; compositions 
pécuuiaires. 


Le système des compositions ou amendes, première for- 
mule du droit pénal de l'humanité, qu’on a longtemps et à 
tort attribué exclusivement à la race germanique, a été la 
conséquence nécessaire et forcée de la vengeance privée. 
Et, s’il est permis de dire que la vengeance a été le code 
de l’humanité dans l’état de nature, nous dirons, nous, que 
le système des compositions a été le premier essai de droit 
pénal des hommes qui se constituèrent en société civile. 

En effet, l'exercice de la vengeance devait forcément con- 
duire à l’usage des compositions, qui n’étaient que le rachat 
de cette vengeance; car l’exercice de celle-ci devait sou- 
vent être difficile, quelquefois même impossible. La ven- 
geance devenait fréquemment la source de nouvelles com- 
plications et prolongeait sans fin les inimitiés entre les fa- 
milles. La partie lésée, si elle avait affaire à un ennemi 
puissant, s’exposait à recevoir, au lieu de satisfaction, de 


1 Les guerres privées du moyen âge, qui couvrirent l'Europe, pendant 
des siècles, de sang et de ruines, parce que chaque baron ou seigneur féodal 
s'arrogeait le droit de gucrre et de paix, ont nécessairement puisé leur ori- 
gine dans le droit naturel de vengeance; mais ce sujet sort de notre cadre. 
Vengeance privée entre les individus; guerres privées des seigneurs féo- 
daux ; guerre nationale entre les peuples souverains, sont trois termes de 
la même équation. L'organisation de la justice criminelle et la souveraineté 
nationale ont anéanti les deux premiers termes ; quand la civilisation uni- 
verselle nous délivrera-t-elle du troisième ? Les rêves du bon Henri IV et 
de l'abhé de Saint-Pierre resteront-ils toujours des utopies ? 

NOUV. SÉR, TOME XIV. 10 


146 , REVUE DE LÉGISLATION. 


noavelles +vanies *. Ainsi, La nécessité, la faiblesse, souvent 
méme la lassrtede des deux parties amenaient des transac- 
tions par lesquelles on composait le différend. La partie 
lésée recevait de l’offenseur un équivalent du tort souffert, 
et promettait ne pas pousser plus loin Ta lutte. Les faits ici 
sont d'accord avec la marche régulière de l'esprit kwmaïr, 
qui part du simple pour arriver au complexe; car les com-— 
pasitiens ont été d’abord des conventions spontanées et 
Libres avant de devenir des arrangements obligatoires. Les 
parties avaient, dans le principe, gardé toute liberté de 
payer ou de ne pas payer, d'accepter ou de ne pas accepter, 
et ka quotité même de la composition dépendait de leur 
hbre couvention. Ce ne fut que lorsqu'un pouvoir sacial 
quelconque eut comnrencé à imposer sa volonté à la vo- 
lonté individuelle, que les compositions devinrent foreées 
et que le taux en fat fixé par la loi. Alors l’idée de la paix 
pabtique rempue ft naître une autre amende, quele coupable 
-0® 8a famille étaient obligés de payer au pouvoir souverain *. 

La composition payée à la partie adverse pour ke tart souf- 
fert, a porté chez les différents peuples des noms divers, mais 
rappelant dans tous les idiomes l’idée du rachat, d’une 
indemnité, d’une satisfaction : A-pow moivr Chez les Grecs; 
pena, chez les Romains ; wergeld, widrigeld, leud, cempa- 
sitio, emenda, satisfactio dans les lois germaniques du centre 
de l'Europe ; laode, leodgeld, were, chez les Anglo-Saxons; 
Zysing, fégiatd, bota, baete, busze, chez les Seandinaves et 
Les Frisons ; guertk (d’où l'anglais moderne worth, valeur, 


* Les loës sngle-saxsumes témoignent. de cetie résistance. des hommes 
puissants : « Si aliquis homo sit adeo dives vel tantæ parentelæ, quad casti- 
gai nan pessit.» Legg. Æthelstani, 1v, 6, p. 83.—Cf., sbid.. v, à. 

4 Déjà Tacite l'avait observé chezles Germains (Germ., c. xut): « Pars 
muletæ regi vel civitati, pars ipsi qui vindicatur vel propinquis ejus ex- 
solvitur. » | 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 147 


valant), saraad, galannas, chez les populations galloises de 
la Grande-Bretagne : vira, chez les Russes ; krunina, chez les 
Serbes; thlil-uasa, cher les Circassiens de nos jours. Ce 
dernier terme signige littéralement prix de sang. En Alle- 
magne ei dans des Pays-Bas on employait exactement le 
même terme : blutgeld, bloedgeid. | 
Ces amendes ou compositions ent consisté, dans l’origine, 
en bétail, animaux et produits de la terre, et cela chez tous 
les peuples : Arabes, Grecs, Romains’, Celtes, Germains, 
Scandinares®, Slaves. Ainsi, de même que du temps d’Abra- 
ham, les peuples nomades de l'Asie et de l'Afrique payent 
encore de nos jours lesimpôts de guerre en animaux et pro— 
duits de da terre. Les anciennes lois de Dracon ea faisaient 
ae mention expresse 5, et Tacite s'étonne de ce que chez 
Les Germains, non-seulement les délits moins graves, mais 
te meurire même, pouvaient êlre rachetés par aae certaine 
quantité de bétail‘. Mais, en effet, comment des peuples 
pauvres, 5a0s COmIMErCe, sans industrie, ne connaissant que 
l’élève des bestiaux et un peu d'agriculture, auraïeat-ils pu 
payer agirement ? 


3 Dionys. Haic., 1x, 27: x, 50. Phatarch. Pubhic. ©. ui; Gellies, ‘xt, 1: 
Civsra, De ron., a, 35. — Festus, v° Mullasn..…. «x Maximam multam dixe- 
rupi trium miMium et viginti assium, quia non licebat quondam pluribus 
triginta bobus et duabus ovibus quemquam multari, æstimabaturque bos 
centussibus, ovis decussibus. » 

® Sunesen (Legg. provinciales terræ Scaniæ, t. v, 6) dit,en parlant des an— 
ciens Danois, ses compatriotes :.… «Ne fraus interveniatin pannorum etani- 
malium æstimatione, frequenter in partibus nostris supplentiam argenti de- 
fertum.» 

3 Pollux, IX, 60. 


4 Tacitus, Germ., c. x11 : «Sed et levioribns délictis pro mov péesa : 
equorum pecorumque numero convicti multantar.» 1b#d., c. xx1: uLuitur 
enimi etiam homicidium cerlo armentorum ac pecorum numero. » 


148 REVUE DE LÉGISLATION. 


La langue des différentes races corrobore cette donnée de 
l’histoire, que le bétail a partout servi de première monnaie. 
A Athènes, la plus ancienne monnaie s'appelait Bo, parce 
qu’elle portait un bœuf en effigie‘. Plutarque affirme que 
les premières monnaies romaines avaient porté l’empreinte 
de bœufs, de moutons: et de porcs, et Pline et Ovide expli- 
quent ainsi l’origine du mot pecunia : 

« Æs signatum est nota pucudum, unde et pecunia appel- 
lata. » (Plin. Nat. hist., xxxni, 3.) 

«a Hinc (a pecude) ipsa pecunia dicta est. » (Ovid. Fast., v, 
281.) 

De même, l’ancien mot tudesque fia avait la double signi- 
fication de bétail, et de valeur, argent. Ainsi, le chap. xx du 
Livre des juges frison dit qué chacun peut racheter ses ini 
mitiés avec du fia, c’est-à-dire avec du bétail, ou avec de 
l'argent, selon qu’on prend le mot fia dans le sens primi- 
üif ou dans le sens dérivé. Le premier a survécu dans l’alle- 
mand vieh et le hollandais vee; le sens dérivé dans le suédois 
fe et l'anglais fee. 

Le même fait se reproduit dans l’Europe orientale parmi 
les peuples de la race slave. La première législation russe, la 
Prawda promulguée en 1020, par le grand-duc moscovite 
Jaroslav, quand elle parle de compositions, emploie le mot 
scott, qui, en langue russe, signifie à la fois bétail et va- 
leur ’, ou bien le mot griuna*, qui représentait alors une 


‘ Pollux, 1x, 60. 

% Dans la Genëse, on lit que Jacob achetait un champ au prix de cent 
kesitah. Un grand nombre de commentateurs ont pensé que le mot kesifah 
signifiait une pièce d'argent, marquée de l'empreinte d'un agneau; d'autres 
ont traduit par agneaux en nature. 

- En France, il y avait aussi autrefois des deniers d'or à l'agnel, des 
moutons d'or et des écus à la vache. 

8 Ewers, Aelt. Recht der Russen, p. 273; Karamsin, 11, p. 56. 

* Karamsin (1, p. 491) a beaucoup de détails sur les fourrures comme 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 149 


quantité de fourrures de martre de la valeur d’une demi- 
livre d'argent. 

La Prawda réformée du treizième siècle offre un progrès 
saillant, en ce qu'elle n’emploie plus le mot scott que dans 
son sens restreint de bétail, et que le mot srebro, argent, y 
est substitué aux peaux de martre. 

Celui qui endommageait la récolte d'autrui devait l’indem- 
nité, et en sus une composition de six bœufs, selon la loi 
serbe*. 

En Hongrie, la composition et le fred, ou l'amende due au 
roi, se payaient en argent ou en bétail. Celui qui avait tué 
sa femme payait 50 bœufs aux parents de la victime. L’a- 
mende ordinaire était de cent bœufs, dont le fisc prenait la 
moitié? 

La race celte aemployé le bétail comme moyen d'échange, 
à l’instar des autres nations. S’il nous manque des données 
positives à cet égard sur les habitants des Gaules, les cou- 
tumes des populations celtes réfugiées dans la Grande-Bre- 
tagne nous en donnent des témoignages irrécusables, 

Le droit pénal des lois galloises codifiées au dixième 
siècle par Howel le Bon, basé sur le système des compo- 
sitions, en fixait le payement en bétail, et généralement en 
un certain nombre de vaches, depuis le crime commis 
contre la vie, jusqu’à la plus légère blessure portée au petit 
doigt. 

Le Code de la Vénédotie s (partie nord du pays de Galles) 
donne un tarif détaillé de la valeur de tous les animaux do- 


moyen d'échange. Chez les anciens Russes, outre le bétail et les fourrures, 
le miel et la cire jouaient aussi un rôle important can les échanges. 
1 Loi de Duschan le Fort, $ 33. 
$ Macieiowski, 11, $ 158. | 
3 Livre z11, Chap. 1v, p. 138 de l’édit. officielle de ondes. 1841. 


150 : REVUE DE LÉGISLATION. 


anestiques, Ce qui prouve qu'ils servaient encore et de 
moyens d'échange et de compositions. 

_ Ea effet, la preuve la plus manifeste que les amendes ou 
compositions continuèrent à être payéesea bétail et en antres 
objets :, même après que les lois ea avaient äixé la valeur 
nominale en monnaies d'or et d'argent, se trouve dans 
presque toutes les Coutumes écrites du moyeu âge:, 6ù la 
valeur de ces objets est fixée et réduite en monnaie courante. 
De même que dans le pays de Galles, la vache était une amité 
de valeur très-répandue en Islande et en Norwège : peer le 
payement des compositions. 

. « Sil'estimation sæ fait en vaches, dit use ancienne bi 
aowégienne ‘, la vache doit être évaluée à deux onces st 


_! «Si acrum non babe! , denei aka pecuxiam, mancipia, derram vel 
quidquid habeat, usque dum impleat. » L. bajuo., t. 1, ©. x, $2; t. x, 


c. 11, $ 1.—...«Solvat medietatem pecuniæ in auro valente, medietatem 
a argento, aut qmalem investre potuerit pecusism.» L. allem., t. ee 
Se 


% Oestgota Lag, xvn, À 3 : «Quand un bemme libre tue un esclave, qu'il 
paye trois marcs, prix auquel ñ peut être affranchi…; ou bien quatre têtes 
‘de bon bétañl, savoir : des bœrfs qui or tabouré pendant trois ans,va des 
«aches qui ont eutroës fois des reaux.» Voy.sartont Gragès, L. =, p. 508-505. 

| Lez sax. t. xix : « Solidas est duplex : uous habei dues éremisses, qaud 
est bos anniculus duodecim mensium, vel ovis cum agno. $ 2. Alter so- 
lidus tres trimesses, est bes xvt mensium. $ 3. Majori sofido aliæ com- 
-pesiliones, minori bomicidia cenponsstur. Wesfsisjoram et Angraristum 
et Ostfalajorum solidus est, secalis sceffila xxx, ordei xL, avenæ Lx. Apgd 
-utresque duo sicli mellis solidus ; quadrimus bos duo solidi; duo boves, 
quibus arari potest, quinque solidi. Bos bonus tres solidi. Vacca cum vitulo, 

"so due et semis.» Cf. Capital. saxon., armi T07, €. 2.— Lex vip, 
xxx VI, (À. 2. L. allem.,t. LXIX, LXX, LXXV, LXXXVHII. Lex burg., L. 1v, ÿ 1 
8. Leyes Aotlaistahi, V3, €. us, € v, 6 61: €. vi, $ 5: 

3 Cette unité de valeur s'appelait up Voy. Paus., uno. sur da cout. 
norvégienne Gulathing, p. 181. Gragàs, rs £. ie. a, 29. PE 
Balkr.,1, 500-505. 


* Gekthing, réformée gr Mages Lagshater. 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 151 


demmie ; et de telles vaches ne devront être âgées de plus de 
buit années, ni endommagées aux cornes, pieds, queue où 
pes. » 

. Le taureau jouait un rôle semblable dans le payement des 
compositions chez les Anglo-Saxons'. 

* L'imfatigable Grimur* a rassemblé de nombreux exemples 
d’amendes payables enanimaux, qui sæ trouvent dans les cou 
tumes locales de l'Allemagne à partir du septièmesiècle: ilem 
rapporte même des exemples du treizième et du quinzième. 
Encore au dernier siècle, les braconniers étaient condamnés 
en Saxe au payemenide cent boisseaux d'avoine; cequi vien 
draità l'appui de ce qu’on a dernièrement avancé, non sans 
beaucoup de vraisemblance, que les Saxons, avant le temps 
de Charlemagne, payaient leurs compositions en blé:. 

La pensée qui inspirait le législateur en établissant um 
taux fixe pour les campositions, fut la même que celle qui 
lui avait fait consacrer la loi du talion : il voulait mettre une 
Limite légale à ee que la partie lésée pouvait exiger +. Ces 
taux ne furent d’abord que des maxima, les parties pou 
vant composer en deçà de ce qu'ils avaient fixé ; ce n’est que 


. 4 Legg. Actheslani, 1. VE, ©. ar, V et vi. 
. * Deutsche Rechtsalterthümer, p. 587, 667. 
5 Wilda, Strafrecht der Germanen, p. 433. 

:# Les mcfennes traditions scandinaves et germariques contiennent des 
cxpsmples des prétentions exagérées. qne les parises avaient affehées dans. 
le rachat des crimes. Tantôt c’est use montagne de graies, tantôt un 
monceau d’or assez élevé pour couvrir entièrement le cadavre. Voy. Grimm, 
Deutsche Rechfsalt., p. 668 et suiv., et la tradition du cavalier Goth, chez 
Aimoin, 1, 20. En d’autres lieux, c'est le poids en or où arger de la vic- 
time, qai est exigé par les parents ou offert par l'offenseur. Grimm, y. 672. 
Philipps, Deutsche Geschichte, 1, p. 269. La loi des Bayarois avait canseryé 
cet antique usage pour la composition du meurtre d'un évèque. «Si quis 
episcoparn occiderit, fat tunica plumbea secundum statum ejus, ct 
ipaz pantaevcril, auri lonbumm dont... = L. bajur., k, k, 11. 


152 REVUE DE LÉGISLATION. 


plus tard, quand le pouvoir plus fort et mieux établi com- 
mença à exiger une part de l’amende, comme peine de 
la paix publique violée, que ces compositions sont devenues 
fixes, et, pour nous servir d’une expression de nos temps, 
qu’elles sont devenues de droit public. 

Cependant, n’omettons pas ce point important, que les 
premières lois qui établirent les compositions réservèrent 
religieusement à la partie lésée le droit de se venger, pour 
le cas où le wergeld n’était pas payé. Si, d’un côté, cela 
pouvait être, à défaut d'autre mesure coercitive, un 
. moyen d'engager au payement, cela prouve, d’un autre côté, 
l'obstination des individus à se charger eux-mêmes de 
venger les crimes, et l’extrême modération que le lé- 
gislateur a dû déployer en face d’une coutume aussi invé- 
térée. 

Telle a été, à grands traits, l’origine et le développement 
de ce système de compositions, qui non-seulement a été pra- 
tiqué par les peuples de la Germanie, mais par toutes les na- 
tions au début de leur carrière sociale. Les lois de toutes les 
races qui ont occupé l’Europe vont nous fournir à cet égard 
les témoignages les plus irrétusables. 

Pour ce qui concerne les anciens Grecs, nous avons déjà 
cité de nombreuses preuves, dans le précédent chapitre, de 
leur coutume d’exercer la vengeance du sang. Quant aux 
compositions, elles se retrouvent également dans les mœurs 
grecques. Homère, dans le dix-huitième chant de l’immor- 
telle Îliade, en décrivant les ornements du bouclier d’Achille, 
s'exprime en ces termes : 

« Plus loin le peuple est assemblé sur une place publique 
où s'élèvent de vifs débats : deux hommes se querellent sur 
le rachat d’un meurtre. L'un affirme qu’il a donné l'argent 
et le déclare en public, l’autre nie avoir reçu la somme, et 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 153 


tous deux ont recours aux arbitres pour terminer leur dif- 
férend. » 

Cependantl a vengeance pouvait être rachetée en autres 
valeurs que l'argent; les lois de Dracon mentionnent les 
compositions payables en bétail !. 

Nul doute que les anciennes populations du Latium n’aient 
pratiqué les mêmes usages. Nous avons déjà rassemblé dans 
les lois pénales des Romains les nombreuses traces de la 
vengeance privée; l'existence des compositions ne peut non 
plus être mise en doute. Car quoique les sacra* et le pouvoir 
privé du paterfamiliass eussent confisqué à Romeunegrande 
partie du domaine de la législation criminelle, et malgré la 
présence des peines capitales et corporelles“ dans les lois des 
Douze Tables, le principe du talion et celui des composi- 
tions pécuniaires s’y montrent l’un à côté de l’autre, comme 
les deux formules créées par l’ancienne vengeance privée. 

Ainsi, pour la rupture d’un membre, le talion était ad- 
mis, à moins qu’un arrangement n’eût été consenti entre les 
parties 5. 

Le taux de la composition, pour une autre espèce de 
blessure (os fractum aut collisum), était fixé à 300 as pour 
un homme libre, et à 150 pour un esclave ®. 

Observons, en passant, que les compositions de tous les 


1 Pollux, 1x, 60. 

? Parexemple : Lois des Douze Tables, vit, 9. Festus, vo Termino. Festus, 
vo Plorare. 

8 Sueton. in Tiberio, c. XXXV. 

# L. xx Tab. vie, fr. 9, 10, 14, 23 ; tab. 1x, fr. 2, 3, 4, 5. Nous ci ton 
d’après la reconstitution des textes de Dirksen. 

5 « Si membrum rupit, ni cum eo pacit, talio est.» Tab. vrrr, fr. 9. 

$ «Propter os vero fractum aut collisum trecentorum assium pœna erit, 
veluti si libero os fractum crË at si servo, centum et quinquaginta. » 
Tab. vrui, fr. 3. 


154 _ REVUE DE LÉGISLATION. 


peuples s'accordent à graduer le taux du wrgeld selen k 
rang, la condition, l’âge ou le sexe de l’individu contre Le- 
quel de délit a été commis. Nous reviendrons plus tard sur 
æette particularité. 

La loi des Douze Tables ‘ pænissait les autres isjures non 
spécifiées, d'une amende de 25 as, somme assez forte pour 
œ temps*; mais qui, plus tard, quand ka valeur de l'argent 
eut considérablement diminué, donna leu à cette facétie 
de Veratins, ce jeane et riche Romain, qui se promenait 
dans la rue, en souffletant les passants, et leur offrait aus- 
sitôt la ridicule amende des anciens temps *. 

Cette tendance continue de la dépréciation des valeurs 
métalliques se révèle également dans l'augmentation des 
compesitions cher les peuples du moyen âge. Le roi Ro- 
thaire se vit ainsi forcé d'élever les compositions après 
que les Lombards se furent établis dans les riches plaines 
” de la haute Italie, auxquelles ils ont laissé leur nom*. De 
même Charlemagne angmerta, du consentement des Francs 
et des Saxons, l’amende (bannus) qu’on devait payer dans 
les causes gras *. Chez les Thuringiens et les Frisons, 
les taux des compositions ont également supmenté sucoets- 


1 « Si injuriam faxit aïteri, viginti quinque æris pœnæ sunto. » Tab. 
VIII, 4. 

8 «Propter ceteras vero injurias, XXV assium pœna emt cousiitaéa; et 
videhanuur ilis temperibus in Magna pauperiaie Satis ns ol 
niariæ pœnæ.» Gaius, III, 224. 

3 Aul.-Gell., xx, 1 

#4 L. Reñhar., ©. T4. es osanibus istis plagis ac feritis te 
tis, quæ inter homines libenos eveniunt, id& sgjoram comporilionns 29- 
suimus, quam autigmi noctri, ut Ésida, quod est inimicitia, post cmappsi- 
ticucm acceplam posiponatur et amplius non reqguiraiur, asc delus 
icmeatur: sd caussa sit finita, amicitia manente. » 

5 Capit. saxon., anni 797, C. 1X, De banno augendo. 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 155 


sivement. Ainsi, dans la loi des Angles et Varnes, le 
swergeld pour le meurtre d’un homme libre est taxé x 200. 
sols, somme égale à ce que payaient les Franes Saliens et 
Ripuaires en pareil cas; et cependant, le swergeld, fixé à 
80 sols pour le meurtre de là femme impubère: ei de l’af- 
franc, est une preuve que l’ancienne composition pour 
Fhomme. Libre n'avait été que de 160 sols chez les peuples 
de la Thuringe, comme. chez les Ailemans et les Bavarois. 
ÆE, engl. et werin., üt. 15. De hberto occiso : « Servus a 
domino per mvanemissionem Hbertate donatus si occisus 
fuerit, Lxxx sol. componat, vel quidquid ei debeat, me- 
dietas compositionis liberi hominis solvatur. ». Cette dis- 
position est restée dans la loi comme un vestige de l’an- 
cknne composition, fes rédacteurs ayant oublié de la mettre 
en harmonie avec le taux plus élevé introduit chez les 
Thuringiens depuis Leur réunion à l'empire franc. 
. L'augmentation du wergeld chez les Frisons est hors de 
centestation. La composition, pour le meurtre de l'homme 
libre, étant fixée dans la Lex à 53 1/3 sols”, fut portée au 
triple, c’est-à-dire à 160 sols par les Addifiones sapien- 
tum 5, qui avaient triplé le taux de tautes les compositions; 
ce qui mettait les Frisons, autrefois très-pauvres, au niveau 
des Bavarois et des Allemans incerporés, comme eux, dans 
l'empire des Francs. 
Poux revenir aux compositions dans les Douze Tables ro- 
maines, il nous faut encore mentionner le vol‘. Cependant 


1 L.angl. etaverin, ,X, 3. «Qui liberam Be pariesmtocerderk, DS REX... 
cempenat » es te 
3 L. fris., 1, À 1. Voy. aussi la remarque sur le ( 6, pour les pays Los 


trophes. , 
5 L. fris., Add. sap., t. nt, Wilda, Strarecht der Germeurn, p.404. 


4 Tab. 11, fr. 4: « De furto pacisci‘lex permattit.s 


156 | REVUE DE LÉGISLATION. 


cette législation ne les admettait pas pour tous les genres ; 
il n’y avait que le furtum non manifestum qui était com— 
posé au double!, et le furtum concepitum et oblatum qui 
étaient composés au triple de la valeur dérobée:. On sait 
que le fur manife stus était, en certaines circonstances, aban- 
donné à la merci de celui qu'il attaquait*, et que le vol noc- 
turne de blé était réputé un crime envers Cérès, et puni de 
mort‘. Quant aux autres peines pécuniaires des Douze 
Tables, elles ont eu plutôt le caractère de restitutions ci- 
viles que la nature de compositions pénaless. 


62. Fred ou amende payée au pouvoir souverain. 


Nous venons de faire l’observation que, du moment où le 
pouvoir social se sentit assez fort pour intervenir dans le 
règlement des compositions, il en prit une part. Cette va- 
leur payée par le coupable au représentant du pouvoir, 
chef ou assemblée populaire, était, pour ainsi dire, l'a 
mende de la violation de la paix publique. C’était la voie 
pour arriver plus tard au point de vue général qui consi- 
dère chaque délit comme une infraction à la sûreté publi- 
que, système qui domine dans les Codes criminels mo- 
dernes. 

L'institution existait déjà parmi les peuples de la Germa- 
nie au temps de Tacite : « Sed et levioribus delictis, pro 
modo pœna; equorum pecorumque numero convicti mul- 
tantur; pars multæ regi vel civitati, pars ipsi qui vindica- 


41 Gaius, 111, 190. Festus, vo Nec, 

2 Tab. van, fr. 15; Gaius, 111, 186, 191; Paul., IV, 81, 3, 5; Justin. 
Insiit., 1V, 1, 4. 

3 Tab. vai, fr. 19, 14. 

4 Plin., Hist. nat., XVII, 3. 

5 Tab. vins, fr. 5, 11, 18, 19. 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 157 


tur, vel propinquis ejus exsolvitur. » Les monuments germa- 
niques du moyen âge écrits en langue latine emploient pour 
cette part de la composition qui est payée au chef ou à la 
communauté, les mots fredum, fredus, mulcta, bannus: les 
lois frisonnes fretha; celles des Anglo-Saxons fridesbot et 
wite; les lois scandinaves frithkaup, retr Konungs (amende 
du roi); cellesdes Gallois de l'Angleterre camlwrw et dirwy: 
et les Coutumes plus récentes de l’Allemagne et des Pays-Bas 
emploient les mots brüche, brüchte, breuken. Presque toutes 
ces dénominations portent en elles la signification de la paix 
publique ou de sa violation ; car friede en allemand, vreede en 
hollandaissignifient encoreaujourd’huila paix; l’anglo-saxon 
fridesbôt se traduit par amende pour la paix (rompue); le 
scandinave frithkaup par rachat de la paix; les termes 
brüche, breuken par rupture (de la paix publique). 

En Russie, la première trace du fred se présente dans la 
Prawda Ruska, amendée par les fils de Jaroslav', car dans 
la loi primitive donnée par ce prince, en 1020, 1l n’y a au- 
cune trace du fred; la composition revient en entier à la 
victime ou à ses parents. En revanche, dans la Prawda du 
treizième siècle”, l'amende à payer au prince est un usage 
établi, et son importance avait tellement augmenté dans 
l'intervalle, que, dans certains cas, comme, par exemple, 
pour les blessures, l'amende payée au souverain était du 
double de la composition. Cette progression indique l’ac- 
croissement continu du pouvoir des souverains russes, qui 
arriva à son apogée sous le czar Pierre le Grand, le fonda- 
teur de cet empire moderne. 

En Hongrie, en Pologne, à mesure que le pouvoir royal 


1 Art. 33, Voy. le texte dans Ewers, Aeltestes Recht der Russen, p. 309. 
3 Macieiowski, 11, $ 167. 


158 à REVUE BE LÉGISLATION. 


s'établit plus solidement, les prinees obtinrent de fortes 
amendes pour les crimes et délits; les juges et tribunaux 
étant chargés plus tard d’en faire le recouvrement, l’ancien 
fred perdit sa nature originaire, et se confondit avec les 
amendes pécuniaires modernes . 

Un écrivain célèbre: à pensé que ee n'était que dans les 
crimes graves qu'il y avait lice au payement du fred; mais 
cette opinion ne peut résister à un exames approfondi. D'a- 
bord Taeite, en mentionnant Fà distinction entre ce que re- 
cevait la victime et sa famille, le wergeld, et ce qu’on payait 
au chef on à la communauté, le fred, à dit que eek avait 
hieu, même pour bes délits peu graves (sed et levioribus de- 
bictis); de plus, les lois abondent en exemples aù le fred est 
exigé pour des délits de pe d'importance, par exemple, 
dans le cas d’injure verbale”, ou de vote de fait légère. En 
Islande, on payait pour les délits peu graves trois marcs que 
ke ror et la communauté se parlagearent. entre eux». La 
difiérence entre Le wergeki et le fred ne se-dessrne nulle part 
aussi mettement qu’au sujet des délits commis sans imputa- 
tion: morale. Les actes nuisibles commis par des enfants on 
par des animaux, les meurtres, coups ou blessures, résul- 
tats de Ja négligence ow de la maladresse, quoique donnant 
toujours lieu au payement du wergeld, ne sont pas soumis à 
celui du fred «. C’est ee qui donne à celui-ci beaucoup pes 


1. Macieiowski, Slavische Rechisgeschichte, 11, $ 158, 167; 1v, $ 252. 

z Eichhorn, Deutsche Staats und Rechtsgeschichte, T7. 

3 Lois anglo-sax. de Hlothar et d’Eadric, c. 11. 

» Lex fris., t. xxIL, $ 65, 33, 88, 89. Capit. de Charlemagne de 913, passim 
et SH. 

5 Schlegel, Comment. ad Gragàs, p.99 : «Mulcta (uilegd) trium marcarum 
sæpius in codice nostro statuitur obleviora delicta, veluti minoresinjurias… » 

6 E. sal., xxvnI, 6: eSf quis puer iefra XI: annes aliquam culpans eom- 
miserit, fredus ei non requiralur.» Lex rip., XLVE, 1 : cQuia qned quadru- 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 159 


d’analogie avec nos peines modernes, tandis que les com- 
positions proprement dites portent plutôt le caractère d’une 
indemnité. 

Si des cas où le æœengeld était dû sans fred sont fréquents, 
d'en autre coûté, nous n'avons pu trouver dans les lois ger- 
manques aucune disposition qui nous autorise à penser que 
ke fred pouvait être dû sans wergeld. El est vrai que Grimm: 
est d'opinion, que da doi ripuaire en présente ua exemple 
dans le cas où an serf est frappé par un autre serf, mais 
qu'il mous soit permis d’être d'un avis contraire. 

Vosc de texte du & xxx de da loi ripaire : « Qnod si 
servus servam tu un vel duobus seu tribus percusserit, 
nihil est. Sod tamen propter pacis stadtum, tremissem , id 
est, quatuor demarios compenat. » Les mots æihil est sont 
expliqués par Grimm, comme indiquant qu'il n’y a lieu au 
wergeld, et ceux de propter pacis studiwm l’induiseat à croine 
que les quatre deniers étaient un fred payé au fisc. Mais le 
terme compenai, qui ne peut être entendu que de la compo- 
#ituon payée à da partie désée, et l'absence absolue de toute 
du fred ou banaus dans tout ce titre de la doi ri— 
puaire, mous confrment dans notre opinion, que les quaire 
deniers étaient une composition payée au maitre du serf 
frappé. 


pedes faciunt fredus exinde non exigilur. » L. Sam, xxux : « Si animal 
quodlibet damnum cuilibet intuleniüt, ab eo oujus esse constiterit, compo 
naiur excepla faida (éreda). L. Sur. xH, 5 : «Si ferrum æasnu elam 
hominem percusserit, ab eo cujus manum fugerat, componatur excapla 
{aida (freds).>» L. rip, Lxx, 1 : «Si quis a lignes seu qualibet manufactili 
fuerit interfectus, non selvatur, nisi quis anptorem énierfeciionis in usus 
proprios adsumpserit, tune absque frado culp. judicetur.s Cf. des Ceutumes 
frisonnes dans Richthofen, p. 69 «et 147, et les textes scandinaves dans 
Wiida, p. 568-569. 
4 Deuische Rechlsalterth., p. 656. 


160 REVUE DE LÉGISLATION. 


Le fred avait une grande importance dans les lois pénales 
des pays scandinaves; souvent il était plus considérable que 
le wergeld payé à la partie lésée. En Suède et en Norwège, 
les communes entraient en partage avec le roi‘. Dans les 
Coutumes danoises, en règle générale, et sauf quelques rares 
exceptions, la composition et le fred étaient fixés au même 
taux *. Parmi les Anglo-Saxons, en cas de meurtre, la moi- 
tié de l’amende à payer revenait à la famille, sous le nom 
de maegbote, l’autre moitié entrait, sous le nom de frith- 
bote, dans le coffre royal. En général, le fred dû au roi, 
qui avait été fixé primitivement à douze sols +, fut porté plus 
tard à un minimum de trente sols par l’effet de l’augmen- 
tation de la richesse publique et de la plus grande abon- 
dance des métaux précieux. Mais cette amende, variant se- 
lon le rang de la partie lésée et selon celui du coupable, 
montait quelquefois jusqu’à cent vingt sols‘. 


Parmi les Coutumes germaniques du centre de l’Europe, 
celles des Burgondes et des Frisons se sont le plus occupées 
du fred; mais une confusion de langage à laquelle il faut 
prendre garde, c’est que la première emploie le mot mulcta 
pour désigner le freds, tandis que la loi des Frisons dit 


1 Wilda, p. 441 et suiv. 

3 Wilda, p. #47. 

3 Legg. Inæ, c. xx. 

k Legg. Lothar et Eadric, Cap. xX1-xnrII. 

8 Leges Inæ, c. vi, VIH, X et Li. Alfred, c. 1x. Edward, 1. x, c. 1x1; 
t. II, C. II. 

6 L. burg.,t. xit, 1 : «Si puella quæ rapta est, corrupta redierit ad pa- 
rentes, sexies puellæ pretium raptor exsolvat; mulciæ autem nomine 
sol. xx. » Cf., t. XXXIV, 2, XXXIIL, 1, LXX, 2, XV, 1, LxIII. 1. Le mot wite 
s'est cependant conservé dans le wittiscalcus des Burgondes, l'huissier, 
celui qui exécute les jugements et reçoit les amendes, tit, zxvr, (De Wit- : 
tiscalcis). 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 161 


mulcta pour la composition payée à la partie adverse, et 
freda pour l’amende payée au roi!. 

Chez les Saxons, le rang du coupable influait sur le taux 
du fred. L. sax., iv, $8 : « …Quislibet furto abstulerit no- 
vies componat quod abstulit; et pro fredo, si nobilis fue- 
rit xu solidos, si liber sex, si litus quatuor, et conscius 
similiter. » | 

Cette gradation de l’amende payable au pouvoir royal a 
été égalementsuivie par Charlemagne dans ses Capitulaires®. 

Dans les Coutumes des Thuringiens, des Bavarois et des 
Allemans, on trouve des traces de l’ancien fredum® à 
côté du bannus*, qui y avait été introduit par les monar- 
ques francs; ce dernier était uniformément de soixante sols, 
tandis que leur ancien fred variait de douze à quarante. 

Les dispositions pénales des Lombards et des Francs ont 
celade particulier, qu’elles ne distinguent pas la composition 
due à la partie lésée de l'amende due au roi, mais les réu- 
nissent en un seul chiffre. Ce chiffre réuni revenait, en 
règle générale, chez les Lombards, par moitié à la victime, 
par moitié au roi, medium regi, medium cui injuria illata 
fuerit. 

Les lois salique etripuaire ne font mention d'aucun par- 
tage semblable, et se contentent de fixer le chiffre qui doit 
être payé pour chaque crime. Penser que les lois franques 


1 L. fris., t. xxx, $ 82 : « Qui libero homini manus injecerit et eum in- 
nocentem ligaverit, xv sol. componat, et duodecim sol. pro freda ad partem 
regis componat. » Cf., t. vins, xx1, $ 1 ; xxn1, $ 65, 83, 88, 89. 

8 Capit. Paderbornens., c. xi1v, 26 et 21. Capitul. saxon., C. …—, 11, 
VIII, IX. 

3 L. angl. etwer., t. vs, 3 et 5. L. bajuv., VIIt, 13, 35 111, 8, 1; VIII, &, 1; 
vil, 6. L. allem., v, 6; XLVIII, 1-3. 

* L. angl., vis, 55 vu, x, 9. L. bajuv., var, 7. L. allem., x, 25 111, 3; 
XxXX, 1 ; XXXVI, 2. 

NOUV. SÉR, T. XIV. 11 


162 REVUE DE LÉGISLATION. 


ne connaissaient pas le fred, est impossible , parce que ces 


mêmes lois énumèrent explicitement plusieurs cas‘ où il 
n’yavait pas d'imputation morale, et qui, par suite, ne 
devaient pas donner lieu au payement du fred. Ce qui ré- 
sulte, au contraire, de la comparaison de plusieurs dispo- 
sitions de la loi salique avec les capitulaires, c’est que deux 
tiers de la somme fixée revenaient à la partie lésée, et un 
tiers au roi pour la paix violée :. 

Une fois la composition payée, celui qui osait rompre la 
paix encourait les plus grandes peines; les lois se cram- 
ponnentà la sainteté des compositions comme au seul moyen 
efficace de mettre un frein aux vengeances privées, et plu- 
sieurs d’entre elles n’hésitent point à déclarer hors la loi 


celui qui a osé violer la paix une fois conclue. Nous citerons. 


comme exemple le langage caractéristique de la Gragas 
islandaise : | 

« Et si un homme était assez insensé pour rompre la 
convention conclue, et pour commettre un meurtre après 
avoir promis la paix , qu’il soit banni de Dieu et de toute 
réunion chrétienne en l’honneur de Dieu, aussi loin que les 
hommes poursuivent le loup, que les chrétiens vont à l’é- 
glise, que les païens sacrifient des vietimes ; aussi loin que 
la mère met au monde et que l’enfant l’appelle en pleurant: 
aussi loin que le feu pétille , que le Finnois patine; aussi 
loin que croît le sapin ; aussi loin que vole le faucon au 
printemps quand le vent l'emporte sur ses deux ailes‘. » 

La formule frisonne de réconciliation, rapportée en on 


S 4 L. rip., LXX, 15 XLVE, 13 L. sal., xXvun1, 6. 
3 Wilda (p. 466 et suiv.)a rassemblé tous les textes qui viennent à Pappui 
de ce dernier résultat de la science. ... 

# Gragäs, 11, p. 186. Voir une autre formule semblable : Gragàs, 11, 
D. 168-171. | 


* 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 163 


ginal par Grimm et traduite par Michelet*, a beaucoup 
d'analogie avec celle d'Islande : 

« Nous jurons d’être fidèles à ce serment, devant morts 
et vivants, devant tout homme né et à naître, etcela tant 
que le chêne est debout dans le champ , tant que sur terre 
l'eau s’en va coulant. » | 

De même la loi seelandaise d’Eric impose à celui qui re- 
çoit la composition, de jurer qu'il ne se vengera plus dé- 
sormais ni sur les nés ni sur ceux à naître ; après quoi les 
deux parties se donnent les mains et le baiser de la paix. 
Presque toutes les lois scandinaves considèrent la rupture 
d’un tel serment comme ane action qui ne peut être rache- 
tée par voie de composition, en déclarant le CONpEUIS hors 
la loi. 

La loi lombarde impose Île double wergeld à celui qui 
commet un meurtre ou qui se rend coupable de coups et 
blessures après la paix conclue avec la partie adverse : 
« Postquam pro spots inimicitia sacramenta præstita 
fuerint *. » 

Un capitulaire de Charlemagne punit celui qui se 
rend en pareil cas coupable de meurtre, de l’amputation de 
la main droite, en sus du payement du wergeld et du bannus 
que la coutume exigeait pour le meurtre commis dans des 
circonstances ordinaires *. 

D'après les lois anglo-saxonnes, aussitôt le wergeld payé, 


1 Deutsche Rechisalt., p. 53. 

% Origines, p. 332. 

8 Voir les textes cités dans Wilda, p. 231 et 294. 

# L. Roth., c. CxLINI. 

5 «Et si quis post pacificationem alterum occidit componat illum, et 
manum quam perjuravit perdat, et insuper bannum dominicum solvat. » 
Capit. 11, anni 805, c. v. 


164 REVUE DE LÉGISLATION. 


les parents des deux côtés juraient sur les armes de l’arbitre 
que la paix du roi ne serait plus rompue ‘. Enfin, on trouve 
dans les recueils de formules, de nombreux exemples de ces 
contrats par lesquels les parents de la victime déclaraient 
ne plus vouloir donner aucune suite à la querelle (faida) 
qui avaitété rachetée par le payement du wergeld”. Ces actes, 
appelés epistolæ securitatis à l'époque franque, se sont con- 
servés très-longtemps en Flandre , sous le nom de Lettres 
de sauvegarde ou commissions de sécurité’, et sous celui de 
Letters of slanes en Ecosse *. 

Les traces de cette ancienne institution se retrouvent 
dans les pays les plus différents, à des époques avancées. 
Dans le pays de Hainaut le Statut du comte Baudouin, de 
l’an 1200, réclame encore la garantie des parents du meur- 
trier en fuite. Dans le pays de l’Escaut, en l’année 1332, 
vingt transactions furent conclues pour cause de meurtre 6. 
Les registres criminels de la ville de Middelbourg en Zélande 
en contiennent jusqu’en l’année 1546 ”. Dans sa joyeuse en- 
trée de Brabant et de Limbourg, l’empereur Joseph II avait 
encore été obligé de jurer qu'il ne gracierait aucun meur- 
trier qui n'aurait pas donné satisfaction aux parents de Ja 


1 Leges Henrici 1, c. Lxx, $ 10, p. 256. 

2 Formul. Marculf, 11, 18. Æppend. form. 13. Sirmond, form. 39. Bi- 
gnon, form. 7, 8. Lindenbrog, form. 124. 

3 Raepsaet, Analyse historique et critique de l’origine et des progrès des 
droits civils, politiques et religieux des Belges et Gaulois. Gand, 18%, 
t. 1, p. 336. 

* Robertson, View of the state of Europe. Proofs andillustrations, note xxxxr, 
p. 400. Lond., édit. 1831. 

5 Delattre, Chartes de Hainault, Mons, 1822. 

6 S. de Wind, Byszonderheden uit de geschiedenis van het strafregt in de 
Nederlanden, Middelburg, 1827, p. 33. 

T Ibidem, p. 64. 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 165 


victime *. De même il était défendu au roi d'Aragon, par 
une loi de l’an 1564, de gracier un condamné à mort sans 
le consentement de la partie adverse. 

Dans le Tyrol, ces transactions pour cause de meurtre 
se retrouvent encore au selzième siècle; et dans le cercle 
de Trente, cette faculté ne fut supprimée législativement 
qu’en 1773 “. En Corse, les statuts criminels du moyen âge 
imposaient également à l’homicide d'obtenir, par acte pu- 
blic, la paix des parents de la victime *. 

Nous avons vu qu'il était d'usage, que les deux parties 
qui composaient sur un crime ou une injure se donnassent 
le baiser de paix. Cette coutume s’est conservée avec per- 
sistance dans les Pays-Bas sous le nom de mondzoen, et les 
Coutumes de Flandre, du Brabant et de Liège contiennent 
des détails très-circonstanciés ‘ sur cet usage, et sur la for- 
mule sacramentelle de paix qu’on prononçait. Celle d’An- 
vers ” est curieuse à cause de sa ressemblance avec la formule 
citée de la Gragas islandaise. 

Les Coutumes frisonnes d’Opstalboom, art. 17, contien- 
nent à cet égard la disposition suivante : « Si quis homici- 
dium post compositionem et osculum pacis perpetravit, a 


4 Dahlmann, Geschichte von Danemark, x, p. 161. 

3 Fueros y observancias del regno de Aragon, p. 204. 

3 Rapp, Zeitschrift für Tyrol, t. VII, p. 56. 

4 Coup d'œil sur l'ancienne législation de la Corse, par M. Garnier-Du- 
bourgneuf (Revue étrangère et française de législation, de jurisprudence 
et d'économie politique, novembre 1843, p. 911 ). 

s L’idiome flamand et hollandais se rapprochant le plus de l’ancien lan- 
gage des Germains, on y trouve de remarquables lumières sur l'antiquité 
de la race germanique. Ainsi, un baïser et la satisfaction, la réconciliation, 
s’indiquent par le même mot 30en, en hollandais. 

6 Coutumes de Flandre, vo Montzoen. Mathæus, De criminibus, p. 564 
et suiv. x PM 

7 Coustumes d'Anvers, C. XXII, art. $. 


166 en REVUE DE LÉGISLATION. 


patria sua per annum proscriptus maneat; Castrum autem 
si quid habet destruatur, domus vero lignea quam habuit, 
sententia judicum publicetur. » 

L'incendie et la dévastation de la demeure du oser 
étaient communs à d’autres peuples germaniques, ainsi 
qu'aux Normands établis en France ‘. 


8. — Influence de la nationalité, du rang et du sexe, sur le taux 
de la composition.— Gravité matérielle du délit. 


A. NATIONALITÉ. — Partout la condition des étrangers a 
été très-dure dans l’origine. Les Grecs les traitaient de bar- 
bares, les Romains les appelaient hostes *. Les premières lois 
anglo-saxonnes les mettaient dans un état continuel de sus- 
picion, en les traitant de voleurs. La condition de l’étran- 
ger ne peut être soumise à des règles fixes et rentrer dans 
le cercle du droit, qu'à mesure que les tribus, unies par les 
mêmes rites religieux ou par la conformité du langage, se 
forment en corps de nations. Encore les lois pénales ne s’oë- 
cupent-elles alors guère que des tribus ou nations apparte- 
nant à la même race. Les rois ou chefs de nations avaient, 
dans un intérêt de paix et de sécurité générale, pris les 
étrangers sous leur protection, en fixant une amende, qui de- 
vait leur être payée à défaut de parents en droit de la récla- 
mer; ou bien il était fixé ». que l'étranger vivant selon la loi 
de sa nation serait garanti par le wergeld qu’elle avait établi. 

Ces faits expliquent comment plusieurs lois n’ont fait au- 


Tr NES | 

# «Hostis apud antiquos A er nunc hostis, perduel- 
lis. » L. 234, Dig., De ver. sign. 

5 Loi de Withræd, ch. xxx : « Si bis venu ; de loin ou bien un étran- 
ger se trouve hors la route, sans appeler ni donner du cor, il doit être con- 
sidéré comme un voleur, et jl peut être assommé, » Cf, Loi d'Ina, ch. xx. 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 167 


cune mention des crimes contre les étrangers, comme celles 
des Frisons, des Saxons et des Thuringiens. Ce serait une 
erreur d'en conclure, ni que les étrangers fussent hors la loi, 
ni qu’ils fussent admis à jouir d'une parfaite égalité avec les 
nationaux, système que la loi burgonde", scule entre tous les 
Codes de ce temps, avait sanctionné, 

Or donc, sous le rapport des compositions pénales, les 
étrangers pouvaient se trouver dans trois situations diffé 
rentes. Dans la première ils recevaient, eux ou leurs parents, 
la composition fixée par leur loi nationale, ce qui était con- 
forme au système de la personnalité des lois, suivi au moyen 
âge dans une grande partie de l’Europe pour le droit civil. 
Pépin, roi d'Italie, posa cette règle pour toute la Péninsule 
soumise à son sceptre*; elle fut appliquée fréquemment 
dans l’empire Franc * et en Angleterre *, tous pays où la 


1 L. burgund., t. 11, S1;t. 1, $ 3-8; 0. VIT, t.1x, L. X, t. XVI. 

3 Capit. du roi Pépin de l'an 793, ch. 17 : « De diversis generationibus ho- 
minum qui in Italia commanent, volumus, ut unbicumque culpa contigerit 
unde faida crescere potest, pro satisfactione hominis illins contra quem 
culpavit secundum ipsius legem, cui negligentiam commiserit, emendet. De 
statu vero ingenuitatis et aliis querelis, unusquisque secundum legem suam 
seipsum defendat.» Capit. Longob., anni 813, e. vi: Et quando (Romani) 
componunt, juxta lagem cui malum fecerint, COHPONSNE Et de Longobardis 
similiter convenit componere. » 

3 Capit. C. M. anni 783, c.1v: «Ubicumque culpa contigeat unde faida 
crescere potest, secundum ipsius legem cui negligentiam commisit emen— 
det.» L. Rothar., ©. CCCLXXVIT : « Componatur pro libero homine secundum 
nationem suam. » L. rip., xxxt, $ 3: « Hos autem constituimus ut infra 
pagum Ripuarium tam Franci, Burgumdiones, Alamani, seu de quacumque 
natione commemoratus fuerit, in judicia interpellatus, sécui lex loci continet, 
ubi natus fuerit, sic respondeat.» $ &: « Quod si damnatus fuerit, secundum 
legem propriam, non secundum ripuaiïjam, damnum suslineat, » V. anss 
L. rip., XXXVE, où le wergeld des divers ae se Rene fixé au taux 
de leur loi nationale. | te 

4 Meyer, Institutions judiciaires, 11, P. 102 cts .- 


168 REVUE DE LÉGISLATION. 


grande migration des peuples, qui a marqué l’avénement du 
moyen âge, avait établi à demeure des races distinctes. Mais 
point de règle fixe sur la question de savoir si c’était la na- 
tionalité du défendeur ou bien celle du coupable qui fixait 
la juridiction, s’il nous est permis d’appliquer ce terme à un 
régime aussi éloigné de ce que nous entendons par cette 
expression. Tantôt c'était selon la loi de la victime, tantôt 
selon celle du coupable, que la composition était fixée. 

Dans le second cas l'étranger avait adopté la loi du peuple 
chez lequel il résidait ; soit volontairement, soit légalement, 
c’est-à-dire que la loi l’y eût astreint. En ce cas, il était sur 
le pied d'égalité complète avec les nationaux sous le rap- 
port du droit criminel‘, comme il l'était sous le rapport du 
droit civil. | 

Enfin, les étrangers pouvaient se trouver sous la protection 
spéciale des souverains; les rois y avaient été conduits par 
le besoin de garantir la sécurité des étrangers pour encou- 
rager les relations internationales, et surtout par la néces- 
sité de fixer une composition pour ceux dont la loi n’en 
sanctionnait point, comme les Romains et les Juifs par 
exemple. Ainsi la loi anglo-saxonne de Canut, ch. xxxvit, 
nomme le roi alienigenarum patronus. Le traité de paix entre 
Edward et Gontrann, ch. xnir, met les étrangers sous la pro- 
tection royale”. Le troisième capitulaire de Charlemagne 
de 813 punit d’une amende de six cents sols le meurtre des 


‘ L. sal., t. xeunt, Ç 1 : «Si quis ingenuus Francum, aut hominem bar- 
barum occiderit qui lege salica vivit, vrnxm den. qui faciunt sol. cc culpa- 
bilis judicetur. » L. Rothar., c. cccxcix : « Omnes gargangi qui de ex- 
teris finibus in regni nostri finibus advenerint seque sub scuto nostræ 
potestatis subdiderint legibus nostris Longobardorum vivere debent, nisilegem 
suam a potestate nostra meruerint.» L. burg., loc. laud. 

3 Voy. les lois anglo-sax. de Æthelred, vi, 25 et 34, et de Canut, c. xxx vw. 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 169 


étrangers ‘. Les ducs bavaroiïs les prenaient également sous 
leur protection, en attribuant la composition des étrangers 
morts sans parents au fise, au profit des pauvres. La loi des 
Bavarois cite à cet égard les paroles de l’Écriture sainte : 
« Peregrinum et advenam non contristabis in suis rebus. » 
L'influence du clergé sur toute cette partie de la loi ne 
peut échapper à celui qui en parcourt le texte. Le roi 
anglo-saxon Ina * établit que deux tiers du wergeld d’un 
étranger occis reviendraient au fisc royal, l’autre tiers au fils 
ou autres parents. | 

Au lieu du roi, ce fut quelquefois Île pouvoir épiscopal ou 
le juge qui protégeaient les étrangers. Le droit d’aubaine, 
qui attribuait au chef de l’Etat les biens d’un étranger mort 
sans héritiers, a puisé son origine dans cette avouerie ou 
protection royale; il paraissait juste à ces princes de re- 
tirer un. bénéfice de cette protection, qu’ils n’accordaient 
cependant que pour sols et deniers, l’amende tombant 
toute ou en grande partie dans le coffre royal. 

Au moment où les peuplades différentes d’une même 
race commencèrent à se reconnaître dans ce déluge de na- 
tions qui avaient envahi et bouleversé l’Europe, nous les 
voyons accorder une protection spéciale à ceux qui, bien 
que d’une autre nation, parlaient la même langue, ou 
étaient de même origine. | 

L’antique Gragas d’Islande+, par exemple, donne le droit 
de poursuivre le meurtre à tous les parents des étran- 


1 C. vur : « Si quis wargengum occiderit, solidos sexcentos in dominico 
componat. » La même disposition est reproduite dans le Jus pagi Xanten— 
sis. 

2 L. bajuvar., 111, p. 14, S 1. 

3 L. In®œ, €. xx1I1. 

+ Vigsl., c. xxxvi, éd. Schlegel, 11, p. 76. 


170 | REVUR DE LÉGISLATION. 


gers (utlendir menn) parlant la langue d'Islande, savoir : 
aux Danois, aux Suédois et aux Norwégiens. Quant au 
meurtre de ceux qui parlent une autre langue, ce droit n’est 
concédé qu'aux père, fils et frère. 

De même, la loi suédoise du douzième siècle donne, en 
cas de blessures, aux Danois et aux Norwégiens une com- 
position égale à celle des nationaux : ; et la coutume nor- 
wégienne* garantit aux Islandais issus de la même souche 
que le peuple norwégien,. une composition supérieure à 
celle de toute autre nation étrangère. 

La loi ripuaire* nous donne l'exemple d’une préoccu- 
pation semblable pour Îles nations appartenant à la race 
germanique ; elle fixe avec soin celle des Francs Saliens, 
en leur attribuant le taux des nationaux, ainsi que le wer- 
geld des Bavarois, Allemans, Saxons, Frisons et Burgon- 
des, qu’elle établit au taux uniforme de 160 sols. 

Quelquefois c’est la race conquérante qui marque sa su- 
périorité par un wergeld plus élevé. De ce nombre furent 
les Danois en Angleterre, et les Francs dans le centre de 
l’ ua après la formation du vaste empire ne LÉ 


Ù  Westgota Lagh, rene c. at, $ 1, éd. Collin et Schlyter, p. 1. 
* % Gulathing, Loi du roi Hakon, ©. L. 
. 5 Tit. xxx Va, coll. tit vir. Nous avons déjà cité ce texte lorsqu'il a été 
question du système personuel appliqué aux compositions. En effet, il y a- 
tout lieu de croire que cette disposition a été ajoutée à la loi ripuaire 
lors de sa dernière rédaction, après que les divers peuples germaniques 
avaient été réunis sous le sceptre de Charlemagne : le wergeld du Frison 
ayant déjà été triplé, c’est-à-dire porté de 53 ‘/3 à 160 sols; et celui du 
‘ Saxon réduit en sols légers, c’est-à-dire de 240 à 160 ; il s'ensuit que la 
toi ripuaire attribuait à chacun le wergeld de sa loi personnelle à cette 
€poque, excepté au Burgonde, qui n'avait droit qu’à 150 sols, selon sa 
loi. 

4 Wilda, p. 410, note f. 

5 Jus pagi Xantensis, $ 2-3; $ 16- 19. Capitul. l'aderborn.. ., Ce XAVE, 81 
Capitul. Sax., ©. 1,11, Vin, 1x. | 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 171 


Par la même raison, et ainsi qu’il apparaîtra ‘du tableau 
des compositions pour meurtre, page .178, les composi- 
tions des anciens habitants des provinces romaines étaient, 
partout‘ où il en est question dans les lois germaniques*, 
inférieures à celles dues pour un crime commis sur un 
homme de race germaine*. Le Romain, assez ordinairement, 
était évalué à la moitié d’un Franc où Lombard de con- 
dition libre. | re 

B. RanGc.—L'abolition des rangs et classes, qui donne à 
tous les citoyens une égalité complète devant la loi civile et 
pénale, est un fruit de la philosophie du dix-huitième siècle. 
Les républiques de l’antiquité ne la connaissaient point, 
car. il y avait des esclaves et des affranchis. Le moyen âge, 
avec sa classification infinie deshommes libreset des hommes 
non libres, lui était entièrement antipathique; enfin, lille des 
institutions féodales, qui ont couvert FEurope jusque dans 
ces derniers temps, la distinction des classes, supprimée dans 
notre patrie depuis plus d’un demi-siècle, ne commence à 
disparaître qu'aujourd'hui même, d'une grande partie de 
l’Europe civilisée. Aussi la loi pénale, de tout temps et chez 
toutes les nations, a consacré cette inégalité de la loi ci- 
vile et politique. Dans toute l'antiquité, l’esclave subit la 
peine de mort ou des peines corporelles, quand le citoyen, 
l'homme libre, n’est puni que dans sa liberté, ses droits po- 


‘ À l'exception de la loi burgonde. 

2 L,rip., xxxvi. L. sal, xLI, 7-8, xxxrV 5; 8-4. L. Rothar., c. cxcv. | 

3 Rogge (Gerichtswesen der Germanen, p. 10), et Eichhomn (Rechisgeschichte, 
3, p. 294) ont pensé à tort, que les sujets romains n'avaient aucune com- 
position sous la domination lombarde, en interprétant d’une manière er- 
ronnée la loi 124 de Luitprand. La loi de Rothaire (c. cxciv ), qui punit 
la fornication avec une femme romaine, de douze sols, est un argument 
puissant contre l'opinion de ces deux savants. 


172 REVUE DE LÉGISLATION. 


litiques ou ses biens ; et dans toutes les législations crimi- 
nelles de l'Europe, jusqu’à la fin du dernier siècle, l’é- 
chelle des peines a été influencée par le rang ou la classe 
du coupable. 

Mais il y avait une inégalité bien plus choquante chez 
les peuples anciens, et particulièrement à ce degré de déve- 
loppement où le système des compositions formait le fond 
du droit criminel; c'était le rang de la victime qui influait 
sur la pénalité, de manière que les divers membres de la 
nation ne jouissaient point d'une sécurité égale, ni de la 
même protection des lois. On pouvait tuer huit ou neuf es- 
claves, ou trois affranchis, pour la même somme que coù- 
tait le meurtre d’un seul noble Franc. Ce qui signifiait, au 
fond, qu’un noble Franc valait autant que trois affranchis, 
et que la vie de l’un était trois fois mieux garantie par la 
loi que celle des autres. C’est de cette influence du rang 
que nous voulons parler. Déjà le même système se trahit 
dans une disposition des Douze Tables romaines, qui nous 
a été conservée par le jurisconsulte Gaïus, et qui fixe la 
composition d’un os cassé à 300 as romains, si c’est celui 
d’un homme libre, et à la moitié seulement si la victime 
est esclave !. | 

Chez les Scandinaves, il n’y avait pas de wergeld supérieur 
à celui de l’homme libre, mais il y avait des compositions 
moindres pour ceux qui ne jouissaient pas de toute la li- 
berté civile et politique *. Parmi les peuples slaves de l’est 
de l’Europe, les compositions variaient également selon le 
rang de la victime ; mais là comme chez la race germani- 
que, il y avait non-seulement plusieurs classes d’'hommesnon 


* Tab. vin, fr. 3, édit. Dirksen. Gaii Comment. 111, $ 298. 
3 Wilda, p. 407. 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 173 


libres, mais encore les hommes libres étaient de différents 
rangs. Ainsi en Pologne", la composition pour la vie d’un 
noble de premier rang était de 60 marcs, de 30 pour celle 
d’un swincalka (noble de rang inférieur), de 15 pour celle 
d’un homme libre non noble, et de 6 seulement pour celle 
d’un colon ou serf attaché à la glèbe. Quant à l’esclave, les 
lois slaves ne garantissaient aucune composition (wira) ; 
celui qui l'avait tué n’en devait que la valeur (urok) au 
maitre, de même que s’il ne lui avait volé ou tué qu’un 
animal*. Cependant, l’amende payée au souverain pour le 
meurtre d'un esclave faisait jouir celui-ci, jusqu’à un cer- 
tain degré, de la tutelle des lois. 

La hiérarchie sociale se traduit dans les lois pénales de 
la race celte d’une manière plus tranchée encore. Tandis 
que le meurtre de l’homme libre (bonheddig cynhwynawl) 
est composé avec 63 vaches, celui du noble (uchehwr, breyr) 
en vaut 126, et celui du chef de clan (penkenedl) 567. 
Le meurtre des princes ou rois (brenins, les principes 
et reguli des tribus germaniques) était évalué plus haut en- 
core. Ces brenins étaient supérieurs les uns aux autres; ce- 
Jui d'Aberfraw, village principal d’Anglesey, par exemple, 
était supérieur à un grand nombre d’autres brenins; mais 
lui - même payait tribut à celui de Londres. Une sim- 
ple insulte faite au roi d'Aberfraw était imposée à 100 va- 
ches et un taureau blanc pour chaque cantrev * de son terri- 
toire, plus un bâton en or aussi haut que lui et aussi épais 
que son petit doigt, et un plat d’or aussi large que sa face 


1 Macieiowski, 1£, À 139, 165. Voy. pour la Servie, ibid. 11, $ 168. 

$ Karamsin, t. 11, p. 63. Reutz, Russische Rechtsverfassung, p. 66. 

5 Macieiowski, 11, S 1. 

* Littéralement : cent bourgs. Le pays de Galles était subdivisé en cin- 
quante-cinq cantrevs. 


174 | REVUE DE LÉGISLATION. 


et aussi épais que l’ongle d’un laboureur qui a labouré sept 
ans‘. = | : | 

Au-dessous de l’homme libre il y avait les divers censi- 
taires, les vilains du roi, ceux des nobles, les serfs, et enfin 
les esclaves. La composition des vilains royaux étaitla même 
que celle des hommes libres; celle des vilains des nobles 
valait la moitié; quant aux esclaves, 1l n’y avait aucune 
çcomposilion pour leur vie. | 

Les lois galloises du dixième siècle donnent encore un 
autre exemple dela manie de hiérarchie sociale, en évaluant 
la vie des seize individus tenant des charges à la cour, de- 
puis le maréchal du palais (chief of the household) jusqu'au 
cuisinier et au porteur de chandelles, ainsi que des hauts 
dignitaires de la cour de la reine. 

La distinction et la multiplicité des classes avaient éga- 
lement produit une échelle de compositions dans les lois 
pénales des peuples germaniques, quoique dans le principe, 
c’est-à-dire avant leurs nombreuses conquêtes sur le terri- 
toire des anciennes provinces romaines, il n’y avait eu en 
Germanie qu'une distinetion unique, l’homme libre et le 
serf. Mais depuis, par des raisons trop nombreuses pour 
être énumérées en ce lieu, mais qui devaient naturellement , 
découler d’un si grand changement, une nouvelle hiérarchie 
de classes se créa, qui, descendant insensiblement les diffé- 
rents degrés de l’échelle sociale, conduisait depuis le roi jus- 
qu'à l’esclave. Ainsi, au-dessus de l’homme libre (Liber, in- 
genuus) se trouvaient les différents degrés de nobles (nobiles, 
oplimates, proceres, adalingi), dont le roi ou chef était la 
plus haute expression. Au-dessous de lui nous voyons les 


1 Venedotian Code, book, 1, c. 11, Ç 3. 
3 Venedotian Code, book. 1, c. 1-xxx. Dimetian, Code, book. =, ©. 2.-XX2x. 
Gwentian Code, tbidem. 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 175 


affranchis, les colons, hommes libres, mais tenus dans une 
certaine dépendance par rapport à la terre qu’ils cultivaient ; 
puis les serfs attachés à la glèbe (liti, lidi, aldiones); enfin 
les serfs ou esclaves qui ne tenaient pas au sol (servi, mun- 
cipia, ancillæ). Ajoutons à cela les nuances entre les serfs et 
affranchis du roi, de l'Eglise ou des particuliers, l’augmen- 
tation que l’état de guerre ou certaines charges auprès du 
prince * produisaient sur le taux de la composition, et on 
pourra alors se former une image de cette complication du 
taux des compositions dans le vaste empire de Charlemagne. 
Dans le cours de ce travail, nous employons le mot w0er- 
geld dans son sens le plus large et comme synonyme de com- 
position; mais dans Île sens restreint et grammatical, wer- 
geld* était la valeur de l’homme libre, et par conséquent le 
taux du meurtre. C’est ce taux qui forme, dans les lois pé- 
 nales de la Germanie, l'unité sur laquelle est basée toute 
l'échelle pénale. Tel crime vaut deux, trois, ou six wergel- 
der ; tel autre n'est composé qu’à un demi ou à un quart de 
wergeld; on n’a qu’à ouvrir la première loi venue, basée 
sur le système des compositions, pour s’en convaincre *. 
C’est à ce titre que nous avons dressé le tableau de la 
composition pour meurtre, comme indiquant le mieux ia 
hiérarchie sociale parmi les nations de la race germanique. 


1 L. sal., LxIv, 1. Rip., zxltr. Saxon., v, 1. Fris., XVII, 1. Allem., xxvI. 
Bajuv., 11, 4, Ç 1. 

? Leudis qui in truste dominica est. L. sal., xzur, $ 4. L. rip.,t. x1. 
Gratio aut comes. L. rip., Lin. L. sal., LVI, 1. Capit. 111. L. sax., t. Lva, 
$ 2-3. Cap. Car. M. anni 813, c. vi. Sagibaro. L. sal., t. Lvt, S 2-3. Missus 
dominicus. Capit. cit., c. vas. L. allem., t. xxx. Gasindus. L. Luifprandi 
vi, 9. 

3 De ver, homme, et geld, valeur, argent. 

* Grimm, p. 653, a rassemblé un grand nombre de textes qui viennent 
à l'appui de ce fait. 


176 REVUE DE LÉGISLATION. 


La base du système étant le taux de la vie d’un homme libre, 
il s'ensuit que le nohle, le clerc, après l'introduction de la 
religion chrétienne, et le chef de chaque nation, avaient 
une valeur supérieure; tandis que tous les individus qui ne 
jouissaient point d’une liberté complète, représentaient une 
moindre valeur. Le meurtre de l’esclave ne donnait point 
lieu à une composition réelle, puisqu'elle n’était que le ra- 
chat du droit de se venger, que les hommes libres possé- 
daient seuls; mais sa vie était garantie par l’indemnité 
qui devait être payée à son maitre. Au point de vue 
théorique, l’esclave était mis au niveau du cheval ou du 
bœuf indûment tué; car le meurtre, l’affranchissement illé- 
gal, et le vol du serf étaient fixés au même taux, la perte du 
maître étant la même. |. 
Quelques Coutumes germaniques, comme celles des 
Francs', des Allemans*?, des Bavaroiïs , des Lombards *, 
des Thuringiens, des Saxons *, avaient fixé la valeur légale 
des esclaves, quelquefois en prenant en considération leur 
profession ou leur aptitude; d’autres, comme la loi des 
Frisons”, laissaient l’estimation au maître, ce qui était 
aussi l’usage parmi les Scandinaves* et les Slaves». D’autres 
fois encore le taux de l'indemnité se réglait selon le cours 
que la chose valait au moment même, ou à une époque rap- 


1 T. x1. 

3 T. VIII, XXE, LXXIV, LXXIX. 

3 T. v. 

* L. Rothar., c. CXXXII-CXSXVH. 

S T.1, $ 4. 

6 T.u, S 6. 

7 T. 1, S9, t. 1v, S 1. 

8 Sunesen, 1. v, 9. Loi Seelandaise de Waldemar, 11€, 12. Frostathing, 
211, 58. 

9 Macieiowski, 21, $ 153. 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 177 


prochée, système déjà consacré dans le droit romain par la 
loi Aquilia'. 

Par le tableau ci-joint, on voit que les Frisons, comme 
les plus pauvres, ne taxaient la vie d’un homme libre qu’à 
53 '/s sols; les Visigoths, comme les plus riches, l’avaient 
portée à 500. Les Bavarois et les Allemans n’avaient fixé que 
160 sols; les Thuringiens, avant d'avoir été sujets des Francs, 
ont, selon toute probabilité, eu le même taux, puisque l’af- 
franchi vaut encore 80 sols dans la loi des Angles et Varnes, 
et que les liti et affranchis valaient d'ordinaire la moitié 
d’un homme libre. La composition de 75 solidi pour l’homme 
libre dans la loi des Burgondes, n'étant que le prix du 
meurtre involontaire ?*, 1l s'ensuit que le taux du meurtre 
volontaire a dû être de 150, ce qui s’approche de eelui fixé 
par les Allemans, les Bavarois et les Thuringiens, avant 
la conquête des Francs. Du reste, il est plus que probable 
que ces derniers ont eu, avant la rédaction des lois qui nous 
sont parvenues, un wergeld moins cônsidérable. Si l’on 
songe à l'accroissement de bien-être que l'établissement 
de ces peuples dans des provinces fertiles et riches a dû 
avoir pour effet, et que toutes leurs lois n’ont été codifiées 
qu'après cet établissement, une élévation générale du taux 
des compositions est un fait qui ne doit nullement sur- 
prendre *. 


1 L. 9, Dig. De lege Aquilia : «Lege Aquilia capite primo cavetur : qui 
servum, servamve, alienum alienamve, quadrupedem vel pecudem, incuria 
occiderit quanti id in eo anno plurimi fuit, tantum æs dare domino damnas 
esto. » 

3 Voy. note (h) de la table. 

3 Voy. note (c) de la table. 


NOUY. SÉR. T. XIV. 42 


REVUE DE LÉGISLATION. 


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DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 179 


NOTES EXPLICATIVES 
DU 


TABLEAU DES TAUX DES COMPOSITIONS. 


(a) Les chiffres représentent les solidé ou sols, composés généralement de 
trois éremisses ou de douze deniers. Cependant la valeur du solidus n'était 
pas exactement la même chez les différents peuples, et quelques-uns avaient 
même des sols de différente valeur, comme les Saxons et les Thuringiens. 
Les meilleures recherches sur ces questions monétaires ont été faites par 
Gaupp (Lex. Angl. et Werinorum mit erklarenden Anmerkungen, np. 294) et 
par Wilda (Das Strafrecht der Germanen, Halle, 1842, p. 393 et suiv.). 


(b) Pour l'entente de la division territoriale, que la loi frisonne fait selon 
les cours d’eau, il suflit de savoir que les noms de Wisara, Laubachi, Fli 
ou Flehi, et Sincfala, indiquent le Weser, la Lauwers, l'Yssel, et les bouches 
de la Meuse. Du reste, la conformation de ce bras du Rhin, qui s'appelait 
jadis Fli, Flehi, Flevo, et qui porte aujourd’hui le nom de Yssel, était 
autre que de nos jours, où il disparaît, près de Kampen, dans le Zuyder-— 
zée. Jadis, ce bras du Rhin se jetait dans le lac Flevo, pour en ressortir et 
se jeter dans la mer du Nord. Le lac Flevo, c'était le nom du Zuyderzée 
avant que ce lac eût été mis en contact avec la mer du Nord par les terri- 
bles irruptions de cette dernière, en 1285. 


(c) Ilest hors de doute qu’'anciennement, et avant la dernière codification 
des coutumes des Francs Saliens, le wergeld pour meurtre n'était que de 
125 sols. Le taux de 63 1/2 sols se trouve fixé par la loi salique pour plu- 
sieurs crimes que les autres lais germaniques punissent de la moitie du 
wergeld pour meurtre. En comparant les anciennes rédactions avec d’au- 
tres plus récentes, on trouve que celles-ci ont remplacé, dans bon nombre 
de cas, par une composition de 100 sols, celle de 62 1/2, qui était écrite 
dans les premières. Wilda (p. 417) a rassemblé et comparé avec un soin 
extrême les textes et les éditions, pour prouver l'existence de l’ancien 
wergeld de 135 sols. Le solidus des Francs valait à pou de chose près 11 fr, 
de notre monnaie. 


(d)Selon Grimm (p. 405 et 289), el Gaupp(Das alte Recht der Thüringer, p.377 
et suiv., et 248 ct suiv.), les Thuringiens n'avaient eu jadis qu’un wergeld 
de 160 sols, égal à celui des Bavaroiïs et des Allemans. Le wergeld pour 
le meurtre de l'affranchi, fixé à 80 sols, milite puissamment en faveur de 
cette opinion, surtout si on le rapporte au texte entier que voici : 

«Tit. 1x : De liberto occiso. » 

« Servus a domino per nanumissionem libertate donatus, si occisus fue- 
rit, LXXX sol. componat, vel quidquid ei solvi debeat, medietas compositionis 
libert hominis solvatur. » 

(e) Cinq races ou familles, descendants d'anciens chefs, recevaient un dou- 
ble wergeld ; les membres de la famille ducale des Agilolfingi recevaient le 
quadruple. | 

(f) I résulte de la loi saxonne, t. x1x, $ 3, qu’elle reconnait deux espèces 
de solidi, dont l’un ne valait que les deux tiers de l'autre. Le wergeld pour 
meurtre étant payé en sols légers, Gaupp (Gesetz der Thüringer, pag. 162 et 
182), en a tiré la judicieuse conséquence, que la composition du Saxon noble 


180 REVUE DE LÉGISLATION. 


équivalait aux 960 sols du duc bavarois ; celle de l’homme libre à celle des 
Bavarois et Allemans libres; enfin, celle du litus à celle du Thuringien de 
la même classe. De cette manière, le taux du wergeld saxon se rapproche 
complétement de celui des autres nations germaniques. 


(9) On voitque les trois parties du pays Frison avaient un tarif distinct. 
Les solidi mêmes n'étaient point de la même valeur (L. fris., Add. sapp., ant, 
73 et 78.), et, pour comble de confusion, la loi parle d’ancienne et de nou- 
velle monnaie. Ainsi, au titre xv, les compositions sont tarifées en an 
Cienne monnaie, savoir, en livresayant vingt sous chaque. (Cf. t. x1v, $ 7.) 
Le noble y est évalué à onze livres: l’homme libre à cinq livres et demie; 
le litus à deux 3/4; le serf à une livre et 3/8. Cette dernière disposition 
est en désaccord avec les titres #, $ ij, et 1v, $ 1, de la même loi, qui fait 
estimer par le mattre, et sur serment, la valeur de l’esclave tué. Tous 
les taux établis par le litre xv doivent avoir été ceux en usage dans le pays 
frison entre Laubach et Weser ; de cette manière disparaît aussi la contra- 
diction entre ce titre, qui fixe la composition ou l'indemnité pour le serf à 
une livre et 3/8, tandis que la loi frisonne ordonne, en deux autres en- 
droits (t. x, ij, et t. 1v, 6 1), de faire estimer la valeur de l'esclave tué, par 
le maître. La note ajoutée au tit. 1, $ 12, qui porte : « Inter Laubachi et 
Wisaram suam habet compotitionem » (pour compositionem) , et qui a trait 
au serf tué, confirme notre opinion. Quant à la composition du litus frison, 
deux tiers en revenaient au maître, et un tiers seulement aux parents. 
(Tit. 1, $ &; tit. xv, S 3.) 


Plus tard, soit que le bien-être eût augmenté, soit pour se rapprocher des 
autres peuples de l'empire franc, les compositions fixées par l’ancienne 
coutume ont été triplées. Les Additiones sapienium contiennent le nouveau 
tarif. Quoiqu'il n’y soit pas fait mention de la composition pour meurtre, 
il n’y a aucun doute qu'il n’en fût de même pour celle-ci que pour les 
autres ; or, trois fois 53 4 sols font 160, le taux des Bavarois et des Alle— 
mans ; 3 fois 50 font 150 sols, le taux des Lombards et des Burgondes. 


(h) C'est ce qui paraît, pour une cpone antérieure, résulter du titre 11, 
$ 2, de la loi burgonde, qui fixe à la moitié de ce taux le wergeld pour 
meurtre commis en se défendant, ou après y avoir été provoqué, ou dans 
l'entraînement de la passion. Car à l'époque de la rédaction de la loi, la com- 
position, en cas de meurtre volontaire, avait déjà été remplacée par la peine 
Capitale. (L. Burg., t. 11, $ 1.) 


L.-J. KoENIGSWARTER, 


| | docteur en droit. 
(La suite au prochain numéro.) 


CHRONIQUE. 181 


CHRONIQUE. 


La plus louable activité règne au ministère de la justice; de nom- 
breuses Commissions ont été nommées par M. Odilon Barrot pour ar- 
rêter les bases des projets qu’il veut soumettre à l’Assemblée législative, 
et ces Commissions, prenant leur tâche au sérieux, travaillent avec zèle. 
Nous reproduisons ici les divers Rapports au président de la Républi- 
que, qui expriment la pensée libérale et éclairée dont se trouve animé 
M. Odilon Barrot. Notre Recueil a fréquemment traité toutes les ques- 
tions soulevées par ces documents. 


RÉFORME PÉNITENTIAIRE. 


L'une des mesures qui doiventle plus contribuer à raffermir l’ordre dans 
la société est la réforme du régime des prisons. Cette réforme, à laquelle 
se rattachent un intérêt évident d'humanité et un grand intérêt social, 
avait déjà préoccupé les gouvernements antérieurs et avait donné lieu 
à des travaux préparatoires qui permettent d’en hâter aujourd’hui l’ap- 
plication. | 


J'ai pensé qu’il appartenait au ministère qué je dirige de continuer 
ces travaux, quoiqu’ils aient été préparés par un autre ministère. La 
tâche de l’administration, en effet, est aujourd’hui complétement ter- 
minée ; elle a longtemps étudié les faits et les a constatés par des en- 
quêtes ; elle a tenté d’utiles expériences et formulé son système d’orga- 
uisation et de réforme. Son travail est achevé; celui de la justice 
commence. La quete pénitentiaire est à la fois administrative et judi- 
ciaire. Il ne suffit pas d'établir le système et les conditions de l’empri- 
sonnement ; il est nécessaire d'examiner si cette nouvelle organisation 
maintient au châtiment son caractère intrinsèque, le caractère répressif; 
si la pensée d’expiation, que son exécution doit incessamment déve- 
lopper, n’est pas affaiblie; si les peines conservent leurs caractères 
distincts, leurs degrés divers de gravité, leurs rapports avec les faits 

w’elles frappent; s’il y a lieu de modifier, soit le Code, soit le système 

e pénalité que proposent tous les projets de réforme. C’est là le côté ju- 
diciaire, la seconde partie de la réforme ; elle appartient à l'autorité 
judiciaire. 

Les prisons, que M. le ministre de l’intérieur , tout en consta- 
tant les louables efforts de l’administration, considérait encore, en 
1847, dans l'exposé des motifs présenté à la Chambre des pairs, comme 
des écoles de perversité, n’ont malheureusement pas cessé de mériter 
cette sévère appréciation. Le chiffre des récidives atteste hautement les 
leçons de dépravation que les détenus y reçoivent. Chaque année, des 
milliers de libérés, infectés de cette contagion morale, la rapportent dans 
les cités où ils reviennent, et en troublent la sécurité en même 
temps qu’ils en corrompent les mœurs. Les populations s’alarment 
de leur présence, et leurs craintes, peut-être exagérées, ont cependant 
quelque fondement. Comment, à la vue des crimes si souvent commis 


182 REVUE .DB LÉGISLATION. 


par ces individus, ne seraient-elles pas portées à les considérer comme 
d’irréconciliables ennemis? Récemment, au milieu de nos discordes ci- 
viles, ne sont-ils pas devenus tout à coup les excitateurs et les agents 
les plus audacieux du désordre? On peut même ajouter que le péril est 
devenu plus imminent depuis qu’un décret du gouvernement provisoire, 
que la nécessité des circonstances peut seule expliquer, et dont la sagesse 
de l’Assemblée nationale a fait cesser les effets, avait suspendu le travail 
dans les prisons; car cette suspension, en tenant les détenus dans une 
oisiveté forcée, les a trop longtemps livrés à une dépravation plus 
active. | 

_ La réforme est donc urgente. Mais quelle doit être sa pensée princi- 
pale, quel doit être son but? Les travaux entrepris pour la préparer ont 
eu plusieurs phases. Ils n'étaient dirigés d’abord que par une pensée 
d'humanité : les prisons étaient insalubres, il fallait les assainir ; elles 
étaient dures ; il fallait en modifier l’état matériel. La réforme prit en- 
suite un autre but, l'organisation administrative. Les lieux de détention 
ont été soumis à des classifications, à des mesures de surveillance, à des 
règles de discipline. Enün, dans ces dernières années, elle s’est élevée à 
toute la hauteur d’une question sociale, quand son but n’a plus été seu- 
lement de faire régner l’humanité dans les prisons et la discipline parmi 
les détenus, quand elle s’est proposé de les régénérer par lapplication de 
la peine, de faire de cette peine, en même temps qu’une mesure d’inti- 
midation et d'instruction, un moyen d’amendement moral. C’est dans 
celte pensée qu'ont été conçus les travaux les plus récents, et, en der- 
nier lieu, le projet de loi présenté à la Chambre des pairs, le 95 janvier 
4847. Le remarquable Rapport de M. Bérenger eonstate avec une 
grande précision tous les progrès que la réforme a successivement par- 
eourus et le but moral vers lequel elle tend aujourd’hui. 


Ce Rapport doit nécessairement servir de base et de point de départ à 
toutes les études qui seront reprises sur la même matière. Mais il est 
évident que de nouvelles études, qu’un travail nouveau sont indis- 
pensables. 


Je ne parle pas des principes inaugurés par la Constitution et qui 
doivent, sans doute, exercer une certaine influence sur les dispositions 
projetées. La République, en apportant aux citoyens des droits plus 
étendus, des conditions nouvelles de bien-être, a peut-être le devoir 
d'exiger une moralité plus sévère, une expiation plus rigoureuse de leurs 
fautes. Sous ce premier rapport, il peut être important que toutes les 
dispositions qui tiennent au régime des prisons, aux divers modes de dé- 
tention, aux épreuves auxquelles seront soumis les détenus, soient re- 
vues avec attention et d'un point de vue spécial. 


Mais ensuite, toucher au mode d’exécution de la peine, n’est-ce pas 
toucher à la peine elle-même? Le châtiment consiste aussi bien dans sa 
forme que dans sa nature et sa durée. Si les trois pénalités distinctes 
qui forment aujourd’hui la base de notre système pénal abdiquent leurs 
signes extérieurs et les différences matérielles qui les séparent, et se con- 
fondent dans une peine unique, notre Code, qui attache à chacune de ces 

ines une valeur et des conséquences diverses, est nécessairement bou- 
eversé. Il faut alors, ou créer trois régimes d'emprisonnement, suffisam- 
ment distincts les uns des autres par leur force afflictive et leur forme 


CHRONIQUE. | 183 


extérieure, pour correspondre exactement aux travaux forcés, à la réclu- 
sion, à l’'emprisonnement, ou modifier le système répressif du Code pour 
que la mesure du châtiment infligé dans chacune de ses dispositions 
soit mise en rapport avec cette peine unique. Il y a là un problème 
“Hide di avait déjà attiré les méditations de la Cour de cassation et des 

urs d'appel, lorsqu'elles furent consultées en 1844 sur le projet, et qui 
n'avait point été résolu. 


Et puis, l’emprisonnement, celte peine unique du projet, quelles que 
soient ses formes et ses modifications infinies, est-il donc le dernier mot, 
contient-il la seule solution possible de la question pénitentiaire ? Ne 
pourrait-on placer entre la détention et la mise en liberté un régime 
mixte qui füt une épreuve pour le condamné et une garantie pour la so- 
ciété? Faut-il nécessairement que les détenus, sans avoir essayé leurs 
forces, sans que leur correction ait élé éprouvée, passent brusquement 
de la vie cloîtrée à la vie libre? Il ne s’agit point sans douté de reprendre 
en France ces colonies pénales que l'expérience de l’Angleterre a jugées; 
mais ne serait-il pas pee lorsque la peine est subie, soit entièrement, 
soit en partie, de substituer à une surveillance à la fois inefficace et cor- 
ruptrice, à des mesures illusoires de patronage, une transportation tem- 
poraire dans quelque établissement agricole, où la nécessité du travail 
et la vie adonnée à l’agriculture achèveraient la régénération que la dé- 
tention aurait commencée? Ne serait-il pas possible de changer ainsi en 
hommes utiles et laborieux ces hommes qui, flétris aujourd’hui par la 
justice, viennent cacher leur flétrissure dans nos grandes villes et v ré- 
pandre une continuelle alarme ? 


D’autres questions s’élèvent encore. Il me semble que, dans lappli- 
calion du régime pénitentiaire, l’autorité judiciaire pourrait intervenir 
avec plus d'efficacité qu’elle ne l’a fait jusqu'ici. Le droit de surveiller 
le mode d’application de la peine, de participer à la direction morale du 
condamné, n’est que la conséquence du droit de surveiller l'exécution du 
jugement. La mission de la justice n’est point épuisée par l'application 
de la peine; elle en a mesuré la nature et l’étendue d’après le caractère 
du fait et la criminalité de l’agent ; il lui reste à en régler les rapports, 
à en suivre l'application. Ii ne s’agit point d’enlever à l'administration 
une seule de ses attributions ; il s’agit seulement de lui assurer le con- 
cours de la magistrature dans l’œuvre qu’elle a entreprise. La réforme 
des prisons est une œuvre sérieuse, difficile, compliquée, et ce n'est pas 
trop de toutes les forces morales de la société pour la réaliser. L’admi- 
nistration a eu l’honneur d'ouvrir la voie de cette réforme et d'y entrer 
résolument. Ce qu’elle veut, sans aucun doute, c’est la réussite de ses 
tentatives et de ses efforts ; c’est l'application sérieuse et réelle des pei- 
nes; c'est la moralisation, autant qu'elle est possible, des détenus. Cette 
tâche exige de nombreux coopérateurs : car ce n’est que par des visites 
d'inspection, des commissions de surveillance, des sociétés de patronage 
qu’elle peut s’accomplir. 1! lui faut donc des auxiliaires, et c’est à la ma- 
pet à les lui fournir. Je ne mentionne pas ici d’autres points, non 
: qe importants, qui demandent comme celui-ci un examen appro- 
ondi. | 


J'ai l'honneur, monsieur le Président, de vous proposer de constituer 
une Commission qui sera chargée d'étudier ces hautes et difficiles ques- 


184 REVUE DE LÉGISLATION. 


tions, et de préparer un projet de loi qui serait soumis à l’Assemblée lé- 
gislative. Si vous approuvez celle proposition, cette Commission, qui se 
réunirait sous ma présidence, et aux délibérations de laquelle M. le mi- 
nistre de l’intérieur serait invité à prendre part, serait composée de : 


MM. BerenceR, président de Chambre à la Cour de cassation ; ne Bro- 
GLIE, ancien membre de la Commission de la Chambre des pairs ; MoLé, 
représentant du peuple; amiral CÉGILE, représentant du peuple; Pa- 
RIEU, représentant du peuple; FausriN HÉLE, directeur des affaires eri- 
minelles et des grâces. 


M. KŒNIGswaRTER, docteur eu droit, remplirait les fonctions de secré- 
taire de la Commission. 


Le garde des sceaux, ministre de la justice, 


OniLon BARROT. 
Approuvé : | 
Le Président de la République, 


Louis - NAPOLÉON BONAPARTE. 
: DÉFENSE DES INDIGENTS. 


La justice, en France, est essentiellement gratuite, parce qu’elle est 
une dette de l’Etat, et cependant elle est environnée de formalités oné- 
reuses qui la rendent inaccessible aux citoyens indigents. 


Il m’a paru que, sous notre Constilution démocratique, une anomalie 
aussi grave devait cesser de subsister. 


L'Assemblée constituante, dont les regards épiaient toutes les misères 
du peuple, avait décrété que : « Le bureau de paix de chaque district 
serait en même temps bureau de jurisprudence charitable, chargé d’exa- 
miner les affaires des pauvres, de leur donner des conseils ou de dé- 
fendre ou faire défendre deurs causes. » (Loi du 16-25 août 1790, titre 10, 
art. 8). Cette disposition bienfaisante est demeurée sans exécution. Nos 
lois ne se sont occupées ultérieurement des indigents, pour régler leurs 
rapports avec la justice, que dans quelques cas très-restreints: l’art. 294 
du Code d'instruction criminelle oblige le président des assises, mais 
seulement lorsqu'ils se trouvent accusés de faits qualifiés crimes, de leur 
désigner un défenseur d'office ; l’art. 420 du même Code dispense de la 
consignation prescrite par cet article le pourvoi de tous les condamnés 
criminels qui justifient de leur indigence. Enfin, quelques lois spéciales, 
pour faciliter certains actes, comme, par exemple, celle du 3 juillet 1846, 
art. 8, à l'égard des actes de mariage, affranchissent ces actes de droit 
de timbre et d'enregistrement. En dehors de ces cas exceptionnels, les 
indigents ne peuvent procéder en justice qu’en remplissant les formali- 
tés et les conditions prescrites par la loi de procédure et Ja loi fiscale; 
or, ces conditions et ces formes établies, soit dans l'intérêt de la justice, 
soit dans l’intérêt de l'Etat, ne peuvent être remplies par eux, de sorte 
qu’en ce qui les concerne le droit est impuissant, et l’accès de la jus- 
tice rendu à peu près impossible. 


Il faut chercher un remède à cet état de choses; les législations étran- 


CHRONIQUE. 185 


ères, plus avancées que la nôtre sous ce rapport, nous offrent quelques 
ispositions qui méritent d’être étudiées. 

Les unes, comme celles du Piémont, ont institué auprès de tous les 
tribunaux de première instance, et des tribunaux d’appel ou sénats, 
une magistrature particulière appelée bureau des pauvres. Ce bu- 
reau, plus ou moins nombreux, suivant la nature de la juridiction, 
se compose en général d’un avocat spécialement chargé des affaires et 
des plaidoiries, d’un procureur préposé à la rédaction des procédures, et 
de substituts. Ce ministère public des pauvres remplit son office direc- 
tement dans les lieux où il siége, et, dans les juridictions inférieures, 
par l'intermédiaire d'avocats ou de procureurs nommés d'office, obligés 
par la loi de prêter graluitement leur ministère, et dont il surveille les 
actes. Les procédures sont considérées comme urgentes et dispensées des 
droits de timbre et d'enregistrement, et de tous autres frais. 


D’autres législations, celles de Belgique, de Hollande et de plusieurs 
Etats de l’Allemagne se bornent, soit à donner aux indigents des avocats 
ou des avoués d’office qui sont désignés par les tribunaux, soit à leur 
accorder en général l’exemption des droits de toute espèce qui pèsent sur 
les plaideurs. | 


Le premier de ces deux systèmes est une institution nouvelle, qui ne 
trouve dans nos Codes qu’une faible analogie dans les dispositions rela- 
tives à la défense des mineurs et des femmes mariées. L'autre n’est, au 
contraire, que le développement d’un principe qui se trouve en germe 
dans notre législation : ce qu’elle a fait déjà pour les accusés de crimes 

ourrait, sans aucun doute, être étendu aux prévenus de délits et à toutes 
es parties en matière civile. Ce qu’elle a fait pour faciliter les pourvois 
et les actes de mariage des indigents, elle le pourrait faire encore pour 
les mettre à même de défendre leurs procès. 


De ces deux systèmes qui, par des moyens différents, arrivent au même 
but, lequel doit être préféré ? Faut-il établir une charge, une fonction, 
avec la mission spéciale de servir de tutelle aux droits des indigents, 
d'examiner leurs prétentions et leurs défenses, de les prendre en main 
et de les faire valoir ? Cette magistrature nouvelle ne serait-elle qu’une 
nouvelle attribution du ministère public? ou faut-il, en développant seu- 
lement une disposition déjà consacrée dans notre droit, donner des avo- 
cats et des avoués d'office à tous les none en affranchissant en même 
temps les actes des procédures de tous les frais et. dépens ? Enfin, en 
dehors de ces deux systèmes, jusqu'ici seuls appliqués, ne pourrait-on 
établir quelques mesures qui puissent, avec non moins d'efficacité, assu- 
rer la protection des intérêts des pauvres ? Telles sont les questions qu’il 
s’agit de résoudre ; et cette solution, quelle qu’elle soit, en même temps 
qu’elle rendra plus accessible à tous, riches ou pauvres, le recours aux 
tribunaux, à la protection des lois, rentrera dans cet ensemble de me- 
sures destinées à soulager des misères sociales, que la tâche de notre 
gouvernement est d’effacer de plus en plus. | 

J'ai l'honneur de vous proposer, monsieur le Président, de réunir une 
Commission qui sera chargée d’étudier ces questions, et de préparer un 
projet de loi sur cette matière, lequel sera soumis aux délibérations de 
l'Assemblée législative. 

Cette Commission, si vous approuvez cette mesure, sera composée de : 


186 REVUE DE LÉGISLATION. 


. MM. Avues, président à la Cour d’appel de Paris; BeRviLLe, premier 
avocat général près la même Cour ; DEBELLEYME, président du tribunal] de 

remière instance de la Seine ; DuvERGiER, avocat à la Cour d’appel de 
Paris, ancien bâtonnier ; BoinvizLiErs, bâtonnier de l'Ordre des avocats 
à Ja Cour d'appel de Paris ; AuBenAS, chef de bureau du cabinet au mij- 
nistère dé la justice, secrétaire. 


Le garde des sceaux, ministre de la justice, 
OniLON BaRROT. 


Le président de la République, 
LouIs-NaPoLéoON BONAPARTE. 


Approuvé : 


RÉFORME HYPOTHÉCAIRE, 


L'un des plus puissants moyens d’accroître la richesse nationale est 
sans contredit l'établissement du crédit foncier sur des bases assez lar- 
ges pour offrir de suffisantes garanties aux prêteurs, et procurer faci- 
lement aux propriétaires les ressources pécuniaires qui maintenant leur 
manquent, ou ne leur sont fournies qu’au prix de sacrifices souvent 
ruineux. 


Parmi les causes qui se sont opposées jusqu'ici au développement si 
désirable de ce crédit, on place en première ligne notre régime hypo- 
thécaire. Les formalités génantes et coûteuses qu'il entraine, et plus 
encore la fâcheuse incertitude qu’il laisse planer sur la sûreté des prêts 
éloignent les capitalistes et leur font préférer le crédit mobilier dont les chan- 
ces aventureuses sont compensées par Ja circulation rapide et la prompte 
réalisation des sommes avancées. 


Aussi, la réforme hypothécaire a-t-elle, dès longtemps, excité la vive 
sollicitude de la plupart des Conseils généraux et du gouvernement, 

En 1841, le ministre de la justice avait invité les Cours et les Facultés 
de droit à faire de cette réforme l’objet d’une sérieuse délibération, à la- 
quelle nulle limite n’était fixée. 

Toutefois, après avoir tracé de la manière la plus large le programme 
des travaux des Cours et Facultés, le ministre appelait plus particuliè- 
rement leur attention sur : 

Le mode de transmission de la propriété et de la mobilisation ; 

La publicité générale et la spécialité des hypothèques ; 

La publicité et la classification des privilèges ; 


Les formalités exigées pour la validité des inscriptions hypothécaires, 
et le renouvellement de ces inscriptions ; 


La purge des hypothèques. 


Les se consultés répondirent à cet appel avec empressement. Les 
procès-verbaux des discussions lumineuses auxquelles ils s’étaient livrés 
existent au ministère de la justice, et attestent la science et le zèle de 
leurs auteurs. Ces procès-verbaux ont été résumés en trois forts volumes 
imprimés aux frais de l'Etat. 


CHRONIQUE. 187 


Une Commission de trente-six membres, chargée de rechercher dans 
ces précieux documents les idées théoriques ou pratiques dont il pou- 
vait être fait un utile usage, s’aperçut bientôt qu’elle était trop .nom- 
breuse pour s’occuper, dans tous ses détails, d’une tàchesi considérable. 
Elle se subdivisa en sept sections, dont chacune ne devait s’occuper 
que d’une partie du travail. 


Mais ces sections reconnurent qu'avant tout il fallait poser des prin- 
cipes généraux d’où découleraient les règles subsidiaires. 


En conséquence, les présidents des sept sections se réunirent et por- 
tèrent ensemble leur attention sur les nombreuses questions que les 
corps consultés avaient posées. Ils les réduisireut à cinq, qui furent exa- 
minées dans tous leurs détails. Un jurisconsulte éminent résuma cet 
examen dans un rapport général qui met dans tout leur jour les graves 
inconvénients du système actuel et les sérieuses difficultés d'y remédier. 

En définitive, à la suite de ce rapport, un projet de loi a été préparé; 
il tend à améliorer la législation actuelle, mais il n’entre pas aussi com- 
plétement dans la voie des innovations que le crédit semble réclamer. 


Tel était l’état des choses lors de la révolution de Février. Depuis, 
l'ébraniement de la fortune publique et privée a rendu plus désirables 
encore des réformes qui facilitent les transactions, fournissent d’aisés 
moyens de subvenir aux besoins des industries agricole et commerciale, 
et fassent enfin disparaître les déplorables entraves qui s'opposent à la 
prompte transmission des biens ou des valeurs qu'ils représentent. En 
un mot, il faut s'efforcer de mettre les propriétaires à même d’employer 
utilement les ressources dont leurs immeubles sont le gage, et qui trop 
souvent restent paralysées entre leurs mains. 


Sous tous ces rapports, la révision du régime hypothécaire est une 
œuvre grande, utile ; faite avec la fermeté qui n'exclut pas la prudence, 
elle sera féconde en bons résultats. C’est un besoin public auquel vous 
avez pris, monsieur le Président, l'engagement formel de satisfaire. Il 
faut donc se hâter de préparer les bases d’une législalion conforme aux 
vœux du pays et aux nécessités que le temps a produites. | 


Mais la question des hypothèques, qui touche à tant d’intérêts divers, 
eët l’une des plus difficiles que le législateur puisse être appelé à résoudre. 

Pour en préparer la solution, il faut réunir les lumières qui fournissent 
la seience du drôit et celle de l’économie politique. J’estime donc que son 
examen doit être confié à une Commission composée de jurisconsultes 
et d’économistes qui, après avoir consulté les travaux des Cours et Fa- 
cultés sur cet important objet, ainsi que ceux des Comités de l’Assemblée 
consliluante, indiquerait les points sur lesquels il paraîtrait indispen- 
sable de fixer l’attention du législateur. 

Si vous partagiez ces vues, j'aurais l'honneur de vous proposer de 
former cette Commission de ta manière suivante : | 


Commission des hypothèques. 
Président : Le garde des sceaux, ministre de la justice. 


Membres : MM. POUcEARD, représentant du peuple; WoLowski, repré- 
sentant du peuple ; Gmaun, membre de l’Instilut; RENOUARD, conseiller à 


188 REVUE DE LÉGISLATION. 


la Cour de cassation ; PERSIL père, ancien député, avocat à la Cour d’appel 
de Paris; Paul FABrE, avocat à la Cour de cassation ; ANTHOINE DE SAINT- 
Josepu, juge au tribunal de la Seine; De DaLmas, directeur des affaires 
civiles au ministère de la justice ; BEAUMONT (de la Somme), représen- 
tant ; Achille FouLn, ancien représentant. 
Secrétaire : M. ArmanD, chef de bureau au ministère de la justice. 
Le garde des sceaux, ministre de la justice, 
OniLoN BARROT. 
Approuvé: Le président de la République, 
L.-N. BONAPARTE, 


ORGANISATION JUBICIAIRE. 


Un projet de loi sur l’organisation judiciaire a été présenté par mon 
prédécesseur à l’Assemblée nationale, le 17 octobre 1848. 


Ce projet, après avoir subi dans la Commission nommée par l’As- 
semblée d'assez graves modifications, a été soumis à la discussion pu- 
blique ; les dispositions en avaient été successivement adoptées, lorsqu’à 
la suite du vote d’un amendement relatif à l’inamovibilité de la magis- 
trature, il a été définitivement rejeté dans la séance du 41 avril 1849. 


Ce rejet ne pouvait être considéré que comme une invitation au gou- 
vernement de remettre à l’étude les nombreuses et difficiles questions que 
présente la réforme de l’organisation judiciaire. 


Dans ce but, il est nécessaire de s’enquérir de tous les faits, de re- 
cueillir tous les documents qui doivent servir d'éléments à une nouvelle 
délibération. Ce travail préparatoire, qui exige des connaissances spé- 
ciales, ne me paraît pouvoir être fait avec suite et maturité que par une 
Commission réunie au ministère de la justice et composée d'hommes 
versés dans ces sortes de matières. 


J'ai donc l'honneur, monsieur le Président, de vous proposer de nom- 
mer une Commission qui sera chargée de préparer le nouveau projet de 
loi sur l’organisation judiciaire, qui devra être présenté à l'Assemblée 
législative. 

Cette Commission , qui se réunira sous ma présidence, sera com- 
posée de : 

MM. PorraLis, premier président de la Cour de cassation ; Durin, pro- 
cureur général près la même Cour ; TROPLONG, premier président de la 
Cour d'appel ; BAROCHE, procureur général près la Cour d'appel ; BE- 
RENGER, président de Chambre à la Cour de cassation; ABaATuCGI, Bau- 
caarT, Rouger, Victor LEeFRanC, FLANDiN, représentants du peuple ; 
CASENAVE, secrétaire général du ministère de la justice; Decrusy, di- 
recteur de la comptabilité et des pensions au ministère de la justice ; DE 
Daumas, directeur des affaires civiles ; FauSTiN HÉLIE, directeur des af- 
faires criminelles et des grâces ; SALLANTIN, chef du cabinet du ministre 
de la justice, secrétaire de la Commission. 

Le garde des sceaux, a de la justice, 
Approuvé : | 
Le président de la République, 
L.-N. BONAPARTE. 


CHRONIQUE. 189 


—M. e ministre de linstruction publique a reproduit devant l’Assem- 
blée législative le projet sur l’École d’administration, qu’il avait déjà pré- 
senté à la Constituante. Nous avons eu alors l’occasion d'indiquer le dis- 
sentiment qui nous sépare de M. de Falloux ; comme lui, nous croyons 
que lEcole d'administration ne saurait subsister sur les bases sur les- 
quelles elle a été établie par M. Carnot; mais nous voudrions lui voir 
substituer une ou plusieurs Facultés des sciences administratives , au 
lieu de borner tout l'effort du gouvernement à la création de quelques 
chaires nouvelles dans la Faculté de droit. 


Voici l'exposé des motifs dans lequel M. le ministre de l’instruction 
publique a développé sa pensée : 


« J'ai l’honneur de soumettre à vos délibérations un projet de loi 
ayant pour objet de développer l’enseignement du droit administratif 
dans les Facultés de la République. 


« Ce projet est celui qui avait été présenté à l’Assemblée constituante, 
et que d’autres travaux ne lui ont pas permis de discuter. 


« Le gouvernement persiste à croire que la solution qu’il présente est 
la seule que puissent recevoir, dans l’intérêt bien entendu du pays et des 
familles, les iteries questions qui se rattachent à l’École d’administra- 
tion. Les motifs qui ont déterminé sa conviction vous sont de nouveau 
soumis tels qu’ils l'avaient été à l’Assemblée constituante. 


« Personne, ici, ne peut contester la nécessité de garanties placées à 
l'entrée de toute carrière administrative. Nous y voyons, quant à nous, 
non-seulement le gage de la considération, mais la condition essentielle 
de l’autorité. Le ministère eût donc accepté avec empressement le projet 
d’une haute Ecole d'administration, s’il eût cru y trouver la réalisation 
véritable de vues qui lui sont communes avec les auteurs de cette créa- 
tion. Mais, d’accord sur le but, il diffère radicalement sur le moyen. 


« Le but avoué du premier projet était d’assimiler les étudiants en droit 
administratif aux étudiants en sciences exactes, et de leur appliquer, tôt 
ou tard, le régime de l’internat, tel qu’il existe déjà pour l'Ecole poly- 
technique et pour l’Ecole militaire. Le projet de loi que nous vous sou- 
mettons est conçu sous une inspiration contraire ; il pose en principe 
que le grand art de l’administration, dans un pays libre surtout, est es- 
sentiellement distinct de toute science spéciale, et que létude des hom-= 
mes y marche de pair avec l’érudition proprement dite. L'Ecole d’admi- 
nistration, telle qu’elle avait été comprise par le gouvernement provi- 
soire, avait pour inévitable résultat d’arracher annuellement aux dépar- 
tements les jeunes gens destinés à y rentrer, et de commencer leur no- 
viciat par l'isolement des intérêts locaux et des mœurs avec lesquels ils 
auraient plus tard à compter. Le projet de loi actuel, au contraire, évite 
ces déplacements forcés, maintient à portée des Conseils généraux ou 
des Conseils d'arrondissement l'étudiant destiné plus tard à concerter 
son action avec la leur. 


« Indépendamment de ces dissidences fondamentales, le projet actuel 
vient aussi vous signaler des difficultés d'exécution. Les élèves admis à 
l'École d’administration, sans que leur avenir fût assuré par des me- 
sures régulières et certaines, ont cru, pour la plupart, qu’ils recevraient, 


190 REVUE DE LÉGISLATION. 


en en sortant, un emploi assuré d'avance : il faut donc maintenant ou les 
préserver de tout mécompte, ou les avertir de leur erreur. 


« Le projet de loi qui vous a été présenté le 31 août 1848 porte sim- 
plement, dans son art. 8, « qu’il sera statué, par voie de rè lement d'ad- 
« ministration publique, sur les services publics auxquels les élèves 
« pourront être attachés à leur sortie de l’Ecole, sur le nombre des em- 
« plois qui leur seront réservés dans chacun de ces services, et sur les 
« conditions de stage auxquelles ils seront assujettis. » 


« Or, ce que la loi a négligé de préciser, le gouvernement, à son tour, 
se reconnaît impuissant à le déterminer lui-même. Cette impuissance, il 
a le courage de l'avouer, et, ne-pouvant rien garantir, il se refuse loya- 
lement à rien promettre. 


« Depuis longtemps déjà, les divers pouvoirs qui se sont succédé en 
France sont entrés résolument dans la voie des améliorations. Depuis 
longtemps les fonctions administratives ne sont plus livrées au caprice 
ministériel ; à presque toutes, déjà, sont imposées des conditions d'ad- 
mission dont il n’est plus permis de s'affranchir. Une Commission de 
l'Assemblée constituante s’est occupée de combler les lacunes qui peu- 
vent exister encore. Quelques emp ois inférieurs étaient exempts de ces 
règles absolues ; un projet, appartenant également à son initiative , les 
réserve, dans une certaine proportion, aux militaires en retraîte. Quelle 
part demeurerait donc au libre arbitre, à la responsabilité du gouver- 
nement? Nous sommes impatients de voir la centralisation rentrer dans 
ses limites naturelles; cependant pouvons-nous consentir à dépouiller 
l'autorité de toute intervention dans le choix de ses agents ?, Pouvons- 
nous surtout faire cette concession pour les carrières administratives, 
celles de toutes où, de l’aveu des esprits les plus ombrageux, l’identité 
. rigoureusement exister entre la pensée supérieure et son instrument 

irect? 


« Si, maintenant, l'on envisage la difficulté au point de vue des élèves, 
de leur avenir, elle n’est pas moins insoluble. Que leur conférait le gou- 
yernement provisoire? Un droit absolu, ou un simple titre de préférence? 
fl ne l’a pas dit, et cependant c'était là le point capital. Si vous ne créez 
qu’un titre de simple préférence, il peut être sans cesse méconnu ; il aura 
besoin, par conséquent, comme tous les titres contestables, de s'appuyer 
sur la brigue et de rechercher la faveur. Est-ce là un moyen efficace de 
parer aux abus? Est-ce là un prix suffisant des sacrifices de la famille et 
des travaux de l'étudiant ? Si c’est un droit absolu que vous avez créé, 
droit aux sous-préfectures, droit au Conseil d'Etat, droit aux contribu- 
tions directes et indirectes, consultez alors ces administrations mêmes, 
et cherchez-y la place que vous pouvez y préparer d'avance : nulle part 
vous ne la rencontrerez. Pour la satisfaction de quelques-uns, au con- 
traire, vous soulevez les réclamations du plus grand nombre; vous jetez 
le trouble et le découragement dans la classe si nombreuse des surnu- 
méraires, fils d'employés eux-mêmes, attachés à tous nos ministères. 


& « L'Ecole Polytechnique, l’Ecole de Saint-Cyr, l'Ecole des mines, l'Ecole 
forestière, l'Ecole d’Alfort, les Ecoles d'arts et métiers ne regorgent-elles 
pas d’ailleurs de sujets auxquels les issues sont trop souvent et trop 
longtemps fermées? Réduirez-vous les élèves de l’Ecole d'administration 


aux emplois obseurs qui échappent à ces laborieux et vastes modes de 


a mem — mn 


en 


CHRONIQUE. 191 


recrutement? Mais alors vous établissez trop de disproportion entre les 
prétentions que vous faites naître el celles que vous vous proposez de 
satisfaire, Le noviciat, à Paris, au sein de la plus haute émulation intel 
lectuelle, au foyer de tous les emportements et de toutes les passions. 
politiques, en butte à la captation des partis, prépare mal aux fonctions 
modestes, aux travaux pénibles et ignorés. N'est-ce pas là fausser les. 
vocations plutôt que les favoriser ? 


« Enfin, comment faire concorder la vacance des emplois, qui dépend 
de la mort, de la retraite, de la destitution, toutes choses inévitablement 
et éternellement mobiles, avec la date immuable des examens et des sor- 
ties? Si un titulaire disparait au mois de mars, l'emploi devra-t-il vaquer 
jusqu’au mois d’août? La Commission de l’Assemblée nationale a prévu 
ce cas, etelle y pourvoit par un stage avec appointements de 41,200 fr.;. 
mais ce slage sera forcément une sorte de sinécure. Îl n’y aura d’effectit 

u’une pension de 4,200 francs assurée à des jeunes gens sans emploi. 
t-ce là véritablement le devoir de l’Etat, l'intérêt des jeunes gens eux- 
mêmes, et le vœu des familles? Est-il possible d’accepter, de laisser 
grossir d’année en année cet état-major oisif, et ne serail-ce pas là or- 
ganiser le désordre moral, aussi bien que le désordre financier? 


a Toutefois, si la création d’une Ecole centrale nous parait, sous quel- 
ues rapports, une superfluité, et, sous d’autres aspects, un péril, il 
meure hors de doute que l’enseignement du droit administratif en 
France doit être tout à la fois fortifié et popularisé. Ici, nous n’avons pas 
seulement en vue les fonctions salariées ; la connaissance des règles de 
l'administration est nécessaire aussi pour les fonctions électives que notre 
Constitution multiplie, et dont les attributions se développent de jour en 
jour. Il est indispensable que les citoyens qui formeront plus tard le Con- 
seil de la commune, de l’arrondissement, du département, se familiari-" 
sent de plus en plus avec les matières de leur compétence. 


« La création trop précipitée du 3 mars aura donc rendu un service 
au pays, celui de hâter la réalisation d'uue pensée à laquelle, sous une- 
autre forme, nous tenons à honneur de nous associer. C’est pourquoi 
nous ne nous contentons pas de retirer le projet primitif. Un gouverne- 
ment ne doit critiquer celut qui l’a précédé, qu’en essayant de faire mieux 
que lui. C’est là l’objet du présent projet de loi. 


« Déjà, à toutes les Facultés de droit, on avait ajouté une chaire de droit 
administratif; à quelques-unes, un cours de drait public. Cependant, les 
cours qui sont ouverts aujourd’hui l'ont été dans une autre pensée; ils 
ont pour but de compléter l’étude spéculative du droit. Aussi, bien qu’à 
ce point de vue d'excellents résultats aient été obtenus, il n’en est pas 
moins vrai qu'il reste beaucoup à faire sous le rapport qui nous occupe. 
L'enseignement actuel fait partie d'une série d’études élevées, auxquelles 
tous les jeunes gens n’ont pas le moyen de prendre part. Il importe 
donc, désormais, de créer, dans chaque Faculté de département, des 
cours d'administration pratique, comme il existe, par exemple, des cours 
de géométrie appliquée aux arts et métiers. Ce mode d’enseignement 
peu dispendieux, maintenu à la portée des familles par sa dissémination 
sur la surface du territoire, réalise plus efficacement que tout autre les 

rescriptions de notre Constitution sur l’admissibilité universelle à tous. 
es emplois. 


192 REVUE DE LÉGISLATION. 


« L'engagement doit en être immédiatement contracté au nom de 
l'Etat; et, si les crédits nécessaires ne sont pas demandés ici pour les 
Facultés de départements, comme pour la Faculté de Paris, c’est que 
pour difficullés de détail ne sont pas encore suffisamment aplanies. 

ux mesures sont à prendre dans les Facullés de départements : créa- 
tion de chaires nouvelles ; répartition différente du travail et du temps 
pour les chaires déjà existantes. Cette seconde partie du plan ne peut 
s’introduire au milieu de l’année scolaire, et exige quelques ménage- 
ments auxquels le ministre de l’instruction publique s’efforcera de pour- 
voir sous le plus bref délai possible. 


« Bien que les considérations qui motivent la présente loi nous pa- 
raissent, citoyens représentants, d’une utilité générale et absolue, nous 
ne pouvons mauquer de nous préoccuper du sort des jeunes gens admis 
à l'Ecole, qu’il vient atteindre dans leurs espérances. Nous avons à cœur 
que cette interruption de leurs études ne leur fasse encourir aucun dom- 
mage personnel, et que pas une des connaissances acquises ne demeure 
sans fruit. Nous vous proposons donc de faciliter exceplionnellement pour 
eux le retour à la situation normale que leur a fait quitter un sentiment 
de confiance envers l’Etat, dont les citoyens ne doivent jamais avoir à 
se repentir. Le ministre de l'instruction publique use ici des seuls dé- 
dommagements dont il dispose. 1} eût désiré pouvoir les étendre davan- 
tage; mais du moins ne perdra-t-il de vue aucun des jeunes gens dont 
les noms et les succès seront authentiquement constatés, et son concours 
est d'avance offert à toutes les réclamations individuelles, équitablement 
examinées. 


« Un point d’ailleurs sur lequel chacun est d’accord, partisan ou ad- 
versaire de l’Ecole d'administration, c’est que l’état précaire de l’Ecole 
ne peut se prolonger plus longtemps sans de graves inconvénients pour 
les élèves. Quelle que soit votre décision, il importe à tous qu'elle soit 
pompe: C’est pourquoi, en déposant le projet suivant sur le bureau de 

’Assemblée, j'ai l'honneur de réclamer l’urgence. » 


 L'urgence demandée par M. de Falloux n’a pas été prononcée ; ce pro- 
jet suivra donc le cours des délibérations ordinaires. 


Nous appelons lattention des lecteurs de la Revue de législation sur 
le nouveau catalogue de la Librairie Guillaumin et comp., qui accom- 
pagne le présent numéro. — Ce catalogue, le plus complet qu'il y ait en 
ce genre, non-seulement en France, mais dans aucune librairie de lEu- 
rope, forme en quelque sorte une véritable bibliographie de la science 
économique, divisée méthodiquement par ordre de matières et par noms 
d'auteurs. 

L'étude de l’économie politique, si malheureusement négligée jusqu’à 
résent, mais qui prend chaque jour une plus grande faveur près des 
ommes les plus distingués, devra ses plus grands succès aux belles et 

nombreuses publications de M. Guillaumin, qui semble avoir pressenti, 
depuis un certain nombre d'années, le rôle important que l’avenir réser- 
vait à cette belle science, base de toute organisation sociale. 


ORGANISATION DE L'ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF. 193 


DE L'ORGANISATION 


DE 


L'ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF. 


L'Assemblée nationale législative est saisie, par M. le 
ministre de l'instruction publique, du projet déjà présenté 
par lui à l’Assemblée précédente, dans la séance du 22 jan- 
vier, pour l’organisation de l’enseignement administratif 
dans les différentes Facultés de la France. La base essen- 
tielle de ce projet consiste à remplacer l'Ecole centrale d’ad- 
ministration établie à Paris, d’après un décret du gouver- 
nement provisoire, par des cours nouveaux institués dans 
toutes les Facultés de droit, dans l'intérêt des jeunes gens 
qui veulent se consacrer aux études administratives. 

Ces jeunes gens, après avoir suivi pendant deux années 
les cours qui leur seraient destinés, recevraïent le titre de 
licencié en droit public et administratif, si toutefois ils l’a— 
vaient mérité par des épreuves convenablement soutenues. 
Il existerait dès lors, pour la carrière de l'administration, 
comme pour celle de la magistrature, un moyen facile de 
s'assurer de la capacité des candidats qui en solliciteraient 
l'entrée ; et les lois seraient à même, par suite, d’enlever à 
l'arbitraire ministériel beaucoup de nominations qui, au- 
jourd'hui, s’y trouvent laissées. Cette restriction de l’omni- 


1 Ce travail nous a été communiqué avant le vote du projet par l’Assem- 
blée; mais celle-ci s’est hornée à supprimer l’école d'administralion, en ré- 
servant toutes les questions relatives à l’organisation de l’enseignement 
administratif. Ces questions demeurent donc à l’ordre du jour. 

(Note de la rédaction.) 
NOUV. SÉR. T. XIV. 43 


194 REVUE DE LÉGISLATION. 


potence gouvernementale dans la collation des fonctions 
administratives s’opérerait d’ailleurs sans nuire en rien à la 
liberté d'action du pouvoir central. Le nombre nécessaire- 
ment très-considérable des licenciés concourant pour ces 
emplois laisserait, en effet, à l’autorité supérieure une grande 
latitude dans ses choix. L'Ecole d'administration, au con- 
traire, avec sa constitution empruntée à l’Ecole polytech- 
nique, créait pour le gouvernement des embarras extrêmes, 
‘en l’engageant vis-à-vis des élèves. Ceux-ci, au sortir de 
l’école, fussent venus réclamer un emploi à titre de dette 
contractée par l'Etat. L'on arrivait ainsi forcément à s’écar- 
ter du principe salutaire d'unité de vues et d’action entre 
les différents agents administratifs, qu’il était pourtant es- 
sentiel de maintenir, en même temps qu’on établissait des 
conditions d'aptitude à l'entrée de la carrière. 

Nous ne croyons pas que le projet dont nous venons de 
rappeler les points fondamentaux puisse courir risque d’é- 
chouer devant l’Assemblée actuelle, dont la majorité reflète 
si fidèlement les opinions de la France qu’elle représente. 
Disséminer l’enseignement politique et administratif sur 
tous les points du territoire national, inviter les jeunes 
gens qui viennent en profiter à faire marcher de front les 
études théoriques de la science et le soin pratique des inté- 
rêts locaux de leur département, de leur commune; c’est là 
assurément une idée libérale et féconde. Bien mieux qu’une 
Ecole unique existant à Paris, avec un nombre restreint 
d'élèves, les Facultés de droit, ouvertes à tous indistincte- 
ment, peuvent répandre à flots pressés, si l’on peut s’expri- 
mer de la sorte, les connaissances de droit public et admi- 
nistratif, si nécessaires à l'administrateur aux divers degrés 
de la hiérarchie, si utiles aux simples citoyens, sous un ré- 
gime de suffrage universel et de publicité illimitée. L’heu- 


* 


ORGANISATION DE L'ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF. 195 


reuse influence que les Ecoles de droit obtiendraient à cet 
égard, après qu’elles auraient été libéralement renforcées 
dans leur personnel et dans leur enseignement, est, au sur- 
plus, attestée à nos yeux par celle qu’elles ont exercée sur 
les études du droit civil, dont l’état florissant ne saurait au- 
jourd’hui être révoqué en doute. 

« Deux mesures, annonce l'exposé de motifs qui accom- 
pagne le projet de loi, sont à prendre dans les Facultés des 
départements, pour y constituer fortement l’enseignement 
du droit public et administratif: création de chaires nou- 
velles, répartition différente du travail et du temps pour les 
chaires déjà existantes. » Parmi ces deux mesures, la se- 
conde est incontestablement du domaine des règlements 
universitaires; quant à la première, entraînant des alloca- 
tions au budget de l'Etat, elle semble demander le concours 
de l’Assemblée nationale. Quoi qu'il en soit, elles sont l’une 
et l’autre omises dans le projet, qui se contente d’en annon- 
cer la réalisation prochaine, après l’achèvement des études 
préparatoires que demande un sujet aussi important, 

Sans entrer dans l’examen de la question principale livrée 
actuellement à la discussion de l’Assemblée, c’est sur ce 
point aussi que nous soumettrons quelques réflexions aux 
lecteurs de la Revue. Persuadés, comme M. le ministre, 
qu’on aura beaucoup fait pour affermir parmi nous un pou- 
voir régulier et durable quand on aura répandu dans les 
masses, autant qu’il est possible, la notion des règles si bien 
appropriées aux besoins sociaux, sur lesquelles repose l’ad- 
ministration française, l’idée principale qui dictera nos ob- 
servations sera le désir de rendre la science administrative 
abordable à un grand nombre de jeunes gens, tout en main- 
tenant à une hauteur convenable le niveau de l’enseigne- 
ment qui devra s’y appliquer. Ces observations, du reste, 


196 REVUE DE LÉGISLATION. 


nous les présenterons avec une grande défiance de nous-mê- 
me, puisqu'elles se trouveront assez souvent en opposition 
avec les systèmes émis sur cet objet par des esprits dont nous 
sommes habitué à révérer les lumières. 

Selon quelques jurisconsultes, tout en fortifiant dans les 
Facultés de droit l'enseignement administratif, il n'était pas 
besoin de créer, pour ce genre d’études, une licence spé- 
ciale. Presque toutes les parties de la science du droit, di- 
sait-on, peuvent être utiles à l'administrateur. La portée de 
son intelligence devra nécessairement s’accroître avec l’é- 
tendue de ses connaissances. Il y aurait, dès lors, un grand 
avantage à soumettre les jeunes gens qui veulent embrasser 
cette carrière à des études fortes de jurisprudence, qui leur 
seraient communes ayec ceux qui se destinent, soit au bar- 
reau, soit à la magistrature. 

Malgré ces raisons, c'est à juste titre, selon moi, que le 
système qui s'appuie sur elles se trouve rejeté par le projet 
du ministre. La spécialité d'épreuves purement administra- 
tives, l'institution de cours également spéciaux dans le but 
d’y préparer les élèves, sont pour la science de l’administra- 
tion une garantie essentielle de force et de progrès, Il im- 
porte d’ailleurs, avant tout, de propager cette science dont 
le rôle, nous l’avons dit déjà, a singulièrement grandi par 
suite des institutions populaires que la France s’est données. 
Or, comme le remarque avec raison l'exposé des motifs, 
« l’enseignement du droit dans les Facultés se compose ac- 
tuellement d'une série d'études élevées auxquelles tous les 
jeupes gens n’ont ni la volonté ni la possibilité de prendre 
part. » Les astreindre indistinctement à parcourir ce cercle 
en entier serait, pour un grand nombre, entraver la voca- 
tion qui les portait seulement vers les sciences adminis- 


tratives. 


ORGANISATION DE L'ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF. {97 


La nécessité d’une licence distincte ainsi reconnue, quelle 
sera la durée du cours d’études qui devra y conduire? Ici, 
nous trouvons une différence notable entre le projet de loi 
déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale Je 22 jan- 
vier dernier, et celui que vient de présenter M. le ministre 
à l'Assemblée actuelle, dans la séance du 9 juin. Chacun 
de ces deux projets fixe à deux années la durée des études 
consacrées à la science administrative; mais, d’après Je pre- 
mier, l’on n’admettait à s'inscrire, pour y prendre part, que 
les jeunes gens pourvus déjà du grade de bachelier en drpit. 
Ce grade, qui requiert huit inscriptions, est délivré aux 
étudiants à la fin de la seconde année. La licence admins- 
trative, par suite de celte disposition, eût demandé quatre 
ans entiers de séjour dans les Facultés de droit. Ainsi, loin 
d'être un allégement, relativement aux autres étudiants, 
pour ceux qui seraient venus Ja briguer, elle eût exigé de 
leyr part plus de temps et plus d'efforts. La licence actuelle, 
on le sait, s'obtient après trois années, el ce grade ouvre, 
par lui seul, toutes les avenues du barreau et de la magis- 
trature. | 

Rien de plus contraire assurément qu'un semblable ré- 
sultat à l'idée de propager la science administrative, en la 
rendant accessible à ceux-là même que semble effrayer au- 
jourd’hui l'étendue et la durée des études juridiques. Anssi 
le projet aciuel, en réduisant à quatre le nombre des in- 
scriptions de droit formant la condition préalable de la can- 
didature administrative, a-t-il ramené au même piveau Ja 
durée des épreuves conduisant aux deux licences distinctes. 

Nous l’avouons, malgré la gravité des objections qu’on peut 
formuler contre notre opinion, pous irions plus loin dans la 
même voie. Il nous paraîtrait qu’avec une bonne organisa- 
tion des cours qui préparerajent à la licence nouvelle, 


198 REVUE DE LÉGISLATION. 


deux ans pourraient suffire, sans inscriptions préalables, 
aux jeunes gens qui se destineraient uniquement aux car- 
rières administratives. Cette abréviation en leur faveur de 
la durée ordinaire du séjour obligé dans les Facultés aurait 
pour effet nécessaire de multiplier beaucoup leur nombre. 
En les enlevant pour un temps moins long à leur résidence 
ordinaire, à leurs occupations habituelles, elle leur permet- 
trait mieux que les autres combinaisons d’allier, dans leurs 
études, la pratique de l'administration avec ses théories. 
Elle répondrait, dès lors, plus fidèlement, à notre estime, 
au double but que le gouvernement se propose d'atteindre: 
initier à la science administrative un nombre d’esprits très- 
grand; montrer cette science à l’état d'application impri- 
mant aux diverses parties du corps social leur direction et 
leur mouvement. J'ajoute, en faveur de cette mesure, qu’elle 
produirait dans les Écoles de droit, devenues plus nombreu- 
ses, un redoublement d’activité scientifique, dont l'influence 
sur les diverses parties de l’enseignement serait des plus 
salutaires. 

Mais ici, une autre question vient se présenter. Tout en 
spécialisant de la sorte les épreuves de droit public et admi- 
nistratif pour ceux qui en manifesteront le désir, ne con- 
viendrait-il pas de faire de ces épreuves et des cours qui y 
mèneront l’appendice nécessaire de la licence ordinaire? 
Cette opinion s’appuie sur des autorités imposantes. M. La- 
ferrière l’a exprimée dans la Revue; plusieurs Facultés l’ont 
adoptée dans leurs observations sur les règlements à inter- 
venir. L'extension donnée à l’enseignement administratif 
manquerait, dit-on, son but, si l’on n’appelait à en profiter 
tous ceux qui devront occuper un jour, dans la société, les 


i Numéro de janvier 1849, page 196. 


ORGANISATION DE L'ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF. 199 


positions importantes auxquelles conduisent les études ju- 
ridiques. D'ailleurs, ajoute-t-on, la vocation spéciale d'un 
grand nombre d'étudiants ne saurait se dessiner nettement 
pendant leur séjour dans les Facultés de droit. Il importe, 
dès lors, qu'ils obtiennent, en en sortant, un diplôme assez 
large pour que les diverses carrières publiques leur soient 
toutes accessibles. 

Il me paraît indispensable, je l’avoue, si l’on veut donner 
à la licence administrative le rang élevé qu’elle doit occuper 
dans l'opinion, de ne pas la confondre avec celle qui existe 
aujourd’hui. S'il en était autrement, si les épreuves de la 
seconde entrainaient forcément la première, l’enseignement 
nouveau qu'il s’agit de fonder perdrait vite, j’en ai la con- 
viction, sa spécialité et son importance. Relégué, par la na- 
ture des choses, sur un plan inférieur à celui qu’occuperait 
le droit civil dont il serait devenu l’accessoire, le droit 
publie et administratif n’obtiendrait, de la part des étu- 
diants ordinaires, qu’une attention médiocre. Ceux-là 
même qui se borneraient à briguer la licence adminis- 
trative n’y consacreraient le plus souvent que des efforts 
assez peu sérieux, car ce titre semblerait attester en eux, 
vis-à-vis de leurs condisciples, une infériorité marquée 
d'intelligence et de travail. Il en serait, à cet égard, de la 
licence nouvelle, comme il en arrive aujourd’hui du brevet 
de capacité pour les élèves de procédure dont le zèle et les 
succès, on le sait, sont rarement au niveau de ceux des au- 
tres étudiants. 

Dès lors, tout en augmentant, comme je le proposerai plus 
tard, la durée des études administratives pour les aspirants 
à la licence commune, celle-ci, à mon estime, devra rester 
affectée spécialement au droit civil. Les jeunes gens qui vou- 
dront réunir les deux licences le pourront aisément; mais, 


200 REVUE DE LÉGISLATION. 


pour cela, il leur faudra subir sur la science administrative 
une thèse particulière. Ils devront justifier, en outre, qu'ils 
ont fréquenté sans exception tous les cours consacrés à 
cette matière, d’après le programme de la Faculté où ils 
étudient. 

L'alliance nécessaire des études administratives avec celles 
du droit civil ne présenterait pas, pour le doctorat, les in- 
convénients que je viens de signaler relativement à un grade 
moins élevé. Loin de ravaler la partie de l’enseignement 
destinée à préparer les jeunes gens à la carrière admi- 
nistrative, cette alliance produirait un effet tout con- 
traire, en donnant à ces cours des auditeurs d'élite pris par- 
mi les élèves les plus instruits et les plus laborieux. Pour 
obtenir le titre de docteur, il faudrait, dans mon système, 
comme condition préalable, réunir la licence administrative 


et celle de droit eivil. Les candidats qui n’auraient pas ac- 


compli cette tâche pendant leur troisième année d’études 
devraient, par suite, durant la quatrième, suivre les cours 
consacrés spécialement aux sciences politiques et adminis- 
tratives. 

Après ces considérations générales sur le rôle qu’il con- 
viendra d’assigner à l’enseignement administratif et sur 
la valeur des grades universitaires qui en seront la consé- 
quence, qu'il me soit permis d'exposer mes idées sur la dis- 
tribution des cours qui devront y préparer. Je restreindrai 
soigneusement mon étude aux Facultés des départements ; 
celle de Paris, en effet, placée dans une position exception 
nelle, exigera toujours des règles spéciales, 

Chaque Faculté de droit, dans les départements, possède 
aujourd’hui, en général, sept professeurs et deux sup- 
pléants. Les chaires sont consacrées : trois au Code civil, 
une aux Institutes de Justinien, une à la procédure civile 


ORGANISATION DE L'ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF. 201 


et à la législation criminelle, une au Code de commerce, 
une enfin au droit administratif. À Toulouse, il existe, en 
outre, exceptionnellement, une chaire de droit criminel; à 
Strasbourg, une chaire de droit des gens. 

Des cours nouveaux, depuis plusieursannées, ont été ajou- 
tés partout, nous le croyons du moins, à ceux que nous ve- 
nons d’énoncer. Ces cours, presque toujours, sont faits par 
les suppléants, qui cumulent ainsi les fonctions habituelles 
du professorat avec le remplacement accidentel des titu- 
laires empêchés. Le premier de ces cours est destiné aux 
élèves de première année; il roule sur l’introduction philo- 
sophique et historique à l'étude du droit. Le deuxième a 
pour objet le droit criminel que l’on à séparé de la procé- 
dure civile. Le troisième enfin est relatif aux Pandectes. 
L’explication détaillée de quelques-uns de leurs titres les 
plus importants doit préparer les étudiants aux deux pre- 
miers examens de la licence et du doctorat, dont le droit 
romain fait la matière unique. 

A ces enseignements déjà nombreux, il serait, selon 
nous, indispensable d'en ajouter trois autres, pour donner 
au droit public et administratif, dans nos Facultés, une vie 
propre et spéciale qui l’'empêéchât de rester, à l’avenir, un 
pur appendice du droit civil. Les nouveaux cours seraient 
relatifs : au droit public et administratif approfondi dans une 
seconde année; à l’histoire des institutions politiques et ad- 
ministratives de la France; à l’économie politique et à la 
statistique administrative. 

Le dernier de ces cours serait, au moins jusqu’à nouvel 
ordre, professé par un suppléant. Parmi les docteurs en 
droit, il ne s’en rencontre qu’un petit nombre qui aient fait 
sur la statistique et l’économie politique des études sérieuses. 
Et pourtant, si l’on veut constituer fortement l’enseignement 


202 REVUE DE LÉGISLATION. 


administratif, il importe que l’attention des jurisconsultes 
se dirige vers cette partie de la science si nécessaire à mé- 
diter pour l'administrateur futur. Précisément, l'intérim que 
nous indiquons aurait pour résultat de porter de ce côté des 
vocations certaines. 

Pour le nouveau cours de droit administratif et pour celui 
d'histoire des institutions politiques et administratives, la 
création immédiate de deux chaires nous semblerait indis- 
pensable. Ici, ne se rencontre pas le danger que nous signa- 
lions tout à l’heure. Parmi les suppléants et les docteurs en 
droit, beaucoup se sont fait une occupation journalière des 
travaux scientifiques correspondant à ces deux enseigne- 
ments, et présenteraient au choix du ministre toutes les ga- 
ranties désirables. D’un autre côté, il ne serait pas à craindre 
d'accroître par là les embarras de nos finances dans une pro- 
portion rnême légère, en inscrivant de nouvelles dépenses 
au budget de l'Etat. L'augmentation considérable que pro- 
duirait dans le nombre des élèves des Facultés de droit le 
désir d'obtenir des degrés administratifs, suffirait et au delà, 
nous n'en doutons pas, pour couvrir le traitement des nou- 
veaux professeurs. 

Des divergences d'opinion peuvent s’élever sur la destina- 
tion qu’il serait bon de donner à la seconde chaire de droit 
public et ddministratif. L'on pourrait demander, en effet, 
que l’enseignement qu’elle devra distribuer fût plus prati- 
que que l’enseignement actüel. Le titulaire de cette chaire, 
dans ce système, laisserait à son collègue l’exposé des théo- 
ries sur l’organisation administrative et aussi l’examen des 
questions contentieuses. Pour lui, ils'occuperait de la science 
de l'administration, qu'il ne faut pas confondre, dit-on, avec 
le droit administratif. Il montrerait, dans leur application à 
la vie réelle, les règles les plus importantes qui doivent di- 


ORGANISATION DE L'ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF. 203 


riger l'administrateur dans la sphère d’action si vaste et sou- 
vent si délicate où 1l doit se mouvoir. | 

Sans nier, à certains égards, la gravité de ces considéra- 
tions, une solution opposée me paraîtrait préférable. Il se- 
rait très-difficile, au moins dans la réalité du professorat, 
de distinguer nettement le droit administratif théorique de 
la science pratique de l'administration. Isolées dans leur 
enseignement, les deux chaires seraient conduites inévi- 
tablement à des redites fréquentes. Le meilleur parti, 
selon moi, serait de confondre ensemble l’ancienne et la 
nouvelle chaire. Chacun de leurs professeurs serait chargé 
de donner un cours complet, qui durerait deux années, sur 
l’ensemble du droit public et administratif, et la fréquenta- 
tion des cours serait exigée indistinctement pour les deux 
licences que les Facultés devraient conférer désormais. 

Le cours d'institutions politiques et administratives se— 
rait spécial aux élèves de la licence administrative, et à 
ceux qui aspireraient au doctorat. Une excellente mesure, à 
mon estime, serait d'utiliser doublement le titulaire de cette 
chaire, auquel on donnerait le titre de professeur d’his- 
toire du droit. D’une part, il ferait deux leçons par semaine 
sur la matière que nous venons d'indiquer; de l’autre, deux 
fois aussi par semaine 1l professerait, pour les étudiants de 
première année, le cours d'introduction philosophique et 
historique à l’étude du droit. La parenté intime qui existe 
entre ces deux enseignements est trop évidente pour avoir 
besoin d’être démontrée. Confié à un professeur titulaire, 
le second d’entre eux prendrait une importance toute nou- 
velle. Pour qu’il produisit, d’ailleurs, les fruits nombreux 
qu’on est en droit d’en attendre, il serait indispensable d'en 
faire entrer les résultats dans l’examen qui termine la pre- 
mière année d’études. 


304 HEVUE DE LÉGISLATION. 


L'ensemble des cours préparatoires aux deux licences 
ainsi établi, je proposerais le cadre suivänt, à l’effet d'en 
répartir la distribution sur les deux ou trois années passées 
par les étudiants ddris les Facultés de droit. 


PREMIÈRE ANNÉE, 


Licence ordinaire. Licence administrative. 
Cours de Code civil, par semaine, Idem. 
3 leçons. 
Cours d'introduction philosophi- Idem. 


que et historique à l’étude du 
droit, 2 leçons. 


Cours de droit criminel, 2 lecons. Idem. 
Cours d’Institutes de Justinien, Cours de droit public et administra- 
3 leçons. tif, première partie, 3 leçons. 


J'ai dù faire descendre en première année le cours de 
droit criminel que fréquentent aujourd'hui les étudiants 
pendant leur deuxième année d'études. [l fallait, en effet, 
réserver la place qu’il occupe actuellement pour l’enseigne- 
ment du droit public et administratif; car cet enseigne- 
ment, on se le rappelle, devra posséder, à l'avenir, une du- 
rée de deux ans. Le cours de droit criminel, selon mes idées, 
serait commun aux deux licences; celui sur les Fnstitutes de 
Justinien, au contraire, ne serait pas obligatoire pour Îles 
candidats aux grades purement administratifs. Si, comme 
nous le proposons, on réduit à deux années le séjour pres- 
crit à ces jeunes gens dans les Facultés de droit, il semble 
difficile de leur imposer plus de quatre cours à la fois, pour 
la première d’entre elles. Le cours d'Institutes, comme 
étant le moins pratique, a dà, dans notre plan, céder le pas 
aux trois autres, empruntés à la licence ordinaire. Les élè- 
ves qui se destinent à l’administration puiseront, d’ailleurs, 


ORGANISATION DE L'ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF. 905 


dans les leçons du professeur d'introduction à l'étude du 
droit, les données essentielles qu’il leur importe de con- 
üaître sut l’histoire de la législation romaine, et le carac- 
tère général qui la distingue. 


DEUXIÈME ANNÉE. 


Licence ordinaire. Licence ddinidistralive. 
Cours de Code civil, par semaine, Idem. 
3 leçons. 
Cours de droit public et adminis- Même cours, seconde partie, 
tif, première partie, 3 leçons. 5 leçons. 


Cours de procédure civile, 3leçons. Cours d’histoire des institutions po 
litiques et administrativés de Jà 
Frante, 2 leçons. 
Cours de Pandectes, 2 lecons. Cours d’économie politique et de sta- 
tistique administrative, 2 leçons. 


TROISIÈME ANNÉE. 
Licence ordinaire. 


Cours de Code civil, par semaine, 3 lecons. 
Cours de Code de commerce, 3 leçons. 
Cours de droit public et administratif, seconde partie, 3 leçons. 


Le nombre des leçons pendant cette année est, on le 
voit, un peu moindre que durant les deux prémières. Mais 
il faut remarquer qu'en ce qui la concerne, les étudiants, 
outre l’éxamett érdifaire qu'ils ont à soutenit à la fin du 
secünd semestré, doivent préparer leur thèse de licence et 
ün examen spécial sur le droit romdin. De plus, si nos 
idées avaient chance de succès, 1l conviendrait de laisser 
aux jeunes gens auxquels leur zèle pour le travail permet- 
trait de faire marcher de front les deux licences, le temps 
nécessaire pour suivre, sans perdre de temps; les cours 
consacrés particulièrement à la science administrative. 


206 REVUE DE LÉGISLATION. 


Les épreuves qui conduisent au grade de licencié, en ce 
qui concerne Île droit civil, demeureraient, d’après ce plan 
d’études, ce qu’elles sont aujourd'hui. Seulement le cercle 
de l’examen de la fin de chaque année serait agrandi, quant 
aux deux premières, à raison des cours nouveaux imposés 
aux élèves. Pour la licence en droit public et administratif, 
deux examens de fin d’année et une thèse portant nécessai- 
rement sur Ja législation administrative, nous sembleraient 
indiqués par la nature des choses. Remarquons, cependant, 
que les jeunes gens déjà pourvus de la licence en droit ci- 
vil ne seraient pas astreints à ce double examen, qui se 
confondrait, pour la plupart des matières, avec ceux qu'ils 
ont déjà subis. On se bornerait à exiger d’eux le soutien 
d’une thèse sur un sujet appartenant au droit administra- 
tif. De plus, avant de commencer cette épreuve, deux pro- 
fesseurs devraient leur adresser des questions sur l’économie 
politique et l'histoire des institutions de la France, points 
sur lesquels ils n’auraient point encore été interrogés jus- 
que-h. 

Les examens et la thèse de doctorat seraient maintenus 
dans leur forme actuelle. D’après nos idées pourtant, nous 
l'avons dit précédemment, on devrait exiger des candidats, 
avant le soutien de leur thèse, le titre de licencié en droit 
public et administratif. Le grade de docteur, à ce moyen, 
supposant chez ceux qui l’auraient obtenu des études appro- 
fondies sur toutes les parties de la législation, conférerait 
une aptitude générale pour les diverses carrières judiciaires 
et administratives. 

Jusqu'ici, dans les Facultés des départements, le petit 
nombre des aspirants au doctorat a rendu très-difficile l’or 
ganisation des cours destinés à leur fournir les moyens d’in- 
struction appropriés à ce grade élevé. Presque toujours, on 


ORGANISATION DE L'ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF. 207 


s’est contenté de leur prescrire la fréquentation de trois 
cours, à leur choix, pris parmi ceux destinés à la licence. Il 
sera peut-être impossible de changer complétement cet état 
de choses, tant que le titre de docteur restera, comme il 
l’est aujourd'hui, une simple distinction honorifique qui n’a 
d'utilité réelle que pour le professorat. 

Pour qu'il s'établit partout des cours spéciaux, d’après un 
cadre uniforme et complet, il faudrait, nous le croyons, mul- 
tiplier le nombre des docteurs, en exigeant ce titre pour 
l'admission à certaines fonctions publiques, par ëxemple à 
celles de la magistrature. Cette mesure aurait des avantages 
marqués. En donnant aux justiciables de fortes garanties de 
savoir de la part de leurs juges, elle contribuefait à rehaus— 
ser l'autorité morale et l'influence qui s’attachent naturel- 
lement à la mission élevée de rendre la justice. 


Cependant, datis l’état présent lui-même, le ministre et le 
Conseil supérieur dè l’Université pourtaient, à notre estime, 
dpporter à la lacune que nous signalons ut rertiède assez ef- 
ficace. Il suffirait pour cela qu'ils invitassent les professeurs 
et suppléants à ouvrir des cours de doetôtät dans les écoles 
où le nombre des candidats serait suffisant poür qu'ils he 
fussent pas déserts, en atitorisant exbresséinént les Facultés 
à les rendre obligatoires. Parini les matières qui devraient 
faite l’objet de cet enseignement auxiliäiré, M. Läfertière à 
sighalé avec raisoti le droit international et l’histoire des 
traités, l’histoire du droit coutumiet, enfin 14 compatalson 
des principaux systèmes de l’administtation française avec 
ceux des autres Etats modernes. Dans lés écoles où tes 
vours seraient établis, ils entreraient hétessairement Uatiè 


1 Revue de législation, janvier 1849, p. 195. 


208 REVUE DE LÉGISLATION. 


l'examen de droit français, préalable, pour le doctorat, au 
soutien de la thèse. 

Selon mon système, on le voit, l’enseignement adminis- 
tratif et celui du droit civil se prêtent, sans pourtant se con- 
fondre, un mutuel appui. Cette combinaison, à mon avis, 
est de beaucoup préférable à celle de Facultés purement ad- 
ministratives dont la création sera proposée sans doute, lors 
de la discussion de la loi. D’abord, elle est plus populaire, 
s’il est permis de s'exprimer de la sorte. Le nombre des Fa- 
cultés administratives, par la nature des choses, eût été 
beaucoup plus restreint que celui des Ecoles de droit actuel- 
les. Et pourtant, selon les termes si justes de l'exposé des 
motifs, « il importe qu’un enseignement peu dispendieux, 
maintenu à la portée des familles par sa dissémination sur la 
surface du territoire, réalise efticacement les prescriptions 
de notre Constitution sur l’admissibilité universelle à tous 
les emplois, en initiant un très-grand nombre de jeunes 
gens aux règles constitutives de l'administration française. » 

Pour procurer aux citoyens ce bienfait, l'Etat, nous l’a- 
vons vu, si l’on adoptait mes idées, n’aurait à s'imposer au- 
cun sacrifice pécuniaire. L'institution de Facultés adminis- 
tratives spéciales serait dispendieuse, au contraire, puis- 
qu'elle exigerait un grand nombre de chaires nouvelles, 
dont beaucoup feraient double emploi avec celles qui exis- 
tent déjà dans les écoles ordinaires. Enfin, j’en ai la convic- 
tion, l'alliance de la science politique et administrative avec 
celle du droit civil, lorsqu'on la restreint à des limites con- 
venables, est appelée à féconder à la fois l’esprit de l’admi- 
nistrateur et celui du jurisconsulte. Si l’on reprochait au 
plan d’études que j’ai présenté de laisser en dehors quelques 
parties de la science administrative qui ne sauraient, sans 
inconvénient, rester dépourvues d'organes spéciaux, ma ré- 


ORGANISATION DE L'ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF. 209 


ponse est facile, ce semble. Ce plan s'applique aux Facultés 
des départements; dans celles de Paris, sans y déroger, des 
chaires exceptionnelles pourraient être établies pour le droit 
administratif, comme on l’a fait déjà pour le droit civil. Ce 
que je repousse, en un mot, ce ne sont pas des faveurs par- 
ticulières accordées à la capitale, en cette matière comme 
en tant d’autres; c’est la concentration sur un point unique 
d’un foyer lumineux appelé à vivifier simultanément toutes 
les parties de la France. 


JULES CAUVET, 
Professeur suppléant à la Faculté de droit de Cae . 


NOUVe SÉRe T° XIV, 44 


210 REVUE DE LÉGISLATION. 


ee + ee ne << nine nn een 


DE L'INFLUENCE RESPECTIVE 


DES 


LABOUREURS OU DES HABITANTS DE LA CAMPAGNE 


AT DES HABITANTS DE LA VILLÉ 


SUR LES ÉLECTIONS ROMAINES !. 


I. Les études historiques ne doivent pas être, selon moi, 
une œuvre de curiosité stérile; si elles n’éclairent pas l’ave- 
nir, si elles ne répandent pas sur des événements contem- 
porains des lueurs profitables, elles sont déviées de leur but 
naturel. En voulant que le présent ne fût qu'un être d’ab- 
straction et que l’avenir restât inconnu à l’homme, en n’ou- 
vrant devant lui.que le livre du passé, Dieu a voulu que ce 
livre füt pour lui le sujet de méditations graves, sérieuses, 
fécondes en enseignements utiles. 

Ces considérations m'ont guidé dans le choix du sujet 
que je viens d'indiquer. 

Pour embrasser toutes ses proportions, je diviserai ce tra- 
vail en deux parties. Dans la première je parlerai de l’in- 
fluence respective des habitants de la campagne ou des labou- 
reurs et des habitants de la ville sur les élections romaines. 

Dans la seconde, je caractériserai cette influence. 


1 Ce travail a été communiqué par l’auteur à l’Académie des sciences, 
inscriptions et belles-lettres de Toulouse, dans les séances des 22 janvier 
et 8 février 1849. 


ÉLECTIONS ROMAINES. 211 


. PREMIÈRE PARTIE. 


II. On sait que le peuple romain a élé divisé dans ses 
formes représentatives politiques en comices, par curies, 
par centuries et par tribus. Je dois donc m'occuper succes- 
sivement de cette triple espèce de représentation. 

Curies. — IIT. La division par curies' remonte à la fon- 
dation de la cité : elle eut pour auteur Romulus lui-même, 
ou plutôt Tatius, roi des Sabins, que Romulus avait, dès 
l'agrégation de l’élément sabellique à l’élément latin, asso- 
cié à l’exereice de sa puissance souveraine. Denys d'Hali- 
carnasse * et Cicéron * sont tous d’accord sur ce point. Les 
jurisconsultes classiques se constituèrent eux-mêmes les 
échos lointains de ces traditions historiques 1. 

Après avoir partagé la ville en trois tribus, Romulus sub- 
divisa chacune d’elles en dix curies, ce qui porta le nombre 
de ces curies à trente, et ce nombre est constamment resté 
le même. La curie est une communauté de personnes unies 
principalement par un lien religieux. Chacune d'elles a ses 
rites, ses sacrifices et ses pontifes; 1l paraît que chacune a 
aussi un nom particulier s. | 

IV. La division par tribus fut d’abord purement géogra- 
phique, et son utilité ne consistait probablement qu'à fa- 
ciliter la perception du tribut et l’enrôlement militaire. 
Elle n’exerça pendant longtemps aucune influence sur la 


* Voir, sur l’étymologie de ce mot, Vico, Philosophie de l'histoire, 1v. 

* Antiquit. roman. , 11. 

5 De Republic., 11, 8. 

4 Pomponius, fragm. 3, De origin. et progress. jur. 

5 Vico, Scienza nuova, t. 11, p. 124. De Beaufort, De la république romaine, 
cuR1ES. Sigonius, De antig. jur. civ. roman., 1, 3, et les autorités par lui 
citées. 


LA 


212 RÉVUE DE LÉGISLATION. 


formation et la composition des comices qui ne se réunis- 
saient que par curies. C’est dans ces derniers comices que 
se votaient les lois ordinaires, que se faisaient les élections 
royales, qu’étaient choisis les principaux magistrats qui 
fonctionnent sous la période monarchique. Les lois, prenant 
le nom de l'assemblée dans laquelle elles étaient décrétées, 
sont constamment désignées par tous les écrivains, comme 
par les textes classiques, sous le nom de leges curiatæ. 

Les curies allaient au suffrage l’une après l’autre; l’ordre 
dans lequel elles étaient appelées était nécessairement fixé 
par le sort. Le droit de voter la première est désigné dans 
Tite-Live sous le nom de principium *. 

Les voix étaient comptées par curie, de sorte que chaque 
curie avait une voix, et par suite, les curies étant au nombre 
de trente, l’opinion univoque de seize d’entre elles était né- 
cessaire pour former la majorité. La majorité de chaque 
curie se formait aussi à la pluralité des suffrages ; mais le 
vote y était-il universel, était-il dévolu à chaque citoyen, 
ou bien n’appartenait-il qu'à chaque chef de race ou de 
gens, en d’autres termes la gens constituait-elle seule l'unité 
dans la curie? 

A l'appui de la première opinion, en faveur du suffrage 
universel, on produit les témoignages positifs de Denys 
d'Halicarnasse 5 et de Tite-Live *. En lisant ces deux histo- 
riens on est en effet amené à cette conclusion, que chaque 
citoyen avait le droit de vote, sans distinguer s’il était chef 


1 Tite-Live, passim, Voy. aussi Cicéron, De leg. agrar.; 11, et surtout De 
republic., Liv. 1. 

3 1x, 28. 

# Voy. notamment tout ce qu'il a écrit sur le règne de Servius Tullius. Il 
emploie constamment le mot Jnos, qui est exclusif de toute catégorie. 

k 1,483. 


ÉLÉCTIONS ROMAINES. 213 
de race où non, conclusion qu’avaient adoptée la plupart des 
écrivains antérieurs à notre siècle, notamment Sigonius!, 
Pilati de Tassulo :, de Beaufort s. 

L'opinion opposée s’élaye sur un renseignement qui con- 
siste en un fragment du livre de Lælius Félix, rapporté par 
Auli-Gelle, en ses Nuits attiqués +, où les comices par curies 
sont définis de la manière shivähte : Cum ex GENERIBUS ho- 
minum suffragium feratur, curiat4 comitia esse. Maïs son 
point d’appüi prihéipal se trouve dans l’esprit général des 
institutions primitives des Romaäins, qui était loin d’être fa- 
vorable à la démocratie 5 et qui, par un procédé synthétique, 
résumait toute la cité dans une agrégäation de quelques chefs 
de famille. 

Nieburh ‘ a, de nos jours, cominuniqué à cette opinion 
l’âutorité de son nom. — On à cru, mal à fropos, qu’il en 
était lé premier éditeur, car Vico ” l'avait produité longtémips 
avant lui. Des juriscohsultes éminents y ont réceminent 
adhéré ®. 

Téls sont les deux termes d’un grand différend scientifiqué 
sur lequél les esprits ne sont pas d'accord. 

 V. Quoi qu’il en soit, il est indübitablé que lés assemblées 


‘ De antiquo jure civ. roman. ; de tribubus et curüs. 

2 Des lois politiques des Romains, 1. 1, P- 17. 

$ Dict. op., Considérations sur les comices romains. Telle était aussi l'o- 
pihion de Grucchius, De comit. roman. 11, 27. 

4 xv, 27. | 

5 Voy. notamment Cicéron, De republic., 11, 9 et 11. 

$ Histoire romainie, 1, p. 40 et les traductions de M. de Golbérsy. 

7 Sciencenouvelle, traduction de Michelet, n1, 24, et Philosophie de l’histoire, 
IV. | 

8 Voy. notamment MM. Ducaurroy, Institutes expliquées, liv. 1, tit. 11, Ç 5, 
septième édition, p. 15, et M. Giraud, fntroduction au droit romain, pre- 
mière période, p. 50. 


214 REVUE DE LÉGISLATION. 


par curies n'avaient lieu que lorsque les auspices avaient été 
consultés; les pontifes y exerçaient la plus grande autorité, 
leur présence y était indispensable ‘ ; de plus, les résolutions 
de ces assemblées n'étaient obligatoires que lorsque le Sénat 
les avait approuvées. C'était donc, dans toutes les hypo- 
thèses possibles, l’élément aristocratique qui prédominait 
en réalité sur cette espèce de comices, soit parce que l’in- 
fluence du Sénat pesait sur eux, soit parce que les auspices 
furent bien longtemps à l’état de monopole au profit des 
patriciens qui avaient subordonné et asservi la religion aux 
intérêts de la politique :. 

VI. Dans ces conditions, il n’est pas difficile d'apprécier 
l'influence respective des laboureurs et des habitants de la 
ville sur les assemblées par curies. Il n’est, en effet, rien de 
plus vulgaire dans l’histoire romaine que l'habitude qu’a- 
valent contractée les hommes les plus considérables de l’épo- 
que primitive d’habiter la campagne (rusticari) et de labourer 
eux-mêmes leurs champs : il suffit de rappeler les noms des 
Fabricius, des Cincinnatus, des Seranus; car il faut remar- 
quer, avec Pilat de Tassulos, que ces illustres personnages 
ne sont pas cités comme constituant des exceptions, mais 
bien comme pratiquant les habitudes communes. Les témoi- 
gnages les plus décisifs sont d’ailleurs invoqués sur ce point. 
Ainsi, dans son traité De Senectute, Cicéron dit : In agris 
erant tum senatores ; a viila arcessebantur et Curius et cœteri 
senes; ex quo, qui eos arcessebant, viatores nominati sunts. 

1 Vico, dict. oper., t. 11, p. 332. 

3 Aulu-Gelle, N. À. v, 19; xir1, 15. Denys d’Halicarnasse, 1x, 41. Cicé- 
ron, Philos. rom., 15; Le aruspic. respons., 23. 

# Cicéron, De divinat., passim. Tite-Live, vi, 41. Voy. Pilati de Tassulo, 
dict. op., ch. xvix, de la Religion des Romains. De Beaufort, De la religion, 
liv. 5, ch. v, p. 68 et suiv., et Nieburb, dicf. op., var, 201 et suiv. 


4 Lois politiques des Romains, 11, 17. 
$ XVI, 


Rs ne jé jeu dE 


ÉLECTIONS ROMAINES. 215 


Properce se plait, dans une de ses élégies, rappelañit le 
beau siècle des mœurs et des vertus romaines, à constater 
l'usage des premiers sénateurs de se réunir souvent dans 
une prairie : 

Buccina cogebat priscos ad verba Quirites ; 

Centum tlli in prato sϾpe senatus erat!, 

Valère-Maxime parle de son côté des consuls qu’on allait 
chercher à la charrue, fertilisant le sol stérile et malsain de 
Pupinies, ameublissant au prix de leurs sueurs ces terres 
compactes et rebelles *. Enfin, Pline l'Ancien a écrit à cet 
égard des mots qui sont devenus classiques : Gaudente 
terra vomere laureato et triumphali aratro:. 

VII. L'influence décisive des comices par curies fut donc 
concentrée entre les mains des laboureurs et des habitants 
de la campagne. Les éléments divers dont se composait la 
population urbaine (éléments que nous analysetons bientôt 
avec soin), furent destitués de toute autorité réelle dans cette 
forme représentative du peuple romain, la plus ancienne de 
toutes. 

C’est là le point de vue qui domine tout ce que j'avais à 
dire sur les assemblées par curies. Sans doute elles suürvé- 
curent à la République », mais leur principale autorité, leur 
règue, leur âge d’or si l’on veut, ne survécurent pas aux in- 
novations politiques de Servius Tullius, c’est-à-dire l’étä- 
blissement des centuries : elles ne devinrent bientôt qu’une 
affaire de pure forme, et il serait oiseux de s’occuper de l’in- 
fluence qui les régissait alors. Seulement il importe d’ex- 
poser en quelques mots quelles furent leurs destintées ou 
leur décadence progressive. 

: Elégie &, liv. 1v. 

3 De paupertate, 1v, 4, 4. 


5 Histor. natur., Xvn11, 3. 
4 Tacite, Annal., x11, 26. 


216 REVUE. DE LÉGISLATION. 


VIIT. L'établissement des centuries vint, comme je l'ai 
énoncé, enlever aux curies presque toutes leurs attributions, 
le vote des lois, {l'élection des magistrats : ces attributions 
ressuscitèrent, il est vrai, immédiatement après l’expulsion 
des rois et dans les premiers temps de la République. Un 
texte de Cicéron‘ nous apprend que les dignités patri- 
ciennes, à part celles des censeurs, furent pendant quelque 
temps déférées par les comices par curies. Il en fut de même 
des charges plébéiennes, au fur et à mesure de leur création. 
Mais les centuries ne tardèrent pas à ressaisir le droit d’élec- 
tion aux magistratures curules et le conservèrentsans trouble 
jusqu’à la fin de la République. 

D'un autre côté, la création des comices par tribus vint 
ravir aux comices par curies l’élection des magistratures se- 
condaires ou plébéiennes, de telle sorte qu’au beau temps 
de la République romaine, comme au temps de Cicéron, les 
assemblées par curies se trouvèrent réduites, à peu près, aux 
attributions suivantes : 

1° Elles étaient destinées à conférer au magistrat régu- 
lièrement élu l'imperium, le commandement militaire, et 
la loi qui intervient à cet égard prend invariablement le 
tre de lex curiata de imperio 2. 

2° Elles délibéraient sur les adrogations ou adoptions des 
pères de familles. | 

3° Les citoyens romains faisaient leurs testaments sous 
leur autorité *. | 


î De lege agrar., 11, 11. 

3 Jbid., x11. « Consuli si legem curiatam non habet, attingere rem milita- 
rem non licet, » Voy. les observations d'Adam, Antiquités romaines, 1, 
p. 116 et suiv. 

3 Aulu-Gelle, N. À., v, 19. Suétone, Auguste, 65. Dion Cassius, XXXVI1, 
51. Confer. Gaïus, 1, 99. 

* Aulu-Gelle, #bid., xv, 27. Instituies de Théophile, liv. un, tit. x; Gaïus, 
11, 102. | 


ÉLECTIONS ROMAINES. . 217 


4 Les pontifes romains venaient y régler deux fois par 
an les affaires religieuses ; on y traitait aussi ce qui se réfé- 
rait aux sacra et aux sacrorum detestationes :. 

Je sais bien que s’il fallait s’en tenir à un fragment de 
Cicéron, les attributions des comices par curies n’auraient 
plus consisté de son temps qu’à la solennité de la prise des 
auspices, curiala tantum auspiciorum causa remanserunt 1; 
mais d’autres fragments émanés de lui viennent tous à l’ap- 
pui des propositions qui précèdent ‘. 

IX. Au reste tout le monde est d’accord sur ce point, que 
les assemblées par curies n’avaient plus lieu que d’une ma- 
nière fictive, puisque les trente curies étaient représentées 
par le ministère ‘de trente lecteurs *. On voit donc par là 
que tout l'intérêt de notre sujet, en ce qui concerne les 
curies, se trouve presque concentré dans la période histo— 
rique antérieure au règne de Servius Tullius, période pen- 
dant laquelle les comitia curiata ont joui de toute la pléni- 
tude de leur autorité. 

CENTURIES. X. Après avoir examiné rapidement ce qui 
se passait dans les comices par curies, je passe à l'étude des 
comices par centuries. 

L'organisation des comices par centuries est tellement 
connue que je n’en dirai, ou plutôt que je n’en rappellerai 
que ce qui sera strictement nécessaire. Cette innovation fut, 
comme on le sait, l’œuvre de Servius Tulhius et remonte à 
l’année 176 de la fondation de la cité. Jusque-là on n'avait 
connu d'autre assemblée du peuple romain que l'assemblée 


1 Cicéron, De legib., 11, 9. 

2 De leg. agrar., 11, 11. 

3 Voy. notamment Pro domo, xv, et Ad Allic., 1v, 16; Ad familiares, &, 9 
et suiv. 

4 Cicéron, De lege agrar., 11, 12. 


218 REVUE DE LÉGISLATION. 


par curies, et on a vu que dans toutes les hypothèses l’aris- 
tocratie y dominait. C'est contre cette aristocratie, c’est 
contre cette pression des nobles que Servius Tullius voulut 
réagir par l'introduction d'un principe timocratique. Il sub- 
stitua à laristocratie du sang l'aristocratie de la fortune, en 
divisant lepeuple romain en six classes, formant cent quatre- 
vingt-treize centuries, el en créant un cens sur lequel cette 
nouvelle division serait assise. Voici quelle était, d’après 
Denys d'Halicarnasse ‘, l’économie de cette distribution : 
première classe, quatre-vingt-dix-huit centuries, cens ou 
patrimoine de 100,000 as ; seconde classe, vingt-une cen— 
luries, cens, 75,000 as; troisième classe, vingt-une cen- 
turies, cens, 50,000 as; quatrième classe, vingt-une 
centuries, cens, 25,000 as; cinquième classe, trente-une 
centuries, 11,000 as; enfin la sixième classe se com- 
posait des prolétaires, des capite censi ou œrartü facti, de 
tous ceux qui n'avaient point de patrimoine appréciable, et 
ne formait qu'une seule centurie. Dans les centuries de pre- 
mière classe sont comprises quelques centuries de cheva- 
liers (equites), et de certains ouvriers privilégiés { fabri 
tignarü) *.… 

Je ne reproduis que les bases principales du système. Je 
ne parle pas des divergences qui existent entre Denys d’Ha- 
licarnasse, Tite-Live et Cicéron, ni des longues controverses 
auxquelles leurs dissentiments ont douné lien parmi les éru- 
dits “. Ces dissentiments ne portent que sor des points ac- 


{ Antiquit., IV. 

? Cette organisation de Servius Tullius, d’après laquelle l'influence électo- 
rale était graduée sur la fortune, où le droit se trouve proportionné à l'intérêt 
matériel, a été approuvée hautement par Tite-Live (1, 43}, Cicéron (De rep., 
11, 23), et par Salluste, d'une manière implicite, mais très-énergique 
( Voy. notamment Catilinar., xxxvn, et Jugurth., LxxxvI ). 

* Voy. notamment, dans le tome vix de l'Histoire romaine de Nieburh, 


ÉLECTIONS ROMAINES. 219 


cessoires, et dans toutes les versions il est également cer- 
tain que dans les comices par centuries la prépondérance 
appartenait exclusivement aux riches; toute la différence 
dans les divers systèmes n’est que du plus au moins, encore 
est-elle assez légère. Ainsi, par exemple, d’après Denys 
d'Halicarnasse, la première classe, comprenant quatre-vingt- 
dix-huit centuries, formait à elle seule la majorité sur les 
cent quatre-vingt-treize, puisque cette majorité n’exigeait 
que quatre-vingt-dix-sept centuries d’un avis uniforme. 
D'après Cicéron, la première classe n'aurait compris que 
quatre-vingt-huit centuries, ce qui aurait nécessité le con- 
cours de neuf centuries de la seconde classe ou des classes 
suivantes pour former la majorité absolue *. 

La prééminence des premières classes dans les comices 
par centuries est donc palpable. Ce premier aperçu suffit 
pour la faire toucher au doigt. 

XI. Les proportions de cette supériorité augmentent en- 
core lorsque l’on remarque l’ordre dans lequel le vote avait 
lieu dans les comices par centuries. Si, quand il s’agissait du 
vote par curies, le sort désignait l’ordre dans lequel les cu- 
ries exerçaient leur droit de vote, il n’en est pas de même 
dans les assemblées par centuries. Celles qui appartenaient 
à la première classe étaient privilégiées, en ce sens, qu’on 
tirait au sort parmi elles celle qui voterait la première, c’est- 
à-dire celle qui aurait la prérogative (prærogativa); toutes 
les centuries de la même classe venaient après, on les appe- 
lait primo vocatæ; enfin, suivaient les autres dans l’or- 


une dissertation ayant pour titre: Examen du célèbre passage de Cicéron 
sur les centuries de Servius Tullius, et des opinions émises sur ce texte, p. 307 
et suiv. 

1 De republic., 11, 22. 


220 REVUE DE LÉGISLATION. 


} 


dre de la gradation du cens, elles étaient dites jure vo- 
calæ *. 

La centurie qui avait la prérogative exerçait sur toutes 
celles qui suivaient une influence décisive; les idées super- 
stitieuses des Romains voyaient dans l'indication du sort 
qui l'avait désignée, la manifestation d’une volonté supé- 
rieure; les candidats qu’elle préférait étaient donc toujours 
les élus des comices ; voilà pourquoi Cicéron disait : Præ- 
rogativa, oMEN comiliorum*. Entin, les relevés des suffra- 
ges étaient faits et publiés au fur et à mesure du vote de 
chaque centurie; dès que la majorité absolue était acquise, 
l'opération du vote s’arrêtait, d’où la conséquence que les 
dernières centuries n'avaient qu'un droit purement nomi- 
nal, qu’elles n’exerçaient presque jamais”. 

!_ XI. L'organisation des centuries élant, comme on vient de 
le voir, subordonnée au cens, il n’est pas difficile de déter- 
miner la condition des personnes dont le cens était le plus 
élevé, et qui composaient, par suite, les premières centu- 
ries. Quelle était, en elfet, l’assiette principale de cette 
opération, créée par Servius Tullius? Cette assiette, c’est 
l'estimation ou l'évaluation en somme d’argent app, 
comme le disait Denys d'Halicarnasse*, du patrimoine de 
chaque citoyen. C’est donc le capital qui est la base du 


: Tite-Live, y, 18; x, 15 et 22; xXVII, 6. 
K°3 De divinalion., 1, 45; Pro Planc., xx; Pro Murœn., xvir. Voyez des 
exemples très-remarquables de cette influcnce dans Tite-Live, xx1v, 7, 8 
et 9; xxvi, 22. Pilali de Tassulo, ch. 11, p. 91 et suiv.—Tibérius Gracchus 
aurait enlevé ce privilége de la prérogative aux centuries de la première 
classe, en faisant concourir toutes les centuries des cinq classes. Lettres po- 
litiques de Salluste à César, De republica ordinanda, 1, 7. 

3 Voy. M. Laferrière, Histoire du droit civil, liv. 1, ch. 1, sect. 1, p. 13. 

* Dureau-Delamalle, Economie politique; des origines du cens, livre 1, cha- 
pitre xv1; De l’ancienneré du cadastre, liv. x, ch. xvuur. 


ÉLECTIONS ROMAINES. 221 


cens et non le revenu’. Cela posé, on conçoit aisément 
que les héritages rustiques (prædia rustica ) constituaient 
naturellement, nécessairement la portion la plus considé- 
rable de chaque patrimoine. 

En effet, d'une part, les valeurs mobilières que l’on com- 
prenait aussi dans le cens, étaient fort chétives. La sim- 
plicité et la frugalité de ces temps primitifs ne sont ignorés 
de personne ; la poésie leur a prêté ses plus riches con- 
leurs *: ces mœurs se conservèrent jusqu’à la fin du sixième 
siècle de la fondation de Rome. 

XIT. Les monnaies d’or et d'argent ne furent frappées que 
bien tard ; à savoir : les monnaics d'argent, après la défaite 
de Pyrrhus et la soumission des Tarentins, en 484, et les 
monnaies d’or soixante-deux ans après, en 546. Jusqu’à 
ces époques on n'avait employé que de la monnaie de cui- 
vre (æs, œrei nummi), et la valeur de ce métal était déter- 
minée, en général, non par le nombre des pièces, mais par 
le poids, eorumque nummorum vis et potestas non in nu- 
mero erat, sed in pondere, comme le dit un jurisconsulte 
classique +. Les créances ou le droit dérivant des obligations 
proprement dites (nexus), n’offraient qu’une importance 
secondaire; aussi les dettes actives ne furent-elles classées 


& 1 Voilà pourquoi le mot census est devenu synonyme de patrimoine. Horace 
a dit : Privatus illis census erat brevis (ode xv du liv. 11). Les jurisconsultes 
classiques exprimaient, eux aussi, la même idée. Gaius, 11, 274. 

3 Vor. notamment Horace, Odes, passim , et Virgile, Énéide, vi. Consul- 
ter aussi Valère Maxime, liv. 1V, 4%, De paupertate. Gaius constate , de son 
côté, la pauvreté primitive des Romains, 111, 223. 

$ Nous avons, sur ce point historique, l'indication de l’Epitome du li- 
vre xy de Tite-Live, et le témoignage de Pline l'Ancien , Histoire naturelle, 
xxxn1, 3. On explique ainsi comment l’argent était au nombre des res nec 
mancipi ( Gaïus, 11, 81 ). 

4 Gaïus, «, 192. 


229 REVUE DE LÉGISLATION. 


que dans la catégorie des res nec mancipi'; c’est-à-dire des 
choses que les Romains considérèrent comme les moins 
précieuses*; quelle que fût la fréquence des prêts, quel- 
que élevé que füt le taux de l'intérêt, füt-1l de 10 ou 
12 pour cent par an, comme le prétendent quelques éru- 
dits, ces circonstances n’empêchaient pas la dépréciation 
des valeurs mobilières, à cause, sans doute, des risques que 
courait toujours le créancier, et des difficultés qu’il avait à 
traverser pour aboutir à son remboursement. 

XIV. Les propriétés immobilières ont donc une impor- 
tance toute particulière dans des temps surtout où tout le 
commerce consistait dans des échanges* où l’industrie était 
encore dans l'enfance. Elles constituent la base principale 
de toutes les fortunes, et l’élément le plus précieux du 
patrimoine de chaque citoyen. C’est pour tenir compte de 
cette disproportion saillante qui existait entre la valeur des 
immeubles et celle des meubles que les décemvirs réglèrent 
dans la loi des Douze-Tables, qu’en matière de meubles 
l’usucapion s’accomplirait par la possession d’une seule an- 
née, tandis que la possession devait être de deux ans pour 
l’usucapion des immeubles". 

XV. Et parmi les propriétés immobilières, les héritages 
rustiques l’emportaient de beaucoup sur les héritages ur- 
bains, c’est-à-dire sur les maisons. Cette différence s’expli- 
que par plusieurs raisons. | 

Un peuple de laboureurs devait naturellement attacher 


‘ Gaïus, H1, 15. 

2 Ibid., x, 192. 

3 Voy. Nieburh. v, 73 et suiv., et Dureau-Delamalle, Economie politique 
des Romains, liv. 1v, ch. 11, De l’intérét de l'argent. 

4 Ulpien, frag. 1, De contrah. emption. 

5 Gaïus, II, 41. 


ÉLECTIONS ROMAINES. 223 


plus de prix aux fonds rustiques qu’aux fonds urbains; les 
premiers se conservent plus facilement; ils sont permanents, 
ils produisent des revenus plus sûrs, plus nécessaires aux 
premiers besoins de l’homme, à son alimentation de tous 
les jours. C'était si bien la pensée dominante des premiers 
Romains, qu’elle se formula dans beaucoup de textes de 
. droit civil; ainsi, on y voit que les servitudes inhérentes 
aux fonds rustiques furent classées au nombre des res 
mancipi, tandis que les servitudes inhérentes aux fonds 
urbains restèrent reléguées dans la catégorie des res nec 
mancipi!. 

D'un autre côté, lorsque l’empereur Sévère, restreignant 
les pouvoirs immodérés des tuteurs, subordonna la validité 
de l’aliénation des immeubles pupillaires au décret préalable 
du juge, il n’exigea cette autorisation que pour l’aliénation 
des fonds rustiques et suburbains, prϾdia rustica et subur- 
bana, et non pour les fonds urbains*. Cujas, pour expli- 
quer cette distinction, comparant les deux espèces de fonds, 
disait, sur le titre xxxvn du livre v du Code, De administrat. 
tutor. vel curator. : « Et ratio differentiæ inter prædia ur- 
« bana et rustica, hæc fuit, quia prædia rustica sunt pro- 
« ventus et fructus majores, certiores et necessarii ma- 
«a gis, nec sunt tot casibus obnoxia quot prædia ur- 
« bana 5. » 


La terre semblait avoir communiqué son caractère et ses 
priviléges aux esclaves qui la cultivaient, et ceux-ci étaient 


æ 


1 Gaïus, x, 795 111, 67; 11, 17. 

? Frag. 1, De rebus eorum qui sub lutela, vel cura sunt, etc. Voy. aussi, 
dans le même sens, le fragment 11, $ 5, De minor. viginti quinque qnnis. 
et les explications de Cujas, t. 1x, col. 572. 

5 1x, col. 572, 


294 REVUE DE LÉGISLATION. 


par cela même considérés comme plus précieux que ceux 
qui habitaient la ville. 

À ces divers points de vue et par ces diverses considéra= 
tions, les fonds rustiques constituèrent l'assiette la plus 
notable du cens de chaque père de famille; il n’en faut 
point douter, car nous avons sur ce point les témoi- 
gnages les plus sûrs. Aussi, dans son traité De Republicà, 
Cicéron atteste que toutes les richesses consistaient dans la 
possession des terres et des troupeaux *. Après lui, Pline 
l'Ancien, dans un texte encore plus significatif, disait que 
ceux qui avaient de grandes terres étaient seuls appelés 
riches, hinc et locupletes dicebant loci, hoc est AGRI plenos”’, 
et il ajoute immédiatement que, de son temps encore, c’est- 
à-dire dans le premier siècle de l’ère chrétienne, tous les 
revenus publics étaient inscrits dans les registres des cen- 
seurs sous le nom de pascua, parce que les pâturages furent 
longtemps les seuls revenus de l'État. « Etiam nunc in ta- 
« bulis censoriis pascua dicuntur omnia ex quibus populus 
« reditus habet, quia de his hoc solum vectigal fuerat. » Il 
ne faut donc pas s'étonner si dans les restitutions des tables 
censoriales essayées ou tentées par les érudits d’après les 
fragments des écrivains les plus distingués et des juriscon- 
sultes les plus autorisés, c’est-à-dire d’après Tite-Live, Ci- 
céron, Florus, Denys d'Halicarnasse, Suétone, Tacite et 
Ulpien, on voit l’indication minutieuse de tout ce qui peut 
servir à fixer la nature, la valeur, le produit, la situation, le 
genre de culture de chaque héritage, l'énumération exacte 
de tous les pieds de vigne, de tous les arbres qui y sont 


1 Cujas, 1x, col. 573, et les autorités par lui citées. 
4 11. 8. 
# ilistoire naturelle, XVI, 3. 


ÉLECTIONS ROMAINES. 2925 


implantés, le nombre des colons ou fermiers qui l’exploi- 
tent’: nos cadastres modernes ou livres terriers ne sont 
certainement pas rédigés avec plus de soin. 

XVI. Les propriétaires d’héritages rustiques furent donc 
ceux dont le cens se trouva le plus élevé; ils appartenaient 
donc nécessairement à la première classe et composaient 
par cela même le plus grand nombre de centuries, les cen- 
turies rurales *. La jouissance des droits politiques était 
donc attachée au sol, ainsi que l’atteste Pline le Jeune quand 
il écrit : Jam distinctio honosque civitatis non aliunde erats. 
Les laboureurs ou les habitants de la campagne concen- 
traient ainsi entre leurs mains toute l’influence politique, 
et cette influence était ici directe et immédiate, tandis que 
celle des patriciens, dans les comices par curies, se produi- 
sait, je l’ai déjà dit, avec d’autres caractères. 

La population urbaine, qui se composa principalement 
des prolétaires, des capite censi, des affranchis, des mar- 
chands, des ouvriers ou artisans confondus dans les dernières 
* centuries, n’était, comme on l’a déjà vu, presque jamais 
consultée. Cicéron fait une allusion manifeste à l’impuis- 
sance électorale de cette classe, lorsque dans son Oratio 
pro Muræna il dit : « Si nihil erit propter ipsorum suffra- 
« gium, tenue est; si ut suffragentur, nihil valent gra- 
« {ia *. » 

XVII. En ayant ainsi la haute main sur les comices par 
centuries, les censitaires ou les privilégiés de la fortune ter- 
ritoriale disposaient de toutes les affaires importantes de 


1 Voy. une de ces reslitutions dans M. Dureau-Delamalle, Economie po- 
ilique des Romains, à la fin du tome 11. 
2 Je me sers de cette expression d’après Nieburh, vr, 30. 
3 Liv. XVII, 5. 
4 XXXIV. 
NOUV. SÉR. TOME XIV. 45 


226 REVUE DE LÉGISLATION. 


l'Etat, car ces comices, à part les modifications que leur 
autorité éprouva pendant quelque temps après l'expulsion 
des rois, constituèrent la représentation la plus importante, 
la plus solennelle du peuple romain, la véritable assemblée 
nationale ', C’est dans ces assemblées qu’étaient votées les 
lois proprement dites ou populisciles (populiscita), que le peu- 
ple exerçait sa plus haute souveraineté en prononçant sur 
les questions capitales qui lui étaient déférées par droit 
d'appel, sur les questions de paix ou de guerre; c’est enfin 
dans ces comices qu’étaient élus tous les magistrats de l’or- 
dre le plus élevé, les consuls, les préteurs, les censeurs, les 
édiles curules:. 

Trisus. XVIIL. J'arrive à l'étude des comices par tribus. 

On a déjà vu que Romulus avait divisé les habitants de la 
cité en trois tribus; Tarquin apporte des changements à 
cette première création, sans qu'on puisse bien préciser la 
portée et les caractères de ces changements. 

XIX. Servius Tullius, le fondateur du système des centu- 
ries, toucha à son tour à la distribution du peuple en tri- 
bus dont il augmenta le nombre, qu’il éleva de trois à 
quatre. 

Il est certain que d’après son innovation, les tribus furent 
composées, non plus en raison de l'extraction des citoyens, 
mais en raison du lieu que chaque citoyen habitait, Denys 
d'Halicarnasse le déciare nettement#; Aulu-Gelle dit, de son 


1 Voy. Denys, Antiquit. roman., liv. 1v. Cicéron , De legib., 111, 4, et de 
Beaufort, Des comices des centuries. 

? Voy. Adams, Anfiquit. rom., des comices par centuries, et de Beaufort, 
loc. cit. 

3 Tite-Live, 1, 43. Voy. Nieburh, Commencement de Rome et ses ancien- 
nes tribus, p. 401 et suiv. 

4 1v, 14. 11 oppose les quAat Vevixar AUX quA& Tomixat. 


+ 


ÉLECTIONS ROMAINES. 297 


côté, dans la suite du fragment de Lælius Felix, déjà cité : 
« Cum ex REGIONIBUS ET LOCIS tributa comilia". » 

Les tribus constituèrent ainsi des divisions territoriales 
ou géographiques. 

Les quatre tribus établies par Servius Tullius corres- 
pondaient aux quatre quartiers de la ville habités à cette 
époque*. On leur donna le nom de tribus urbaines. Tout 
le territoire de la campagne fut divisé aussi par le même 
prince en plusieurs tribus, qui prirent le nom de tribus 
rustiques. On ne peut en fixer également le chiffre, mais les 
uns estiment que ce nombre fut de quinze, les autres de 
seize, ce qui aurait porté le nombre total des tribus à dix- 
neuf ou vingt. En l’année 258 de la cité on en comptait 
vingt et une. 

Le territoire romain, ou la campagne de Rome, s'étant 
agrandi par la conquête, et le nombre des citoyens ayant 
augmenté proportionnellement, les tribus rustiques furent 
successivement augmentées, et dès l'année 512 ou 513, il 
atteiguit en dernière analyse le chiffre de trente-une tribus, 
ce qui, en additionnant lechiffredes tribus urbaines qui resta 
toujours fixé à quatre, porta le chiffre de toutes les tribus 
à trente-cinq, limite qui ne fut pas dépassée‘, Ainsi, tan- 
dis que le nombre des curies et des centuries resta station- 
naire , les tribus rustiques suivirent le mouvement pro- 
gressif de la population et du territoire. 

La différence des systèmes adoptés en ce qui concerne 


1 Aulu-Gelle, N. À., xv, 27. 

3 Tite-Live, dict. loc., et les suppléments de Freinshemius. 

3 Voy. le tableau progressif du nombre des tribus dans Pilati de Tas: 
sulo, Des lois politiques des Romains, ch. 11, p. 82 et 83, et dans de Beaufort, 
République romaine, Liv. 111, ch. 1. 

# Cicéron, De leg. agrar., 11, et Nieburh, Histor. roman., VII, p. 265 et 
suiv. 


228 REVUE DE LÉGISLATION. 


l'agrégation ou l’incorporatian aux Curies, aux centuries ou 
aux tribus peut être, d'après ce qui précède, facilement 
appréciée. 

L'agrégation à la curie déni selon quelques éeri- 
vains, du lieu de la naissance; l’agrégation à la centurie, 
ou plutôt à Ja classe, dépendait du cens; enfin l’incorpora- 
tion à la tribu dépendait du lieu de l’hahitation. On voit 
néanmoins qu'un même citoyen pouvait appartenir à plu- 
sieurs tribus en même temps, à l’une en vertu du droit 
commun , à l’autre par droit d'adoption. Ainsi, Auguste 
appartenait à la fois à la tribu Fabienne et à la tribu 
Scaptienne. Le témoignage de Suétone est us à cet 
égard", 

XXI. Bien que la division du peuple romain en tribus 
remontât à Romulus, bien qu’elle eût été modifiée sueces- 
sivement par Tarquin l'Ancien et par Servius Tullius, on ne 
trouve pas de trace reconnaissable, sous la période monar- 
chique, du fonctionnement de cette institution comme re- 
présentation politique. La monarchie ne reconnut que deux 
espèces de représentation : les curies et les centuries. 

C’est pour la première fois, en l’an 263 de la fondation 
de Rome, c’est-à-dire dix-huit ans après la fondation de la 
République, que le peuple romain fut appelé à délibérer en 
assemblée par tribus*. 

La cause de cette réunion fut le jugement du procès de 
Coriolan. 

Bientôt après, les plébéiens délibérèrent dans des réu- 
nions de la même nature sur les propositions de leurs tribuns 
qui, lorsqu'elles sont acceptées, s’appelent plébiscites. Les 


1 In August, XL 
% Denys, vit, 64. 


ÉLRCTIONS ROMAINES. 229 


plébiscites ne sont d’abord obligatoires que pour l’ordre qui 
les a votés. Dans la dernière partie du même siècle (280- 
282), le tribun Voleron obtient que les tribuns seront désor- 
mais nommés dans les comices par tribus’. On a vu que 
cette nomination avait jusqu'alors eu lieu dans les comices 
par curies. L'élection de tous les autres magistrats plé- 
béiens, des édiles (plébéiens), des questeurs fut aussi, el à 
mesure de leur création, dévolue aux tribus, dont les attri- 
butions acquirent une importance jnaccoutumée, lorsque 
les plébiscites qu’elles votaient devinrent, en vertu de la loi 
Hortensia, décrétée en 468, obligatoires pour tous les or- 
dres de la cité?. 

XXII. Ici deux questions se présentent : les patriciens 
étaient-ils admis à voter dans les comices par tribus, ou 
en étaient-ils exclus? Fallait-1l, pour être inscrit dans une 
tribu, posséder dans l'étendue de sa circonscription une 
propriété quelconque ? 

Sur la première, j'estime qu’il faut distinguer la convo- 
cation des patriciens de leur admission, c’est-à-dire le fond 
du droit du mode de son exercice: ainsi, les tribuns ne 
pouvaient, en principe, convoquer les patriciens n1 leur 
soumettre aucune proposition”, ils ne pouvaient donc Îles 
convoquer régulièrement aux comices par tribus. Mais si 
les patriciens s’y présentaient spoñtanément, sans avoir été 
convoqués, ils devaient être admis à voter dans leurs tribus 
respectives; c'était un droit inhérent à leur qualité de 
citoyens romains, La négation de ce droit aurait constitué à 
leur préjudice une iniquité révoltante, surtout après la loi 


1 Tite-Live, v, 36. ; 

? Gaïus, 1, 3. Pomponius, frag. n1, 8 et 12, De origin. jur. Justinien, Insti- 
tutes, 1, 2, $ 4. 

3 Aulu-Gelle, d'après Lælius Pelix, N. 4., xv, 27. 


230 REVUE DE LÉGISLATION. 


Hortensia, qui avait, comme on l’a vu, déclaré les plébiscites 
obligatoires pour tous les ordres de l'Etat. Cette distinction 
m'a paru concilier d'une manière logique et satisfaisante 
des textes el des documents qui, au premier abord, sem- 
blent s’entre-choquer les uns les autres. Les patriciens, 
qui avaient vu avec le sentiment de la plus profonde dou- 
leur l'établissement des comices par tribus, dédaignèrent 
le plus souvent de s’y rendre; 1ls les considéraient comme 
étant indignes d'eux, et, de ce fait, quelques auteurs ont 
induit, mal à propos, l’inexistence de leur droit *. 

Sur la seconde question, les érudits admettent tous 
que pour appartenir à une tribu rurale, il fallait y être 
possessioné, c’est-à-dire avoir une propriété dans le territoire 
de cette tribu”, rus habere, selon l'expression de Pline l’An- 
cien4, sans préjudice de l'aptitude que l’on avait d’appartenir 
à plusieurs tribus, à l’une en vertu du droit commun, à 
l'autre en vertu du droit d'adoption, et sans préjudice encore 
du pouvoir souverain attribué aux censeurs en matière d’or- 
ganisation du personnel des tribus s. Il suivait nécessaire- 
ment de Îà, que les capite censi, les tribu moti et tous les pro- 
létaires, même les ouvriers ou artisans, étaient relégués dans 
les tribus urbaines, bien qu'ils résidassent à la campagnes. 

La convocation des comices par tribus était tout à fait 
affranchie des auspices; les résolutions qui y étaient prises 
étaient affranchies aussi de l’approbation du sénat, mais 


‘ Confér. notamment Gaïus, 1, 3. Aulu-Gelle, N. À., xvirt, 47, et Denys 
d'Halicarnasse, vix, 59. De Beaufort, p. 188. 

2 Pilati de Tassulo, à 1, p. 76. 

3 Voy. Sigonius, De antiq. jur. civ.; de tribub., et Nieburb, VIL, p. 251. 

* Hist. nat., XVIII, 3. 

$ Sigonius, dict. loc., p. 18, in fine. Tite-Live, xLv, 15. 

6 Titc-Live, 1v, 2%, 31. Nieburh, dict. loc., p. 171 et suiv. 


ÉLECTIONS ROMAINES. 231 


les propositions qui devaient leur être soumises devaient 
avoir été délibérées dans cette compagnie, ainsi que le prou- 
vent de nombreux fragments de Tite-Livre et de Denys, qui 
sont univoques sur ce point *. 

Quant au mode de voter, iln’avait rien de particulier; cha- 
que citoyen exprimait son suffrage dans sa tribu, et chaque 
tribu comptait pour une voix, de telle sorte que les tribus 
étant au nombre de trente-cinq, l’avis uniforme de dix- 
huit d’entre elles était nécessaire pour former la majorité. 
Tite-Live parle, dans une circonstance, d’une loi adoptée à la 
majorité d’un seul suffrage ou d’une seule tribu *. 

XXIIT. Ces observations suffisent pour faire apprécier la 
prépondérance qu'avaient les tribus rustiques sur les tribus 
urbaines. Les premières, étant au nombre de trente-une, 
avaient une immense majorité, et les tribus urbaines n’é- 
taient ainsi appelées à émettre leur vote que lorsque les pre- 
mières n'étaient pas d'accord entre elles. I faut ajouter que 
de même que la prérogative fut longtemps accordée, comme 
nous l’avons déjà dit, aux centuries de la première classe, 
le même avantage fut constamment réservé aux tribus rus- 
tiques par préférence aux tribus urbaines. 

Nous n’avons pas ici de document positif, comme nous 
en avons rencontré quand il s’agit des centuries de la pre- 
mière classe; mais nous avons l’esprit général qui présidait 
aux rapports établis entre les tribus rustiques et les tribus 
urbaines, 

« Il est impossible, dit Niebuhr, que l'influence et la pré- 
« séance résultant de la prérogative aient été accordées à des 
« tribus composées d’affranchis ou de fils d'affranchis. Il y 


! Nieburb, vu, p. 127 et 198, et les autorités par lui citées. 
2 Liv. v, 30. Voy. aussi VII, 27. 


239 REVUE DE LÉGISLATION. 


« eut donc une différence, et l’on ne prit celle-ci (la préro- 
« gative) que dans lestribusrurales; entre les urbainesmêmes 
« il yeut, d'après le même auteur, un ordre de préséance, et 
« l’Esquiline devait être, dans son opinion, la dernière *. » 

Ainsi donc, en résumé, dans les comices par curies, in- 
fluence de l'aristocratie patricienne au moyen des auspices 
et des formalités relatives à la convocation du peuple, et à 
l'approbation du vote de la part du sénat. Or, comme nous 
l'avons établi, dans les temps primitifs et pendant toute la 
période à laquelle correspond le bel âge des curies, les mem- 
bres qui composaient l'aristocratie habitaient principale- 
ment la campagne, et s’y livraient personnellement aux tra- 
vaux de l’agriculture. Dans les comices par centuries, où 
domine la timocratie, l’aristocratie de fortune, c’est la 
première classe qui dispose de la majorité, et cette première 
classe, d’après le cens, dont l'assiette principale est dans les 
héritages rustiques, se compose nécessairement des proprié- 
taires ruraux. Enfin, dans les comices par tribus, qui repré- 
sentent le principe démocratique, la prépondérance des ha- 
bitants de la campagne sur ceux des habitants de la ville se 
produit d’une manière peut-être encore plus saillante que 
dans les autres espèces de comices. 

XXIV. La prééminence est donc acquise, sous toutes les 
formes et quel que soit le genre de représentation politique, 
aux habitants de la campagne ou aux laboureurs sur la po- 
pulation urbaine *. 


t Vol. vi, p. 29 et 30. 

* Valère-Maxime raconte que P. Scipion Nasica fit une expérience de 
cette suprématie, à l’occasion de sa candidature à l’édilité curule. Il venait 
de serrer fortement la main à un électeur rustique, et comme elle était en- 
durcie par les travaux de la campagne, il demanda en plaisantant à l’élec- 
teur s’il avait coutume de marcher sur les mains. Ce mot, entendu de ceux 


ÉLECTIONS ROMAINES, 233 


DEUXIÈME PARTIE. 


XXV. Apprécions maintenant les caractères et la mora- 
lité de cette supériorité et de cette influence. 

Pour arriver à ce résultat, nous emploierons deux études 
qui doivent marcher de front dans tout travail sérieux, à 
savoir : l'étude philosophique et l’étude historique. 

La première de ces études, c’est-à-dire l'exploration du 
cœur humain et la physiologie des passions nous révèlent 
que la moralité des populations rurales est en général supé- 
rieure à celle des populations urbaines. Je dis en général, 
car ilest bien entendu que les exceptions doivent toujours 
être réservées. 

Comment cette règle s’explique-t-elle? par des observa- 
tions fort simples dont chacun trouve la justification dans 
les réflexions particulières auxquelles il a pu se livrer. La 
population des campagnes est plus laborieuse que la popu- 
lation des villes, la première n'ayant pas les distractions qui 
sont prodiguées à la seconde, à savoir : les jeux, les théà- 
tres, les fêtes publiques, les banquets collectifs. Plus labo- 
rieuse, elle est par cela même préservée des vices dont l’oi- 
siveté est toujours la mère; plus aisée ou moins inquiète sur 
ses moyens quotidiens d'existence, elle ne se trouve pas ex- 
posée aux suggestions perfides que le besoin fait éclore*. 
Elle reste ainsi plus morale, car elle n’a, comme la popula- 
tion urbaine, ni le voile du mystère, ni l'obscurité, qui in- 
spire et protége bien des actes condamnables, ni les occasions 
d’altérer ou de vicier la droiture naturelle du cœur, la rec- 


qui se trouvaient autour de lui, se répandit parmi les tribus rustiques qui 
en furent blessées, et Scipion échoua dans sa candidature. (Liv. var, chap. v, 
n° 9.) 

1 Virgile à dit : Malesuada fames... ( Æneïid., vi.) 


234 REVUE DE LÉGISLATION. 


titude innée du jugement et de l'esprit; elle n’a pas autour 
d'elle des foyers de discorde et de corruption, des concilia- 
bules secrets, le langage de tribuns séditieux, l'excitation de 
la place publique. C’est une vérité déjà bien anciennement 
expérimentée, que rien ne maintient dans l’homme la vir- 
ginité des sentiments qui constituent le bon père de famille 
et le bon citoyen, comme la vie des champs. La culture de 
la terre est pour lui sa vocation la plus normale; il y a 
dans ce paisible labeur de tous les jours, dans cet accomplis- 
sement de la première des lois providentielles, un attrait ca- 
ché et comme une vertu secrète qui abritent le cultivateur 
contre les mauvaises passions dont l'explosion trouble si 
profondément les sociétés. 


Caton l'Ancien disait, en parlant des personnes vouées 
aux travaux agricoles : Minime male cogitantes sunt qui in 
eo studio occupati sunt'. Cicéron écrivait de son côté : Vita 
rustica parcimoniæ, diligentiæ, susririæ magistra est». Virgile 
exprimait la même pensée, lorsqu'il s'écriait qu’en quittant 
la terre la justice avait laissé sa dernière trace dans les 
champs, 


D va Extrema per illos 
Justitia, excedens terris, vestigia fecit 5. 


Enfin, voiei ce qu’eu pensait Plutarque : « Il n’est point 
« d'exercice aussi propre que ceux de la vie champêtre à en- 
« tretenir un ardent désir de la paix. On y conserve cette 
« audace guerrière qui anime à combattre pour la défense 


: De re rustic., præfat. 
3 Pro Sext. Rosc. Amerin., XXII. 
5 Georgiques, liv. 11. 


ÉLECTIONS ROMAINES. 235 


« de ses propriétés, et l’on s’y dépouille de cette cupidité 
« qui porte à envahir le bien d'autrui.» 

XXVI. Il en est bien autrement de la population qui se 
meut et vit dans l’enceinte des villes. Autour d’elle, ou 
plutôt au milieu d’elle, existent des principes nombreux 
d’agitation et d’effervescence ; l'oisiveté, je l’ai déjà dit, v est 
plus fréquente; et, parmi ceux qui travaillent, qui se livrent 
au petit commerce ou qui vivent du fruit de leurs mains, 
soit que leur existence soit plus précaire, soit par suite des 
influences qui s’exercent sur eux, on rencontre un esprit 
moins calme, plus difficile ou plus exigeant, des disposi- 
tions plus fiévreuses, un caractère plus inflammable, une 
appréciation des choses publiques plus mobile et plus pas- 
sionnée, enfin une tendance plus marquée vers la nou- 
veauté. L’habitant des villes a, en général, un esprit peut- 
être plus cultivé que celui des habitants de la campagne; 
mais Montaigne a fait observer que le raffinement des esprits 
n'en était pas toujours l’assagissement*. Voilà ce que réé- 
leront les études philosophiques. 

XXVII. Appliquons-les à l’histoire du peuple romain. 

S'agit-il des laboureurs? vous ne pouvez consulter un 
poëte, un historien, un écrivain quelconque sans y trouver 
l'éloge de cette classe de citoyens. Caton l’Ancien, résumant 
en quelques mots l'esprit de l’antique Italie, constatait que, 
lorsque les anciens Romains voulaient définir un citoyen 
probe et honnête, ils le désignaient sous le nom de bon agri- 
culteur ou de bon cultivateur; c’était le plus grand éloge 
que l’on püt faire de quelqu'un. Majores nostri virum bonum 
cum laudabant, ita laudabant : bonum agricolam bonumque 


1 Numa, vis, traduction de Ricard , édit. Didier, Paris 1864. 
» Essais, liv. 51. 


236 | REVUB DE LÉGISLATION. 


colonum : amplissime laudari existimabatur qui ita lauda- 
batur*. 

Cicéron, dans un fragment De officiis, que nous citerons 
bientôt, maintenait ces hommages rendus à la classe agri- 
cole de son pays. Virgile aimait à constater, à son tour, 
que le laboureur romain était exempt de ces passions dont 
l’effervescence agite périodiquement le monde, et avait agité 
particulièrement son siècle, à savoir, l'ambition des charges, 
des dignités, et l'envie qui est toujours prête à se réveiller 
à l’aspect de la richesse d’autrui, 


llum non populi fasces, non purpura regum 


Flexit.. ns de 
ESS RE à neque ilie 
Aut doluit miserans inopem, aut invidit habent:*. 


Varron, comparant la population urbaine à la population 
rurale, rappelait et justifiait la préférence que les anciens 
accordaient à la seconde sur la première; il dit en effet : 
« Viri magni, majores nostri, non sine causa præponebant 
« rusticos urbanis; ut viri enim, qui in villa vivunt igna- 
« viores quam qui in agris versantur in aliquo opere fa- 
« ciundo : sic qui in oppido sederent, quam qui rura cole- 
« rent, desidiores putabantur. » 

XXVIIT. Pour bien comprendre cette préférence, il faut 
rappeler que les laboureurs étaient à Rome la pépinière des 
bons soldats : ex agricolis viri fortes et maximi strenuique 
gignuntur, disait encore Caton l’Ancien*; que ces soldats 


* De re rustic., prϾfat. 

? Georgiques, liv. 11. 

3 De re rustic., liv. 11, ad princip. 
4 Dict. loc. 


ÉLECTIONS ROMAINES. 237 


avaient fait la conquête du monde, qu’ils servaient à fonder 
ces colonies nombreuses qui, militaires pour la plupart, 
étaient les remparts armés de la métropole, échclonnés à 
des distances plus ou moins considérables". Il faut rappeler 
aussi que les laboutreurs supportaient la plus grande partie 
des charges publiques, et qu’ils constituaient ainsi les forces 
vives et permanentes de la nation, ces forces qui avaient 
fait de Rome la première ville de l’univers*. Enfin, il faut 
examiner en détail les principaux * éléments dont se com- 
posait la population urbaine, en plaçant à côté de chacun 
d'eux le jugement que les Romains en portaient. 

XXIX. Le premier de ces éléments se compose des pro= 
létaires, c'est-à-dire, de cette multitude, le plus souvent oi- 
sive, que Tite-Live appelle tantôt turba forensis, tantôt 
humiles ou vulgus*, reléguée par Servius Tullius dans la 
sixième classe, et réduite, comme on l’a vu, à un droit de 
suffrage purement nominal s; qui constitue le noyau de ces 
réunions provocatrices des séditions et des retraites sur le 
Janicule. C’est elle qui forme l'auditoire et le point d’ap- 
pui des tribuns les plus fougueux, la foule de ces clients 
que l’on verra un jour assidus à venir tous les matins de- 


1 Voy. de Beaufort, Des colonies romüines. 
3 Virgile a constaté ce fait lorsqu'il a dit : 


Hanc olim veteres vitam coluere Sabini....... 
......Sic fortis Etruria crevit, 
Silicet et rerum facta est pulcherrima Roma. 
(Ghohë6to;, ii.) 


3 Voy., pouf avoir le tableau complet de là plebs urbâna, de Beaufort, 
Des différentes professions de citoyens. 

k 1X, 41. 

8 Voy. ci-dessus, p. 


238 REVUE DE LÉGISLATION. 


mander la sportule à leurs patrons, dont l’État soulagera la 
misère au moyen de lois framentaires', dont il écoulera une 
bonne partie au moyen de l'établissement des colonies et 
” des lois agraires”. Le Trésor public sera obligé de s’impo- 
ser de nombreux sacrifices pour améliorer ainsi la condi- 
tion de cette classe de citoyens que Cicéron qualifie de 
sangsue de ce trésor, concionalis hirudo œrariü…. misera 
ac jejuna plebeculas. 

C'était enfin cette catégorie, toujours nombreuse dans 
toutes les grandes cités, que Salluste conseillait à César de 
déverser loin de Rome, en lui faisant des concessions de 
terres domaniales; qu'il déclarait inhabile à diriger les af- 
faires publiques *, et qu’on n’appela sous les drapeaux que 
du temps de Marius. 


Et ce n’étaient pas seulement les hommes que j’appellerai 
les conservateurs romains, comme, par exemple, Cicéron, 
Salluste, Horace, qui appréciaient ainsi l'élément dont je 
parle. Les tribuns eux-mêmes, chose digne d’être remar- 
quée, portaient le même jugement à son endroit. On vit, en 
effet, le tribun Rullus argumenter, à l'appui des lois agrai- 
res, des dangers attachés à la concentration de la plebs ur- 
bana dans la capitale. 


Cicéron le constate nettement dans un de ses discours 
contre le projet du tribun : Urbanam plebem nimium in 
republica posse; exhauriendam esse; hoc enim verbo usus est 


1 Voy. Dureau-Delamalle, Economie politique des Romains, lois de Tibé- 
rius et Caïus Gracchus, liv. 1v, ch. 1v et v. 

3 Voy. Antonin Macé, Des lois agraires des Romains, passim. 

3 Ad attic., liv. 1, ép. 19. 

* De ordinand. republica, 1, 5. 

8 Jugurth., LxxxvI. 


ÉLECTIONS ROMAINES. 239 


(Rullus) quasi de aliqua sentina, ac non de optimorum civium 
genere loqueretur *. 

XXX. Le second des éléments de la population urbaine se 
composait des affranchis. Peu nombreux dès l’origine?, ils 
affluèrent à Rome, avec la conquête, de tous les points de l’u- 
nivers. 

Tous les documents historiques s’accordent avec les mo- 
numents juridiques pour témoigner du peu de moralité de 
ces nouveaux citoyens5. Nous rencontrerons d’ailleurs bien- 
tôt le même témoignage dans le mouvement qui s’opéra re- 
lativement à la diffusion des affranchis dans les diverses tri- 
bus urbaines. 

XXXI. Les marchands et les ouvriers ou artisans, nego— 
tiatores, mercatores, opifices, constiluèrent un troisième 
élément de la population urbaine. 

Romulus avait fait, dit Denys, de la ville qu'il fonda une 
ville de soldats et de laboureurs, et il ajoute que ce prince 
avait défendu à tout citoyen de chercher à gagner sa vie au 
moyen d'un autre travail ou profession, pas plus par le com- 
merce que par un métier: cvdev eënv Peuatwv cute xamnkcv, UUTE xet- 
porexnv Etc exuvt. Son successeur leva sans doute cette probibi- 
tion; il autorisa les arts mécaniques et le commerce; il 
distribua les ouvriers en corporations (collegia)*. Mais l’es- 
prit primitif se fit sentir dans toute la suite des temps. Aussi 
le commerce et les professions d'artisans ou d'ouvriers, 
même la plus grande partie des arts libéraux, y furent dédai- 


1 De leg. agrar., 11, 26. 
? Voy. dans M. Dureau-Delamalle les rapports qui existaient entre É po- 
pulation esclave et {a population libre, Economie polilique, liv. 11, C. EL. 
3 Ces divers documents sont analysés avec svin dans de Beaufort, Des 
re 
* 1x, 25. 
$ Plutarque, Vie de Numa. Pline, Histoire naturelle, xxXt1, 50. 


/ 


240 REVUE DE LÉGISLATION. 


gnés, pratiqués le plus souvent par des esclaves, et consi- 
dérés comme indignes d’un homme libre. Le fragment clas- 
sique, à cet égard, se trouve dans le traité de Cicéron, De 
officiis; on y lit: « Voici comment on distingua parmi les 
« professions et les diverses manières de s'enrichir, celles 
« qui sont libérales et celles qui sont serviles. D'abord on 
« méprise tout gain odieux, tel est celui des exacteurs et 
« des usuriers. Ensuite on regarde comme ignoble celui des 
« mercenaires et de tout ouvrier dont on paye le travail et 
« non le talent. Leur salaire est le prix d’une servitude. On 
« doit aussi faire peu de cas des revendeurs en détail; leurs 
« bénéfices se fondent sur le mensonge, nihil enim profi- 
« ciunt nisi admodum mentiantur ; or, la fausseté est ce qu’il 
« y a de plus bas au monde. L’artisan, en général, exerce 
« un métier servile; une boutique est-elle un objet digne 
« d’un homme libre? Nec enim quidquam ingenuum potest 
« habere officina ? 

« Méprisons le commerce, s’il se fait en petit; mais est- 
« il étendu, par d’utiles échanges verse-t-il l'abondance en 
« faisant circuler les richesses d’une contrée dans une autre, 
« la bonne foi préside-t-elle à ses transactions, il ne mérite 
« plns nos dédains. Si même le négociant, content de la for- 
« tune plutôt qu'insatiable, se retire du port dans les terres, 
« comme auparavant il se retirait de la mer dans le port, il 
« a des droits incontestables à notre estime; mais, de tous 
« les moyens d'acquérir, l’agriculture est le meilleur, le plus 
« fécond, le plus doux, le plus digne d’un homme libre. Je 
« l'ai vantée suffisamment dans mon livre de Caton l'Ancien. 
« C’est là que vous pourrez trouver le complément de ce 
« chapitre". » 


1 De offic., x, 42. 


ÉLECTIONS ROMAINES. 241 


Ce qui avait contribué considérablement à augmenter le 
discrédit qui pesait sur la classe des petits marchands, c’est 
qu’ils se livraient à des fraudes nombreuses et presque quo- 
tidiennes pour grossir le chiffre de leurs profits. 

Cicéron fait allusion à ces fraudes dans le fragment qui 
précède : nihil enim proficiunt nisi admodum mentiantur. 
Plaute les avait signalés avant lui dans plusieurs fragments 
de ses comédies". Caton l'Ancien, contemporain du poëte, 
y fait aussi allusion, lorsqu'il dit, en parlant des bénéfices 
que fait le laboureur, comparés à ceux que le marchand 
obtient : Pius quæstus , stabilissimusque, MINIMÈQUE avi 
DIOSUS *. 

Pour ce qui est des ouvriers ou des artisans, c’est-à-dire 
de tous ceux qui vivaient du produit du travail de leurs mains 
et de leur industrie, les renseignements abondent pour éta- 
blir le peu d’estime que l’on avait pour eux dans le monde 
romain. On a dû remarquer le jugement si énergique et si 
sévère de Cicéron à leur égard, quand il écrit : Opifices omnes 
in sordida arte versantur, nec enim quidquam ingenuum po- 
test habere officina*. 

Cette opinion que l’on avait d'eux resta toujours la même, 
car Sénèque disait, longtemps après : « Quatuor esse artium 
« genera; sunt vulgares et sordidæ, sunt ludicræ, sunt pue- 
« riles, sunt lberales. Vulgares opificum quæ manu con- 
« stant et ad instruendam vitam occupatæ sunt, in quibus 
« nulla decoris aut honesti simulatioest4.» Les arts que nous 
appelons libéraux, par exemple la peinture, qui était si ho- 
norée chez les Grecs comme chez tous les peuples modernes, 


1Captifs, acte 111, scène r, vers 29. 
De re rustic., 11, prœfat. 
Dict. loc. 
Epit. xcix. 
NOUV. SÉR. T. XIV. 46 


249 REVUE DE LÉGISLATION. 


n'avait pu trouver grâce elle-même aux yeux des Romains. 
On en cite habituellement pour exemple les paroles de 
L. Mummius, le vainqueur de Corinthe, qui, traitant avec 
des personnes chargées du transport à Rome des statues et 
des tableaux faits par les plus célèbres artistes de la Grèce, 
c'est-à-dire des tableaux d’Apelle et des statues de Phidias, 
stipulait des entrepreneurs que s'ils venaient à perdre ou à 
gâter ces tableaux ou ces statues, ils en fourniraient de pa- 
reils à leurs frais. Cela se passait pourtant au commence- 
ment du septième siècle de la fondation de Rome, en l’an- 
née 608. Valère-Maxime, parlant de Fabius Pictor, déclare 
qu’en travaillant à ses œuvres de peinture 1l s’était adonné 
à un art bien au-dessous de sa naissance, sordido studio de- 
ditum ingenium *. Pline l'Ancien disait lui-même, en par- 
lant de la même industrie : Postea non est spectata honestis 
manibus 3. Le langage du droit civil s’imprégna nécessaire- 
ment de ces idées*. 

Les ouvriers ou artisans étaient en général turbulents, et 
concouraient, avec les autres éléments de la plebs urbana 
dont nous avons déjà parlé, aux séditions et aux agitations 
de la place publique. Salluste atteste que dans le mouve- 
ment démocratique dirigé par Marius, tous les ouvriers qui 
vivaient du travail de leurs mains se prononcèrent en faveur 
de ce chef de parti “. Cicéron le prouve aussi d’une manière 
irrécusable dans divers fragments ; ainsi dans son plaidoyer 
Pro domo, il reproche aux séditieux et notamment à Lucius 


* Velléius Paterculus, 11, 13. Voir M. Michelet, Histoire de la république 
romaine, t. 11, p. 121 et 122. 

3 VIII, 14, 6. 

3 Histor. natural, xxxv, 4 et 7. 

4 Voy. Ulpien, frag. 5, $ 2, De præscrip. verb., etc., etc. 

# De bell. Jugurth., LxxxVI. 


ÉLECTIONS ROMAINES. 243 


Sergius d’avoir excité et soulevé les ouvriers; il les qualifie 
de tabernariorum concitatores ‘. Dans une autre partie du 
même plaidoyer il est encore plus explicite; il dit, en s’adres- 
sant à Clodius : « An tu populum romanum esse illum pu- 
« tas qui constat ex 1is qui mercede conducuntur, qui im- 
«_ pelluntur ut vim afferant magistratibus, ut occidant se- 
« natum, aut tenent quotidie cædem, incendia, rapinas? 
« Quem tu tamen populum nisi tabernis clausis frequentare 
« non poteras 2? » Dans ses Questions académiques 5, il dit 
que les tribuns séditieux étaient dans l'usage de faire fermer 
les boutiques pour se servir des ouvriers comme d’instru— 
ments : « Seditiosos tribunos clausa taberna solilos esse 
« jubere. » Enfin, dans son plaidoyer Pro Flacco, il s’écrie : 
« Opifices et tabernarios quid est negotii concitare +?» Il est 
vrai que dans sa quatrième Catilinaire, le même orateur pré- 
sente les ouvriers sous un point de vue différent; car, 
énumérant les appuis nombreux qu'avait le peuple romain 
pour résister à la conspiration de Catilina, il s'exprime ainsi: 
« Ne vous effrayez point d’un bruit qu’on a fait courir; l’un 
« des agents de Lentulus a parcouru les demeures des 
« artisans, pour soulever à prix d'argent ces hommes 
« simples et sans expérience. Une pareille tentative a été 
« faite, 1l est vrai, mais vainement. Il ne s’en est pas trouvé 
« un seul assez accablé du poids de sa misère, assez dé- 
« pourvu de raison pour ne pas vouloir conserver l’échoppe 
« où son travail lui procure le gain de chaque jour, et son 
« réduit, et sa couche modeste, et le train uniforme d’une 
« vie paisible. D’ailleurs, la plus grande partie de ces arti- 


UE 2 

3 xXXIII. 

3 Liv. 1V, Cap. XLVII. 
+ vus. 


244 REVUÉ DÉ LÉGISLATION. 


« sans, disons mieux, tous Îles gens de cette classe, sont 
« exclusivement amis de la tranquillité. Léur industrie, leur 
« travail et le gain qu'ils en retirent, ne se soutiennent que 
«_ pat l’affluence des citoyens, ne s’alimentent que par là 
« paix ; or, si ces bénéfices diminuent quand les ateliers 
« sont férmés, que sera-ce donc s'ils sont livrés aux flammes ? 
« Puis donc, pères conserits, que le secours du peuple né 
« vous manque point, c’est à vous à faire en sorte de ne 
« point paraître manquer au peuple romain !.» 

Mais ce langage n'’était-il pas tout de circonstance, for- 
mulé dañs le but unique d'encourager les bons citoyens ? ou 
bien lés complots dé Catiliña étaient-ils tellement exé- 
érables par leurs projets d'incendie conçus sur la plus vaste 
échelle, qu'ils avaient excité l’indignatiof et semé l’effroi 
parmi tous les citoyens indistinctément ? ou bién encore les 
paroles de l’orateur ne constituaient-elles pas üñe flatterie 
à l’adresse des ouvriers dont on craignait l'adhésion aù 
parti dés conjurés*? 

Une des causes qui contribuèrent le plus à maintenir parmi 
les artisans leürs prédispositions à prendre part aux troubles 
ou aux agitations de l’intérieur, c’étaient leurs réunions pé- 
riodiques favorisées par leur constitution en confréries (col- 
legia),réunionstumultueuses, ayant souveñtun butpolitique, 
qu’un illustre grammairien, scoliaste de Cicéron, qualifie 
décœætus factiosorum hominum adversus rempublicam habitis; 


‘In Catilin.; IV, 9% 

2 S’il faut en croire Appien, les esclaves et les affranchis de Lentulus et 
de Céthégus, réunis à un grand nombre d'artisans ou d’ouvriers, xerporexvas 
moXdouç mpokabovres, auraient essayé de délivrer les conjurés en faisant ir- 
ruption dans les maisons où ils étaient détenus. De bell. civil., liv. 11, n° 480. 

3 Asconius Pædianus ad Ciceron., p. 2063. 


ÉLECTIONS ROMAINES. 245 


c’étaient les festins ou les banquets collectifs qu’ils étaient 
dans l’usage de dresser ou de célébrer. Ces banquets étaient 
devenus tellement fréquents que Varron certifie que de son 
temps ils faisaient hausser outre mesure le prix des vivres ; 
collegiorum cœænæ, epulationes, quæ nunc innumerabiles incen- 
dunt annonam ‘. L'abus de ces réunions périodiques, où les 
excitations de la table poussaient naturellement à l’exal- 
tation et à la surexcitation des idées, amenèrent, dans les 
derniers temps de la République, la suppression des cor- 
porations et des confréries d'ouvriers. Cujas a démontré ce 
point historique dans le livre VII de ses Observations; après 
avoir cité divers textes, il dit: « Ex quo apparet, non tam 
« factionum metum quam commessationum et compotatio- 
« num intemperantiam, quæ parit nefandissima, primam 
« fuisse causam non admittendorum collegiorum *. » Après 
lui, Heineccius est venu donner à cette opinion le poids de 
son autorité 5. Je n’ai vu nulle part que ces excès aient été 
reprochés aux laboureurs. 


S1 ceux-c1 étaient considérés comme la pépinière des bons 
soldats, selon Caton l’Ancien, il n’en était pas de même des 
ouvriers et surtout des ouvriers sédentaires (opifices sellu- 
larü), qu’on n’enrôlait que dans le cas d’absolue nécessité. 
Ainsi, par, exemple, Tite-Live, en parlant d’une circon- 
stance dans laquelle on eut recours à eux (c'était en l’année 
336 avant Jésus-Christ, il s’agissait de repousser les Gau- 
lois), fait remarquer que cette classe de citoyens était peu 
apte au maniement des armes : « Opificum quoque vulgus et 
« sellularios, minime idoneum militiæ genus, eæeitos, Veios- 


: De re rustica, 111, 2 (De bb perfect ). 
3 Observat. XXX, t. 111, Col. 185. 
3 De colleg opific. exercit., 11. 


246 REVUE DE LÉGISLATION. 


« que ingentem exercitum contractum, ut inde obviam 
« Gallis iretur ‘. » 


Tels sont les trois éléments les plus notables dont se 
composait la plebs urbana, et parsuite les tribus urbaines. I] 
ne faut donc pas s'étonner si les tribus rustiques étaient plus 
honorables que les premières aux yeux des Romains. Pline 
l'Ancien le certifie en termes précis : « Rusticæ tribus lau- 
« datissimæ, eorum qui rura habebant ; urbanæ vero, in 
« quas transferri ignominiæ csset, desidiæ probro *.» 


Toutes les fois que les censeurs, usant du droit su- 
prême attaché à leurs charges, faisaient passer un citoyen 
d’une tribu dans une autre à titre de peine ou de dégrada- 
tion politique, ce que l’on appelait tribu movere:, 1] était en- 
tendu qu’ils le faisaient descendre d’une tribu rustique dans 
une tribu urbaine +. C'était d’ailleurs une coutume assez or- 
dinaire aux censeurs, dit Pilati de Tassulo, de faire sortir des 
tribus rustiques les mauvais sujets,les brouillons, tous ceux 
qui étaient soupçonnés de vendre leurs suffrages, et de dis- 
tribuer ces citoyens dépourvus de moralité dans les tribus 
de la villes. 


Ainsi on voit encore dans un récit de Tite-Live, au sujet 
de la place à départir aux fils d’affranchis, qu’un sénatus- 
consulte ne maintient dans les tribus rustiques que ceux 
qui possédaient une ou plusieurs propriétés rurales d’une 
valeur supérieure à 30,000 sesterces ‘. 


ÿ Liv. vurI, 20. 

* Histoire naturelle, xv111, 3. 

3 Tite-Live, 1v, 26, et XLv, 15. 

» Nieburh, vis, 173. Pilati de Tassulo, ch. 1x. 
# Ibid. 

6 xLI, 15. 


ELECTIONS ROMAINES. 247 


Tout cela explique pourquoi les nobles aimaient à émigrer 
des tribus urbaines dans les tribus rustiques. D'après le té- 
moignage de Denys, Appius Claudius, transplanté du pays 
des Sahins avec une fortune considérable, se fit inscrire dans 
une tribu rustique à laquelle il donna lenom de sa race'. La 
gensJuliaetlagens Octavia demandèrent, par la mêmeraison, 
a être comprises l’une dans la tribu Fabia, l’autre dans la 
tribu Scaptia*. On peut donc dire avec un écrivain moderne, 
que les tribus rustiques l’emportèrent sur les urbaines par 
la qualité comme par la quantité s. 

La prépondérance qu’exerçaient les tribus rustiques dans 
les comices était donc tout entière dans l'intérêt des prin- 
cipes sociaux et des institutions libérales. C’est pour la 
maintenir dans toute sa purelé, que les censeurs, indépen- 
damment des usages dont nous venons de parler, avaient le 
soin de priver de leur droit de suffrage ceux qui laissaient 
leurs champs en friche, ceux qui n’y donnaient pas tous les 
soins nécessaires, qui négligeaient leurs arbres ou leurs 
vignes #; discipline excellente qui prouvait à la fois l'estime 
dont jouissaient les bons agriculteurs, la valeur du droit de 
suffrage et la corrélation qui unissait le bon administrateur 
au bon citoyen. 


XXXIIT. J'ai apprécié l’influence respective de la popula- 
tion urbaine et de la population de la campagne dans les 
comices romains et le caractère de cette influence. Ces deux 
points de vue principaux de mon sujet vont recevoir un nou- 
veau jour de l’étude du mouvement qui s’opéra par rapport à 


t Nieburb, xc1x, 353. 

3 Sigonius, De antig. jur. civ., ch. nr. 

3 Lebas, Notes sur Tite-Live, édition Nizard, p. 910 et 911. 

* Aulu-Gelle, N. À., 1v, 14. Pline, Histoire naturelle, XVIII, 9. 


248 REVUE DE LÉGISLATION. 


l'incorporation momentanée des diverses fractions de la 
plebs urbana dans les tribus rustiques. 

Le contact des hommes intéressés au désordre avec des 
masses paisibles et bien intentionnées suffit pour produire de 
grands changements, quelquefois pour tout détruire, pour 
tout bouleverser. C’est le propre de la nature humaine que 
les passions ardentes soient contagicuses et que les hommes 
qui en sont tourmentés ont un instinct merveilleux pour 
les propager et faire des prosélytes. Les ambitieux ou les 
agitateurs romains ne l’ignoraient pas; 1ls savaient encore 
que pour briser, dans les élections, la majorité de ceux 
qui possédaient, 1l fallait faire concourir avec leurs suf- 
frages les suffrages de ceux qui ne possédaient pas; aussi 
lorsque le censeur Appius, en 441, voulut se saisir du 
crédit qu'il s'était flatté d'acquérir dans le sénat, que fit-il? 
11 corrompit le Forum et le Champ-de-Mars, en répandant 
le menu peuple dans toutes les tribus. On devrait s’éton- 
ner de voir un membre de la gens Appia, si constamment 
et si profondément antipathique aux intérêts de la démo- 
cratie, décréter une semblable mesure, si on ne savait que 
les ambitieux ne reculent devant aucun moyen. Que leur 
importent, en effet, les précédents de leur famille ou leurs 
propres précédents, pourvu qu’ils parviennent à leurs fins ? 
Cette infusion, ou plutôt cette irruption réagit aussitôt sur 
l’ensemble du peuple romain ; si bien que les comices portè- 
rent à l’édilité curule le scribe Cn. Flavius, fils de Cneius, 
petit-fils d’un affranchi. Cette élection inattendue excita 
une si vive indignation, que la plupart des patriciens quit- 
tèrent leurs anneaux d’or et leurs colliers. C’est Tite-Live 
qui parle’, et il ajoute : « Depuis ce moment, Rome fut 


1 Liv. 1x, 46. Valère-Maxime, ,liv. 1x, cap, 11, 6 9. Diodore, xx, 36. 


ÉLECTIONS ROMAINES. 249 


« divisée en deux partis; l’un composé des honnêtes gens 
« attachés aux bons citoyens et voulant les porter aux pla- 
« ces, l’autre, de la faction du Forum. Cet état de choses 
« dura jusqu’à la censure de P. Décius et de Q. Fabius, 
« lequel, voulant rétablir la concorde et empêcher que les 
« comices ne fussent dans la main du bas peuple, écuma 
« cette lie du Forum, et la concentra dans les quatre tri- 
« bus appelées les tribus de la ville. Cette sage opéra- 
« tion fut reçue avec une si vive reconnaissance, que le 
« surnom de Maximus, que tant de victoires n'avaient pu 
« lui acquérir, fut le prix de cet heureux rétablissement 
« de l’harmonie entre les deux ordres". » 

XXXV. Les affranchis avaient été deux fois relégués 
dans les tribus urbaines ; deux fois ils parvinrent à se glis- 
ser, à s’infiltrer dans les tribus rustiques. Un sénatus- 
consulte particulier, que j'ai déjà cité, n'avait maintenu 
dans les tribus rustiques que ceux dont le cens était con- 
sidérable. Après de longs débats, le censeur Tibérius Sem- 
pronius Gracchus, père des Gracques, et Clodius Pulcher, 
son collègue, décidèrent (an 583-584) qu’on tirerait pu- 
bliquement au sort, dans le temple de la Liberté, une des 
quatre tribus urbaines dans lesquelles devaient entrer ceux 
qui étaient sortis de l'esclavage. Le sort désigna la tribu 
Esquiline : les fils des affanchis y furent aussi incorporés, 
et pour ainsi dire parqués. Tite-Live, en rapportant cette 
mesure censoriale*, fait remarquer qu’elle fut des plus ho- 
norables pour ses auteurs. Cicéron la jugea tellement im- 
portante, qu’il déclare que sans elle la république aurait 
été renversée. Dans son traité De oratore, il dit, parlant 


t Voy., sur ce point les observations de Pilati de Tassulo, ch. x1, p. 86 et 
suiv. 
3 xLE, 15. 


250 REVUE DE LÉGISLATION. 


de cet acte, qu’il attribue à Tibérius Sempronius Gracchus 
seul : (Gracchos).. « Quorum pater homo prudens et gravis, 
« haudquaquam eloquens et sæpè alias, et maximè censor, 
« Saluti reipublicæ fuit. Atque is, non accurata quadam ora- 
« tionis copia, sed nutu atque verbo libertinos in urbanas 
« tribus transtulit; quod ni fecisset, rempublicam, quam nunc 
« vix tenemus, jamdiu nullam haberemus ‘. » Pendant les 
guerres civiles, le même mouvement, la même alternative, 
le même flux et reflux continuent. Quand la démocratie, 
disons mieux, quand la démagogie triomphe, les affranchis 
sortent des tribus rustiques et montent dans les tribus urbai- 
pes; quand l'aristocratie reprend le dessus, ou lorsque les 
tempêtes populaires sont apaisées, le classement régulier est 
aussitôt rétabli. Les tribuns Sulpicius, Corbon, Clodius, et 
plusieurs autres, provoquèrent etréalisèrent successivement 
le mouvement ascensionnel. Æmilius Scaurus, Sylla, et le 
sénat provoquèrent et réalisèrent le mouvement contraire *. 

Quant aux ouvriers dont le droit de suffrage ne fut ja- 
mais contesté, tout ce que nous avons remarqué dans les 
historiens, c’est qu'ils furent classés dans les tribus ur- 
baines, par ordre de profession ‘. 

XXXVI. Ainsi, en résumé, l'influence des tribus rusti- 
ques sur les autres était une influence honnête, morale, 
conservatrice ; l’action des tribus urbaines était, au con- 
traire, turbulente, novatrice, toujours menaçante pour le 
maintien des institutions républicainess. 


1 1, 9. Il n'est pas moins énergique dans son plaidoyer pour Milon, $ 32. 

*% Voy. de Beaufort, liv, v, chap. m1, Des affranchis, p. 145, 146. 

3 Tite-Live, XL, 51. 

4 11 ne faut donc pas s'étonner si les institutions avaient voulu faciliter 
aux habitants de la campagne le moyen de venir exercer leurs droits élec- 
toraux à la ville. Pline dit en ee sens : Comitia nundinis habere non licebat, 
NE PLEBS RUSTICA ADVOCARETUR (Histor. natur.,xviri, 3). Confer., Macrob., 
Saturnal., 1, 16, et la Critique de Nieburh, 111, note de la p. 287. 


ÉLECTIONS ROMAINES. 251 


XXXVII. Tous les autres faits historiques viennent à 
l’appui de ces conclusions. 

Après la guerre dite sociale, lorsque le droit de cité eut 
été accordé par les lois Julia et Plautia à tous les peuples 
de l'Italie, on créa huit nouvelles tribus pour y comprendre 
la foule des nouveaux citoyens". On les avait concentrés dans 
ces tribus afin que leur répartition dans les trente-cinq 
tribus déjà existantes, et notamment dans Îles trente-une 
tribus rustiques, ne vint pasdétruire l'équilibre des élections. 
Mais cette sage économie ne pouvait convenir aux hommes 
remuants, aux révolutionnaires qui avaient l'intention de 
tout renverser, ou de maintenir dans la république une agi- 
tation perpétuelle; aussi firent-ils supprimer les huit tribus 
récemment instituées, et distribuer les nouveaux citoyens 
dans les tribus anciennes *. L'influence des agriculteurs ou 
habitants de la campagne fut ainsi anéantie, et on sait ce 
que les comices devinrent depuis cette époque. Montesquieu 
les a très-exactement caractérisés, quand il a dit : « Les ambi- 
« tieux firent venir à Rome des villes et des nations entières 
« pour troubler les suffrages ou se les faire donner; les as- 
« semblées furent de véritables conjurations; on appela co- 
« mices une troupe de quelques séditieux; l'autorité du 
« peuple, ses lois elles-mêmes devinrent des choses chimé- 
« riques, et l'anarchie fut telle qu'on ne put plus savoir si 
« le peuple avait fait une ordonnance ou s’il ne l'avait point 
« faite 5. » C'est à la faveur de la même désorganisation 
que les tribuns assemblaient à leur gré la populace de la ville 


 Velleius Paterculus, 11, 20. Appien, De bell. civ., 1, 49. Confer. Nieburb, 
Vil, p. 265. 

3 Cette suppression est attribuée à Cinna et Marius. Voy. Velleius Pater- 
culus, dict. loc. De Beaufort, Considérations sur les comices romains. 

3 Grandeur et décadence des Romains, ch, 1x. 


252 REVUR DE LÉGISLATION. 


et faisaient passer leurs lois avant que les gens de la campa- 
gne eussent été seulement avertis de ce qui se passait à 
Rome‘. La ruine des classes agricoles, la disparition des 
laboureurs que consommait l’action incessante des guerres 
étrangères ou les discordes intérieures, ou à qui la corrup- 
tion faisait déserter leur charrue pour venir se plonger dans 
les vices et les plaisirs de la capitale du monde romain *, ou 
bien qui, expulsés violemment de leurs héritages par les lois 
agraires des vainqueurs, étaient obligés de chercher un 
refuge dans le sein des villes 5, porta le mal à son comble 
et assura le règne de l’anarchie, jusqu’à l’avénement d’Au- 
gusle. 

XXXVIIL. Voulez-vous étudier la moralité des laboureurs 
à d’autres points de vue? examinez la conduite qu’ils te- 
naient pendant la durée des guerres civiles, Ainsi, par exem- 
ple, s’associèrent-ils aux complots ourdis par Catilina ou 
aux rivalités sanglantes des chefs de parti, qui pendant plus 
d'un siècle couvrirent le sol romain de ruines et de sang, et 
finirent par perdre la République? nullement. fl n’est dans 
Salluste, ni dans Appien, ni dans Cicéron, ni dans aucun 
autre écrivain un seul fragment d’où l’on puisse induire leur 
participation à ces détestables collisions. Bien loin de là, 
Cicéron établit, dans sa correspondance, que pendant les 
guerres civiles qui venaient d’éclater entre Pompée et César, 
les gens de la campagne, observant la plus stricte neutralité, 
ne se préoccupaient que d'une chose, de la conservation de 
leurs champs et de leurs patrimoines *; et Lucain, dans sa 
Pharsale, nous les montre saisis d’effroi et fuyant épouvantés 


‘ Pilati de Tassulo, ch. …1, p. 89. 

4 Varron, De re rustic., 11, prϾfat. Voy. M. Dureau-Delamalle, Kconomie 
politique, DESTRUCTION DB LA CLASSE MOYENNE, liv. axx, eh. xx, 

3 Salluste, De republic. ordinand., 5, 5. 

4 Ad Attic., liv. Vial, ép. 13. 


ÉLECTIONS ROMAINES. 253 


à l'apparition de l'ombre de Marius sorti un instant du fond 
de son tombeau, 


. Agricolæ fracto Marium fugere sepulcro *. 


Les laboureurs étaient les premières victimes des guerres 
civiles qui leur enlevaient leurs champs ou leurs moissons”, 
mais ils n’y prenaient pas part. 

- XXXIX. Je terminerai par une réflexion générale. 

Ce que j'ai dit de l'influence favorable des habitants de 
la campagne s’applique aux agriculteurs qui cultivaient 
leurs fonds de terre de leurs propres mains, ou en se faisant 
aider de leurs enfants, de leurs esclaves, et d'ouvriers merce- 
naires, C'est-à-dire aux habitants de la campagne proprié- 
taires d’une partie du sol, bientenants, possessionnés, car eux 
seuls faisaient, on l’a déjà vu, partie des tribus rustiques. 

Ïl importe même de ne pas oublier que le droit de suffrage 
était retiré par les censeurs, à titre de punition, au proprié- 
taire qui négligeait l’agriculture, c’est-à-dire au mauvais 
administrateur, au père de famille qui n’était ni sage, ni 
laborieux. 

Il ne faut donc pas étendre les idées qui précèdent, n1 à 
tous les habitants de la campagne, ni à tous les cultivateurs 
indistinctement ; à ceux qui, n'étant pas propriétaires d’une 
partie du sol, ne constituaient que des ouvriers mercenaires, 
ou des journaliers libres pris à louage. Ceux-ci n'étaient point 


‘ Liv. 1.—Virgile constate aussi leur neutralité ou leur éloignement des 
guerres civiles, lorsqu'il s’écrie : 
O fortunatos nimium............ .. 
Does Quibus ipsa procul discordibus armis 
Fundit humo, etc., etc. 
( Géorgiques, liv. x, et ibid. les notes de Servius. ) 
2 Virgile, Eglog., «…. | 


254 REVUE DE LÉGISLATION. 


compris dans les tribus rurales, et il est plus d’un docu- 
ment: qui prouve qu'ils prirent part, maintes fois, aux 
conjurations et aux agitations politiques; il ne faut pas 
s’en étonner, parce qu'il y avait parmi eux beaucoup d’oisifs 
et beaucoup d’obérés qui avaient intérêt aux désordres et 
aux bouleversements. . 

Je n’ajouterai plus qu’une observation. Celui qui voudra 
faire un paralèlle, par rapport au sujet que je viens de traiter, 
entre les mœurs romaines et les mœurs actuelles, ne pourra 
s'empêcher de reconnaître les différences profondes sépa— 
rant les deux civilisations. En effet, d’une part le sort des ou- 
vriers et artisans est bien autre que celui qui leur était 
réservé chez les Romains. Les divers métiers, les diverses 
professions qui étaient dédaignés par ce peuple, ont été ré- 
habilités par toutes les nations modernes. Le commerce et 
l’industrie ont non-seulement fait de grands progrès, mais 
encore se sont considérablement élevés dans l'opinion. 

D'autre part, l’agriculture est loin d’être aussi honorée 
chez nous qu’elle l’était chez les Romains. Les personnages 
consulaires des temps modernes ne conduisent plus la 
charrue. Les principaux rapports que nous avons constatés 
sont donc profondément allérés ou modifiés ; mais malgré 
ces transformations, qui sont la conséquence immédiate des 
changements opérés dans les mœurs et les idées publiques, 
je laisse au lecteur attentif et sincère le soin de décider si le 
fond des choses n’est pas resté toujours le même. 


DENECH, 


Professeur de droit romain à la Faculté 
de droit de Toulouse. 


1 Voir notamment Salluste, Catilinar., xxVIR, et Cicéron, In Catilin., 11, 
10. Voy. aussi de Beaufort, Des diverses professions ches les Romains , et le 
texte important de Sallusle qui y est cité, p. 14. 


ART. 18 ET 81 DE LA NOUVELLE CONSTITUTION. 255 


Eee me qe Re en ee 0 mr nn D ee Te ee ee mn ERenE Guen om md 


COMMENTAIRE HISTORIQUE 


DES 


ARTICLES 18 ET 81 DE LA NOUVELLE CONSTITUTION. 


Comme tous les pouvoirs publics, c’est du peuple qu’é- 
mane aujourd'hui le pouvoir judiciaire (art. 16 de la Con- 
stitution); la justice est également rendue en son nom 
(art. 81). 

Esquisser la généalogie et les vicissitudes de ce principe 
fondamental de notre nouveau droit public, qu’on retrouve, 
chose remarquable! aux deux extrémités de notre histoire, 
au début même de la civilisation et dans une de ses phases 
les plus avancées , tel est le but que je me propose. 

Ce principe, que l’histoire a porté dans ses flancs , avait 
à peine gouverné la société française. Avant l'établissement 
de la monarchie et dans la période gallo-romaine, la jus 
tice procédait d’un grand et unique pouvoir fondé par la 
conquête, et dont Rome était le Siége ; maisquand les mœurs 
germaniques prévalurent sur les traditions romaines, elle 
dériva sans intermédiaire du corps social. La règle qui rat- 
tache toutes les juridictions à une autorité centrale et su- 
prême reparut un instant, pour périr ensuite sous la pres- 
sion d’un état social avec lequel elle était incompatible; elle 
fut enfin proclamée avec éclat, et quand le trône eut été 
définitivement assis sur sa large base, elle s’affermit et vécut 
sous sa tutelle jusqu’à ce qu’une révolution démocratique, 
en réintégrant dans toute sa plénitude la souveraineté po— 


256 .__ REVUE DE LÉGISLATION. 


pulaire, aura fait définitivement rentrer tous les pouvoirs 
dans le domaine de cette souveraineté. 

Un peuple qui a laissé sur notre sol les monuments de 
son activité, et qui semble avoir transmis à notre nation, 
comme par une filiation merveilleuse, l'intelligence du 
droit et le génie des affaires , le peuple romain avait compris 
mieux qu'aucun autre la puissance de l’uniformité dans 
l’ordre civil. Ce furent surtout les institutions administra- 
tives de l'empire qui marquèrent sa préférence pour un 
vaste système de centralisation et d'unité’. Des provinces 
lointaines étaient rangées sous sa suprématie. Le gouverne- 
ment central de Rome y envoya des délégués qui, sous le 
titre de lieutenants, eurent pour mission d’y représenter 
l'autorité impériale. Les lieutenants impériaux (judices ) 
furent chargés d’administrer la justice, soit par eux-mêmes, 
soit par les assesseurs qu’ils choisissaient ; mais cette justice 
s’administrait toujours au nom de l’empereur. Dans la Gaule 
romaine, comme dans les autres provinces de l'empire, le 
pouvoir judiciaire de l'empereur fut délégué à ses lieute- 
nanis. 0. | 

Pendant que la civilisation romaine jetait ses dernières 
clartés sur le monde, une race inconnue sortait des forêts 
de la Germanie, et, semblable à un torrent, envahissait la 
vieille Gaule. Cette race portait avec elle, dans ses migra- 
tions conquérantes, ses coutumes, Ses lois, et, si on peut 
le dire, la Constitution qui avait protégé son berceau. Dans 
la vieille organisation des tribus germaniques, la souverai- 
neté appartenait à l’universalité des hommes libres. Eux 
seuls géraient les affaires publiques et prenaient part à la 


: M. Amédée Thierry, Mémoire sur l'organisation de l'administration cen- 
trale dans l'empire romain. 


ART. 18 ET 81 DE LA NOUVELLE CONSTITUTION. 257 


décision des procès. Dans ces tribus guerrières, la justice 
ne s’administrait donc pas en vertu d’une délégation sociale. 
C'était le corps politique et souverain qui en était directe- 
ment chargé. Les assemblées se tenaient sous la présidence 
du comte ou de son lieutenant, qui n'avaient pas voix déli- 
bérative. Cette institution vivace et forte, qui fut contem- 
poraine des premiers âges et dont le souvenir vit encore 
dans les poésies du Nord , résista aux empiétements d'une 
civilisation savante et perfectionnée ; elle survécut même 
longtemps aux efforts de la royauté franque qui, faisant un 
essai prématuré de sa puissance, cherchait sans cesse à se 
substituer à la royauté impériale, et était jalouse de s’en 
approprier le prestige". 

Cependant l'extension des rapports sociaux et la compli- 
cation des affaires publiques avaient aggravé l'exercice as- 
sidu de la justice, peut-être aussi le culte des libertés pri- 
mitives s’était-1l affaibli. Quoi qu'il en soit, la participation 
des hommes libres à l’administration de la justice devint 
chaque jour plus rare, et au neuvième siècle, on ne les vit 
plus guère siéger que dans les trois assemblées qui se te- 
naient annuellement, et où leur présence était exigée *. 

Charlemagne donna aux institutions de son temps un dé- 
veloppement hàtif et précoce qui ne devait pas lui survivre. 
Il avait emprunté à Rome son titre impérial , il voulut res- 
taurer encore ce type admirable de gouvernement et d’ad- 
ministration qu’elle avait légué au monde moderne , et les 
envoyés royaux ( missi dominici) furent les premiers messa- 
gers de cette centralisation que la raison publique accepte 


1 Guizot, Histoire de la civilisation en France, t. 1, p. 252. 
? M. de Savigny, Histoire du droit romain au moyen dge , trad. de Gue- 
noux, t. 1, Ch. 1v, p. 130 et suiv. 
NOUV. SÉR, T. XIV, 47 


258 REVUE DE LÉGISLATION. 


aujourd’hui comme un des besoins de la société française et 
un des ressorts de sa puissance. Sous ce règne prodigieux, 
l'administration de la justice devint uniforme, et on vit s’ac- 
complir un fait décisif. Déjà les comtes qui succédèrent dans 
les provinces aux lieutenants impériaux élaient nommés 
par le roi; ils dirigeaient l'instruction des procès, et faisaient 
exécuter les jugements. On y ajouta une innovation , qui fut 
un véritable retour aux conditions d’une justice régulière et 
permanente. La justice fut rendue par des juges spéciaux et 
délégués (scabini}, que désignaient l’envoyé du roi, le 
comte et le peuple. Ainsi, l’ordre renaissait sous une main 
puissante , et le corps social oblenaït des garanties judiciai- 
res, sans lesquelles le droit est en lutte ouverte et incessante 
avec a force, et finit par succomber sous elle. 

Le vaste empire de Charlemagne se maintint, comme l’a 
dit Montesquieu, par la grandeur de son chef; mais quand 
cet esprit infatigable cessa d'animer les institutions qu’il 
avait créées et qui portaient le signe d'une éclatante préco- 
cité, ces institutions s’affaissèrent, et sur leurs ruines s’as- 
sit un régime nouveau, inconnu, et dont aucune société 
politique n’avait encore fourni le modèle : je veux parler de 
la féodalité. | 

Dans ce régime si diversement jugé, et dont l’avénement, 
quoi qu'on ait pu dire, fut légitime", la justice n’était pas une 
émanation de la puissance publique. La royauté, institution 
épuisée et mourante, n'eut bientôt elle-même que les pro- 


1 Tout le monde connaît l’admirable chapitre de Montesquieu qui sert 
d'introduction à son Étude des lois féodales. Un illustre contemporain, qui 
a plus d’une fois rappelé Montesquieu par la profundeur et la fermeté con- 
cise de sa pensée, M. Royer-Collard, a poussé beaucoup plus loin encore 
la justification historique de la féodalité. Il n’a pas craint de dire qu’elle 


avait protégé le berceau de la société moderne. 
* 


ART. 18 ET 81 DE LA NOUVELLE CONSTITUTION. 259 


portions d’un pouvoir féodal, et cessa d’être l’image de cette 
magistrature unique el souveraine que les empereurs ro- 
mains avaient exercée. Il n’y eut plus dès lors de justice 
sociale : la justice devint un droit personnel fondé sur la 
propriété, et héréditaire comme elle. 

Le système judiciaire féodal a été développé par l’érudi- 
tion contemporaine qui cependant n’a pas dit son dernier 
mot, et en est encore à démêler ses origines un peu confu- 
ses ; mais ses vices ont été mis à nu, et personne n’ignore 
aujourd'hui que la justice rendue par les Cours féodales était 
le plus souvent illusoire, parce qu’il n’y avait pas de force 
publique pour lui donner du mouvement et de l’efficacité. 
Aussi qu’arriva-t-il? Dépourvue des garanties qui sont l’âme 
même de la justice, la société fit un appel à la force, et alors 
naquirent les guerres privées et les duels judiciaires ‘. 

Alors aussi la justice commune, la justice morale, celle 
dont les jurisconsultes romains avaient si heureusement 
rencontré l'idéal, et qui est en quelque sorte le reflet de la 
Divinité même, cette justice languit et s'éteint; elle ne pé- 
rira pas cependant tout entière dans l’anarchie féodale, 
que dis-je? son réveil est prochain, et nous la retrouverons 
bientôt sous l'arbre de Vincennes. 

Philippe-Auguste, en dégageant la royauté de l’élément 
féodal, lui avait déjà rendu en partie ce caractère de géné- 
ralité qui devait rallier à elle, comme à un centre naturel, 
les forces divergentes de la société. Le royaume grandissait : 
on ne marchait pas, on courait à cette grande unité monar- 
chique qui avait disparu sous le morcellement féodal, et 


1 M. Guizot, 5b. Vico avait dit aussi: «C'est par erreur que quelques- 
uns ont écrit que les duels s'étaient introduits par défaut de preuves: ils de- 
vaient dire par défaut de lois judiciaires. ScIENZA Nuova, trad, de Michelet, 


260 REVUE DE LÉGISLATION. 


qui, par un de ces retours si fréquents dans l’histoire de 
l'humanité, devait aussi le détruire et l’absorber en elle. 
Saint Louis continua avec une héroïque constance une 
œuvre si laborieusement commencée. Sa vertu, son ardente 
passion pour l'humanité, devinrent, chose admirable ! un 
moyen de progrès social. Ce prince, type royal du justicier, 
ne pouvait accepter l'empire de ces formes violentes et de 
ces procédés barbares qui offensaient la conscience hu- 
maine. Îl remit la justice dans ses voies naturelles, lorsqu'il 
dit': « Nous deffendons à tous les batailles par tout nostre 
demengne ( domaine), et en lieu des batailles, nous metons 
preuves de tesmoins. » [l abolit donc le duel judiciaire dans 
ses domaines, et bientôt la hiérarchie judiciaire, qui s’était 
établie au sein de la féodalité et qui entrait dans les condi- 
tions normales de son existence, ne put résister à l’ascendant 
de cette innovation. Les cours des barons imitèrent les pro- 
cédés de la justice royale. « Inviter quand il ne faut pas con- 
«traindre, conduire quand il ne faut pas commander, dit 
« encore Montesquieu, c’est l'habileté suprême. La raison 
« a un empire naturel, elle a même un empire tyrannique ; 
« on lui résiste, mais eette résistance est son triomphe ; 
« encore un peu de temps, et l’on sera forcé de revenir à 
«elle*. » 
. La force individuelle n’est donc plus la fin et le couronne- 
ment de la justice. On peut dire que, dès ce moment, la 


1 Recueil des ordonnances, t. 1, p. 86-93. 

? Cette révolution ne se fit pas toutefois sans provoquer quelque résis- 
tance. On peut citer comme exemple ce qui se passa lors du procès d’En- 
guerrand, seigneur de Couci. Le roi retint ce procès dans sa cour, et il fit 
prendre par les sergents et conduire au Louvre Enguerrand, qui ne s'était 
pas soumis à l'enquête et voulait se défendre par bataille. Le comte de 
Bretagne protcsta, mais ce fut en vain. | Confession de la reine Marguerite.) 


ART. 18 ET 81 DE LA NOUVELLE CONSTITUTION. 261 


féodalité est attaquée dans le fait même qui lui donnait la 
vie. En opérant cette révolution, qui fut l'œuvre de son génie 
civilisateur, saint Louis a eu la gloire de fonder la puissance 
judiciaire moderne; mais il n’avait pas seulement pris l’ini- 
tiative d’un mouvement hardi et réformateur, il a su aussi 
le régler et l’étendre. En effet, sous ce grand règne, on voit 
Je pouvoir judiciaire royal se fortifier et s’accroître, d’abord 
par le rétablissement de l'appel qui avait disparu sous le 
gouvernement féodal, et qui devint dans les mains du roi un 
moyen de dominer les cours seigneuriales, ensuite par l’évo- 
cation des cas royaux, qui permit aux baillis de resserrer sans 
cesse l'autorité judiciaire des barons. Bientôt enfin la cour du 
roi elle-même vint se fondreavec la cour générale des barons, 
qu’en sa qualité de chef de la société féodale le roi avait le 
droit de convoquer, et que saint Louis admit souvent à la 
discussion des mesures de son gouvernement; et de cette 
fusion naquit le Parlement, « nom glorieux que la France 
révérera , dit à ce sujet un savant moderne, tant que le cou- 
rage et les vertus civiles seront chez elle en honneur!. » 
C’est ici que se montre, dans son ébauche et dans son 
germe, ce principe de droit public : Toute justice émane du 
roi, principe dont le triomphe était d'autant plus certain, 
que la royauté, depuis surtoul qu'elle avait favorisé le réveil 
delaliberté communale, apparaissaitaux yeux du peuple, qui 
naissait déjà à la viecivile, comme un pouvoirsympathiqueet 
tutélaire. Il n’est pas surprenant d’ailleurs que, sous le souffle 
du christianisme qui avait assigné un but moral aux pou- 
voirs de la terre, on se soit facilement habitué à considérer 
l'autorité monarchique comme la véritable source et l'asile 
de la justice. C’est cette sorte d'instinct que le Code d’une 


‘ Arthur Beugnot, Essai sur les institutions de saint Louis. 


262 REVUE DE LÉGISLATION. 


nation, depuis longtemps ensevelie dans l'histoire, avait 
déjà caractérisé en disant : « Le roi est dit roi de ce qu’il 
gouverne justement. S'il agit avec justice, il possède légiti- 
mement le nom de roi ; s’il agit avec injustice, il le perd. » 
Les peuples de race germanique ne pouvaient oublier sur- 
tout que les rois de leurs pères étaient magistrats : principes 
jura per pagos reddunt, avait dit Tacite en parlant d’eux. 

Cependant la juridiction de l'Eglise, purement spirituelle 
dans son origine, profita de la querelle opiniâtre qui divi- 
sait le trône et la féodalité, pour reculer ses propres limites 
et anticiper sur la juridiction laïque. Elle eut recours aux 
plus incroyables sophismes pour justifier des envahissements 
qui, d’oscillation en oscillation, se perpétuèrentj usqu’au 
moment où, d’une part, le déclin de la papauté qui proté- 
geait les cours ecclésiastiques ; de l’autre, l'accroissement 
de l’autorité parlementaire qui luttait contre elles, durent 
enfin les faire rentrer dans la ligne d’une puissance raison- 
nable, que depuis le seizième siècle il ne leur a plus été per- 
mis de franchir. 

Mais, dans ces mémorables conflits, la royauté opposasans 
cesse la vigueur et la persévérance de sa conduite aux obsta- 
cles qu’on lui suscitait; elle obéissait d’ailleurs à une inspi- 
ration mystérieuse et profonde qui l’emportait presque à son 
insu, et animait ses grands desseins. Chacun sait aujour- 
d’hui que la tendance de notre pays vers l’unité territoriale 
et politique est un de ces phénomènes que la philosophie de 
l’histoire a marqués depuis longtemps du sceau de la certi- 
tude. Pour seconder cette tendance originelle vers l’unité, 
nos rois trouvèrent des auxiliaires puissants dans les cours 


 L'ordonnance de 1539, sur le fait de la justice, détermina la limite des 
juridictions ecclésiastique et séculière. 


ART. 18 ET 81 DE LA NOUVELLE CONSTITUTION. 63 


de justice dont la majesté frappait déjà les esprits, et dans 
cette génération de juristes qui furent les fidèles conseillers 
de la courontie, et contribuèrent à restaurer en Europe la 
culture scientifique du droit. Ils travaillèrent en commun, 
celles-là par leurs arrêts, ceux-ci par leurs écrits, à l’agran- 
dissement de la justice royale. Des esprits scrupuleux s’in- 
forment aujourd'hui de l'exactitude des théories juridiques 
qui ont été l'instrument de cette progression : ce scrupule 
se justifie sans doute par l'intérêt de la sincérité historique. 
A ce point de vue, il est très-naturel de rechercher si la 
maxime de Beaumanoir : « Toute laïe juridiction du royaume 
« est tenue du roy en fief ou arrière fief », n’était qu’un pré- 
jugé de son esprit , et si plus tard Loyseau n’a pas dénatuté 
l'origine des justices seigneuriales, quand il leur a imptité 
la tache d’une usurpation peut-être chimérique. Jusque:là 
donc , rien de mieux. En effet, comme le premier souci de 
l'historien doit être de veiller au respect de la vérité, oh ne 
peut qu’approuver ceux d'entre eux qui, avec une émotion 
sincère et éloquente, ont fait ressortir l'injustice, les erreurs 
el la passion qui se sont mêélées à ces ardentes controverses 
dont le moyen âge à retenti‘. Mais quereller aujourd’hui l’ap- 
plication des doctrines, vräies où fausses, avec lesquelles on 
a sapé le gouvernement féodal, appeler devant la justice du 
temps; comme ayant forfait à la vérité, ces hardis novateurs, 
ces chevaliersen droit, qui, avecun hautinstinct politique, ont 
tenté la justification historique des vues de la royauté, s’in- 
digner presque de ce qu'ils ont fait et ne leur accorder qu’à 
regrel une gloire incontestée, n'est-ce pas excéder les bornes 


1 Voy. les art. de M. Troplong dans cette Revue, passim, où le rôlé des 
légistes depuis le treizième jusqu’au dix-septième siècle est ARS avec 
une critique impartiale et supérieure. 


264 REVUE DE LÉGISLATION. 


d’une critique équitable ‘? Pense-t-on, d’ailleurs, qu'il fût 
vraiment possible de ruiner la tyrannie féodale et de détruire 
la suprématie du pontificat romain par la seule force de la 
modéralion, sans excès, sans déchirements et sans douleur? 
Il est certes permis d'en douter. 

Quoi qu’il en soit, la féodalité ne répondait plus depuis 
longtemps à aucun besoin politique, et, déchue de sa légi- 
timité, elle irritait au contraire les peuples sur lesquels pe- 
sait son régime oppressif et cruel. Ensuite, par son organi- 
sation, elle contrariait sans cesse ce travail de concentration 
que poursuivait le pouvoir royal, et à l’aide duquel la France 
marchait à sa grandeur et à son unité. Nos grands légistes 
eurent donc raison de pousser contre elle ce cri de guerre 
que tous les échos de la nation répétèrent en 1789. Grâce à 
leurs efforts, il ne restait pour ainsi dire plus, au dix-sep— 
tième siècle, de la justice féodale, que ces châteaux qui en 
étaient à Ja fois l’asile et le formidable emblème, et dont 
chaque jour dévore les ruines. 

Jusqu'en 1789, on maintint dans toute son intégrité la 
maxime : Toute justice émane du roi”; mais, à cette époque, 
la mémorable révolution qui bouleversa le sol de notre pa- 
trie, pour y faire germer la liberté, dépouilla la royauté d’un 
attribut qui n’avait pas été étranger à sa fortune et à sa 
gloire. L'Assemblée nationale, dans l’article 1°" de son dé- 
cret des 1", 5 et 13 octobre 1789, contenant les bases de 


‘ MM. Michelet, Championnière. Le premier a dit : « Ces cruels démolis- 
seurs du moyen âge sont, ÿ coûte de l'avouer, les fondateurs de l’ordre civil 
aux temps modernes. » Le second, dans son livre : Des eaux courantes, leur 
reproche surtout d’avoir incessamment favorisé la fiscalité royale, 

3 Poquet de Livonière, Règles du droit français, t. x, n° 5. Laurière, sur 
Loysel, dit que la justice était patrimoniale dans la personne du roi (liv. a, 
t. a11, règl. 42). 


ART. 18 ET 81 DE LA NOUVELLE CONSTITUTION. 265 


la Constitution décrétée le 3 septembre 1791, et dans l’ar- 
ticle 2, titre m1 de cette Constitution, posa en principe que 
tous les pouvoirs, et par conséquent le pouvoir judiciaire, 
émanaient de la nation el ne pouvaient émaner que d’elle. Il 
fut toutefois décidé que la justice serait rendue au nom du 
roi’, sous la main duquel se mouvait la force publique. 

La nation avait recouvré l'exercice actif de sa souverai- 
neté. Elle ne devait donc reconnaître aucun droit supérieur 
au sien. Aussi la Constitution républicaine de l'an IE, la 
Constitution consulaire de l’an VIII, et même la Constitu- 
tion impériale de l'an XIT, celle-ci au moins d’une manière 
implicite, placèrent la source de la justice dans la société 
elle-même. Cette dernière Constitution se borna à dire que 
la justice serait rendue au nom de l’empereur par des juges 
qu'il instituerait. 

Ce fut seulement en 1814, au retour de l’antique royauté, 
que la Charte ressuscita ce dogme traditionnel : Toute jus- 
tice émane du roi, dont il est facile de suivre, à partir du 
treizième siècle, la naissance, la progression et la chute. 
Toutefois, quelle pouvait en être désormais la signification? 
Ïl ne restait déjà qu'un souvenir, non pas seulement de la 
grande vassalité qui avait pesé sur les anciens âges, mais 
même de cette aristocralie, héritière débile des temps féo- 
daux, dont les derniers priviléges s'étaient abimés dans la 
célèbre nuit du 4 août, comme on voit ces vieilles tours qui, 
liées à un système de fortifications détruit et ruiné, n’ayant 
plus elles-mêmes aucun étai, et minées par le temps, s'é- 
croulent tout à coup et couvrent la terre de leurs débris. 
À coup sûr, ce ne pouvait être pour défendre le pouvoir 


* D. sur l’org. judic. des 16-24 août 1790, tit. nt, art. 1; et Conslitution 
du 3 septembre 1791, tit. 131, ch, v, art, 1 et 44. 


266 REVUE DE LÉGISLATION. 


royal contre des empiétements nouveaux qu'on restaura en 
sa faveur une prérogative autrefois disputée. D'un côté, les 
justices seigneuriales, qui avaient si longtemps lutté contre 
la justice royale, et qui, en 1789, étaient si réduites et si 
affaiblies, avaient disparu sans retour. D'un autre côté, 
une magistrature séculière, forte de ses traditions vénérées, 
eten même temps retrempée dans l'esprit moderne, n’a- 
vait plus à craindre le choc du pouvoir théocratique. Ainsi, 
la formule : Toute justice émane du roi, n'avait, à dire vrai, 
de valeur que comme expression symbolique d’un ordre de 
choses dont on aimait à ressaisir l’image et dont quelques- 
uns ayaient peut-être rêvé l’impossible retour; mais, en 
fait, cette formule ne renfermait qu'un principe inerte gt 
destitué de toute conséquence politique. 

La société française, reprenant, en 1830, possession d’elle- 
même, n’obéit plus qu’à des pouvoirs dont elle était la 
source. La royauté même de cette époque ne fut, à propre- 
ment parler, que le pays se coyronnant lui-même et se 
résumant dans un pouvoir qui n’était que l'expression de 
sa propre souveraineté. Si l’art. 57 de l’ancienne Charte’ 
fut rétabli dans la nouvelle, on n’avait donc pu lui mainte- 
nir le sens qu'il avait reçu de la tradition historique. En un 
mot, sous l'empire de la Charte revisée, la justice n’émanait 
du roi, chef de la hiérarchie sociale, que parce que l’auto- 
rité monarchique émanait elle-même de la nation par la 
délégation expresse qu'elle en avait faite dans le pacte con- 
stitutionnel. | 

Mais cette Charte, qui ne fut qu’un compromis entre le 
principe monarchique et le principe républicain, et qui sem- 
blait destinée à unir, si ôn peut le dire, les rivages de deux 
sociétés politiques dont l'avenir marquera sans doute les di- 
versités, vient de céder la place à une Constitution démocra- 


ART. 18 ET 81 DE LA NOUVELLE CONSTITUTION. 267 


tique, qui inaugure un droit public nouveau. La Constitu- 
tion du 4 novembre 1848 a répudié les fictions de la monar- 
chie représentative, et au licu des théories assez obscures, 
et en quelque sorte artificielles qui en constituaient l’essence, 
a replacé sur sa base le principe absolu et fondamental qui 
reconnait la nation comme dépositaire unique, non-seule- 
ment de tous les droits, mais même de tous les pouvoirs, les 
droits pour rester éternellement attachés à la personne des 
citoyens, les pouvoirs, pour ne sortir de leurs mains qu’en 
vertu d'une délégation temporaire et périodique. D’après 
cette Constitution, la puissance de juger est remise à des 
corps inamovibles institués par le chef du pouvoir exécuuf 
qui, lui-même, ne tient pas son droit d'un privilége héré- 
ditaire ou de caste, mais le reçoit du suffrage universel. 
Ainsi, l’autorité judiciaire, dans un empire organisé sur ces 
bases, émane, en droit, de la nation, et, en fait, elle s’y re- 
trempe sans cesse, corrigeant, dans une juste mesure, 
l’immobilité de son institution par la mobilité du person- 
nel, qui se modifie sous l'influence progressive de l’esprit 
national. | 

Il est bien vrai qu’en poussant jusqu’à sa conséquence la 
plus logique et la plus extrême le principe démocratique 
qu’elle devait organiser, la nouvelle Constitution aurait pu 
aller plusloin et associer tous les membres du corpssocial, en 
vertu de leursouveraineté individuelle, à la dispensation de la 
justice, ou tout au moins les y faire participer indirectement 
par l'élection des magistrats. Mais ces systèmes, qu’on voit 
apparaître à l’heure qui suit les révolutions et alors que les 
utopies obtiennentune faveur passagère, nesont susceptibles 
d'application que dans ces âges primitifs où les intérêts ci- 
vils se montrent dégagés de toute complication, ou au sein 
de petites démocraties, telles que les démocraties grecques, 


268 REVUE DE LÉGISLATION. 


où le droit de juridiction étant l’attribut caractéristique de 
chaque citoyen pouvait s'exercer sans difficulté, parce que 
la procédure y était purement verbale et l'entente des lois 
accessible à chacun :, ou bien encore dans ces républiques 
de paysans dont la vie publique se mêle à la vie pastorale, et 
qui délibèrent au bord des lacs ou sur les rochers des Alpes, 
boulevards naturels de leur liberté. 

Le droit est la règle, et la science du droit est l’aliment 
de toute grande société politique. Comprendrait-on qu’au 
sein de la vie qui anime la civilisation et les affaires d’un 
pays tel que le nôtre, le flambeau de la jurisprudence vint à 
s'éteindre? C’est pourtant ce qui arriverait si la charge de 
rendre la justice n'y était pas attribuée à des corps spéciaux, 
voués exclusivement par vocation et par devoir à la pratique 
du droit, ou même si ces corps se recrulaient directement 
par l'élection du peuple qui, doué d’un instinct assez sûr 
pour nommer ses mandataires politiques, ne saurait pas le 
plus souvent, quand il s'agirait d'élever un citoyen à des 
fonctions judiciaires, régler son choix sur la capacité spé- 
ciale et le mérite professionnel, en supposant qu’il füt bien 
apte à les discerner. 

Au surplus, quand on étudie l’histoire de nos établisse- 
ments judiciaires, on est frappé de la part considérable que 
la science du droit a eue dans les causes de leur formation 
et de leur développement. On avait déjà vu, sous la répu- 
blique romaine, des préteurs associer des jurisconsultes à 
leur tribunal, lorsqu'ils iguoraient eux-mêmes la jurispru- 
dence ; on avait vu cet usage se continuer sous les empe- 
reurs, s'étendre aux provinces et devenir la base de l’orga- 


‘ Heoren, De la polilique et du commerce des peuples de l'antiquité, t. vit, 
p. 266. 


ART. 18 ET 81 DE LA NOUVELLE CONSTITUTION. 269 


nisation des curies qui furent de véritables cours de justice 
et fournirent l’idée et le modèle du Parlement '. Dans sa 
haute antiquité, le Parlement en effet se compose de barons, 
de chevaliers et de prélats qui étaient les juges féodaux et 
administraient la justice; mais à côté d'eux siégeaient aussi 
ceux qui la préparaient, c’est-à-dire des assesseurs choisis 
en général dans la bourgeoisie et familiarisés avec la pra- 
tique de la jurisprudence *. C’est que l’activité scientifique 
qui, dès le douzième siècle, rayonna en Italie, se commu- 
niqua à la France et y poussa les esprits vers l’étude du 
droit romain, avait déjà produit un grand nombre de 
légistes dont l'influence grandit bientôt au sein des cours 
où ils avaient été admis, et qui jouèrent un rôle important 
dans les affaires publiques. Déjà, lorsque saint Louis allait 
s’asseoir sous le chêne de Vincennes pour rendre la justice 
sans destourbier de huissier ne d'autre, il était lui-même, 
suivant la remarque du sire de Joinville, assisté de ses con- 
sellers. « Lors il demandoit : A yl c1 nullui qui ait partie? 
Et cil ce levoient qui partie avoient, et lors il disoit : Taï- 
siez-vous touz et en vous deliverra l’un après l’autre. Et 
lors il appeloit monseigneur Pierre de Fonteinnes et mon- 
seigneur Geffroi de Villette et disois à l’un d’eulz : Délivrez- 
moi cette partie. » Nourris dans l'étude des textes qu'ils 
éclairaient de leurs travaux, les légistes acquirent un tel 
ascendant que les barons, entraînés d’ailleurs par d’autres 


1 M. de Savigny, Histoire du droit romain au moyen dge, t. 1, p. 81. « Les 
colléges judiciaires des temps modernes me paraissent sortir, dit-il, de cette 
organisation de la eurie. » | 

? La plupart des jurisconsultes français des treizième et quatorzième siè- 
cles, ceux dont le nom est demeuré célèbre, furent magistrats : Pierre de 
Fontaine, Beaumanoir, Jean Fabre. Parmi les clercs du Parlement de saint 
Louis, dont M. Arthur Beugnot a publié la liste, figurait Pierre de Belle- 
perche, commentateur du Code et des Pandectes. M. de Savigny lui a con- 
sacré une notice (74b., t. 111, p. 208). 


270 REVUE DE LÉGISLATION. 


goûts et d’autres soins, désertèrent peu à peu leurs siéges 
du Parlement d’où un roi de France, Philippe le Long,prit 
aussi le parti d’exclure les prélats, sous le prétexte qu'ils 
devaient vaquer à leur spiritualité. La justice, autrefois pré- 
rogative de la force, devint ainsi l’apanage du savoir. Les 
légistes envahirent les parlements, les bailliages, etc. Ils 
furent en un mot l’ordre judiciaire tout entier, et ce fait ex- 
plique pourquoi notre ancienne magistrature comptait dans 
ses rangs tant de membres sortis de la bourgeoisie ou du 
tiers État. 

Aïnsi naquit l’ordre judiciaire en France. Que lui man- 
quait-il pour s'élever encore et devenir un des grands ordres 
de l'Etat ? l'indépendance. Elle lui vint, et, quand il la pos- 
séda, 1l sut la défendre au prix même de la persécution. 
L'histoire l’en a récompensé par un lustre immortel. 

Aujourd'hui, il ne peut y avoir, au sein de notre société 
démocratique, de pouvoirs rivaux, luttant entre eux, au 
nom de leurs antiques priviléges, dans l’intérêt exclusif de 
leur considération et de leur grandeur. Non, il n’y a plus 
dans l’ordre civil que des fonctions limitées, définies et 
n'ayant pour objet, pour mesure et pour terme que l'utilité 
seule de la nation qui les délègue dans sa souveraineté. 
Mais l'indépendance des corps judiciaires n'a pas été uni- 
quement établie contre le despotisme royal. Cette indé- 
pendance est, sous tous les régimes, le lien des garanties 
individuelles. La nouvelle Constitution a eu la sagesse de la 
maintenir. Il faut s’en féliciter hautement, car la ruine de 
ce grand principe eût été un irréparable malheur pour la li- 
berté qui, suivant la pensée d’un illustre écrivain « se con- 


serve par la justice*. » 
F. SACADE, 
Procureur de la République à Libourne, 


1 Chateaubriand, Discours. 


DE L'ÉCHANGE DES IMMEUBLES. 271 


A ne A ne. 


DE L'ÉCHANGE DES IMMEUBLES. 


L'intérêt de l’agriculture commande de faciliter les échanges d’im- 
meubles ruraux. { Lois du 5-19 décembre 4790 ; du 22 frimaire an VII, 
art. 69, $ 5, 3° ; du 16 avril 1816, art. 52, 54; du 46 juin 1824, arti- 
cle2 ; du 24 mai 1834, art. 16.) 


En France, les lois et les mœurs tendent à diviser le sol, non- 
seulement de manière à rendre un grand nombre de citoyens 
propriétaires fonciers, mais encore à morceler par parcelles la 
propriété de chacun. 

Ce qu'il faut combattre, est-ce la division du sol qui, en appe- 
lant la majorité des citoyens aux jouissances de la propriété, les 
intéresse à la défense de la société, les convie à se solidariser 
contre les menaces du socialisme et du communisme ? Non. Ce 
qu'il faut, ce qu'il est urgent de combattre, c'est la division de 
la propriété privée, c’est le morcellement. 

Mille causes l’engendrent, c'est un fait certain et acquis ; 1l 
nous suffit de le constater pour le moment. 

Rien n’est plus pernicieux aux intérêts privés, par suite à 
l'intérêt général, qui n'est que la collection des premiers, que 
ce morcellement de l'avoir de chacun; il engendre pour le culti- 
vateur : perte de temps par l'obligation qui lui est imposée de 
porter souvent son travail sur deux terroirs éloignés dans la 
même journée; perte d'argent , s’il veut se clore et soustraire 
sa propriété aux effets désastreux de la vaine pâture, car sa dé- 
pense se multiplie en raison du nombre de pièces qu'il veut en- 
tourer de haies, de fossés, de barrières ; pertes de semailles, car 
il a été calculé en Angleterre que chaque année le parcellement 
faisait perdre des quantités considérables de cette matière 
génératrice. 


272 REVUE DE LÉGISLATION. 


Ensuite, le nombre des enclaves devient plus grand; il en 
résulte des restrictions à la liberté d'exploitation, une nécessité 
de se conformer à un mode de culture uniforme, adopté par le 
passé, suivi par routine, ou de réparer des dégâts que, malgré 
toutes les précautions, on est obligé de faire pour l’enlèvement 
d’une récolte qui, exceptionnelle à l’assolement local, ne répond 
pas pour son époque de maturité à celle des cultures environ- 
nantes ; puis il faut des frais de garde plus multipliés, une sur- 
veillance plus active, plus coûteuse, pour prévenir les empiéte- 
ments. Enfin, il y a plus de chance de ces procès qui naissent 
sans cesse du voisinage. 

C’est à cet état de choses nuisible à l'intérêt privé, puisque, 
pour une moindre dépense en travail et en argent, il obtien- 
drait le même résultat, nuisible, par corollaire, à l'intérêt de 
tous, qu’il faut trouver des remèdes. 

L’échange, ce contrat primitif, base de toute transaction dans 
les sociétés naïissantes, et qui, dans les sociétés civilisées, joue 
encore un si grand rôle, en leur facilitant l'écoulement de leurs 
produits chez les peuples qui manquent de numéraire , ou ne 
permettent pas la sortie du leur, en présente un puissant. 

On arrivera au résultat que nous sollicitons au nom de tous 
les petits propriétaires ruraux, à ce compact dans la main de 
chacun d'eux, de ce qu’il possède , en donnant à l'échange un 
rôle qui lui avait été accordé en partie par la loi du 16 juin 
4824, et qui lui a été ravi par celle du 24 mai 1834 : soutenu 
et encouragé de nouveau, il aura bientôt fait ressentir son in- 
fluence et ses bienfaits. 

Que les dispositions que nous allons énumérer sous forme de 
vœu, Soient converties en loi, et tous ces petits propriétaires dont 
les terres sont éparses et qui, malgré leur désir ardent de les 
réunir, restent insensibles devant des opérations d'échange dont 
le profit sera dépassé par les frais d’acte, d'enregistrement, de 
transcription, viendront au-devant, s'ils y trouvent un avan-— 
tage réel. 

Entrons dans la question. 


DE L' ÉCHANGE DES IMMEUBLES. 273 


Quand un échange s'opère, il est prélevé, en vertu de la 
deuxième disposition de Particle 2 de la loi du 46 juin 1824, 
4 pour 100 pour frais d'enregistrement, et en vertu de l’article 54 
de celle du 28 avril 1816 rappelée par la précédente, 4 1/2 pour 
100 pour frais de transcription; ces deux droits étant perçus 
d’après la valeur de l'une des deux parts, plus une perception 
de 5 4/2 pour 100 sur la soulte ou la plus-value qui peut 
exister quand il y a inégalité entre les valeurs des biens échan- 
gés, cette dernière perception est commandée par l’article 2 pré- 
cité de la loi du 46 juin 1824, combiné avec l’article 52 de celle 
du 28 avril 1816. 

Nous voudrions une loi abrogatrice de ces dernières, qui ré- 
duisît pour tous les échanges d'immeubles ruraux indistincte- 
ment, les droits d'enregistrement et de transcription à 1 franc 
fixe, et que le droit de soulte ou de plus-value ne fût perçu que 
lorsque l’un des immeubles échangés excéderait d’un tiers la 
valeur de l’autre, c'est-à-dire que le 5 1/2 pour 100 ne serait 
exigible sur la soulte ou la plus-value que quand, dépassant ce 
tiers, l'opération commencerait à prendre autant le caractère 
de la vente que celui de l’échange. 

Ce que l'intérêt de l’agriculture nous fait réclamer pour tous 
les immeubles ruraux sans distinction, n'est que la répétition, 
avec quelque extension, de ce qui existait avant la loi de 1834, 
qui, par son article 16, a abrogé la première disposition de l’ar- 
ticle 2 de celle de 1824, qui ne soumettait les échanges d’im- 
meubles ruraux qu'à 1 franc fixe pour tous droits d’enregistre- 
ment et de transcription, quand un de ceux, objets du contrat, 
était contigu à la propriété de l’un des échangistes, sauf toujours 
le droit de vente sur la soulte ou plus - value. 

De ce privilége accordé à la contiguité, il résultait que celui 
qui voulait acquérir un immeuble par voie d’échange commen- 
çait par s'en procurer une modique partie par contrat de vente; 
par ce subterfuge, il devenait propriétaire contigu à l'immeuble 
à échanger, et, à l'exception du droit de soulte ou de plus-value, 


perçu quelque minime que fût la différence, et que nous vou- 
NOUV. SÉR, T. XIV. 18 


274 REVUE DE LÉGISLATION. 


drions ne voir percevoir qu'à partir du tiers, il obtenait un ré- 
sultat identique à celui que nous poursuivons. 

La régie ne voyant pas que cette législation faisait faire une 
foule d'échanges qui n'auraient pas eu lieu s’il eût fallu payer les 
droits ordinaires, crut que ses caisses en souffraient, et, 
accusant la loi de 14824, édictée dans le seul intérêt de l’a- 
griculture, de l'avoir été pour faciliter la reconstruction des 
grandes propriétés, source de l'élément aristocratique , elle 
obtint l’abrogation de la disposition qui fixait à 4 fr. les droits 
dans le cas de contiguïté; de sorte qu'aujourd'hui, que cette 
contiguité existe ou non, les droits sont tarifés au taux que 
nous avons énoncé en commençant cette discussion. 

Quand on lit au Moniteur les débats qui ont précédé les votes 
des divers articles de cette loi de 4824 , on y voit clairement que 
l'article 2 y avait été introduit par la seule pensée de favoriser 
la petite culture, et de faire un pas vers la gratuité que cet 
intérêt avait déjà fait réclamer sous la première République, 
lors de la discussion de la loi du 22 frimaire an VII. 

Nous préférons , du reste, le système d’un droit modique et 
fixe à celui de la gratuité ; il a l’avantage , en ne soumettant les 
contractants qu'à un droit insignifiant, de les contraindre à un 
enregistrement et à une transcription qui laissent dans les archi- 
ves publiques des traces de leur convention. 

Si les législateursde 1834, qui ont misles échanges d'immeubles 
contigus sur la même ligne que ceux des immeubles qui ne le sont 
pas, avaient lu la loi du 5-19 décembre 1790, par laquelle l'As- 
semblée constituante, qui n’était certes pas protectrice de la 
grande propriété dont elle a été l'instrument diviseur, a posé 
pour la première fois, en faveur de l’agriculture, le principe de 
la modération des droits dans les cas d'échanges de fonds ru- 
raux, s'ils avaient lu les opinions des Commissions consultatives, 
des Cours d'appel , des Conseils généraux appelés à donner leur 
avis sur les bases d’un Code rural , ils y auraient vu que cette 
gratuité y fut unanimement réclamée comme un vœu, un besoin 
populaire ; s'ils avaient lu seulement le premier article de cette 


DE L’ÉCHANGE DES IMMEUBLES. 275 


loi de 4824, dont on leur demandait l'amputation, lequel article 
réduit les droits d'enregistrement des baux à ferme et à cheptel, 
droits payés par le preneur, ils se seraient convaincus que la 
pensée de ses auteurs avait été une pensée de protection agri- 
cole , et ils auraient repoussé les erreurs et les sophismes mis en 
avant par la régie. 

- Quand même encore, dans la pensée de son auteur, la loi de 
1824 aurait eu pour but de faciliter la reconstruction des grandes 
propriétés , c’est à tort que des esprits ombrageux l'ont regar- 
dée comme capable de faire renaître l'élément aristocratique 
dans nos mœurs. Dès que dans un État le droit de posséder est 
à tous, qu'il n’est pas l’apanage exclusif d’une caste, qu'il peut 
reposer sur la tête de chacun, qu’il donne à tous ceux pour les- 
quels il se réalise les mêmes avantages, qu'il n’y a pas plus de 
priviléges entre les biens qu'entre les personnes, dès, en un 
mot , qu’il y a égalité devant la loi pour la propriété comme pour 
la personne, cette crainte devient chimérique. 

Ainsi, quand l'administration de l’enregistrement a invoqué 
cet argument pour faire tomber cette loi , elle savait bien qu'elle 
était dans le paradoxe. Le silence, dans la discussion de l’ar- 
ticle 2 de cette loi de 1824, du parti libéral qui, par la voix élo- 
quente du comte Lanjuinais, s’est si vivement élevé contre l’ar- 
ticle 7 qui semblait avoir des tendances de cette nature , en est 
la plus forte preuve; mais qu’'importait à la régie le moyen, 
pourvu qu'elle fit rapporter une décision qu'elle regardait 
comme portant à ses recettes un préjudice de 300,000 fr., pré- 
judice allégué, mais non prouvé ? 

Il est certain , en admettant même ce déficit, que le Trésor 
le réparait par l’augmentation de la production , base de l'impôt 
indirect , par la réalisation de contrats authentiques qui aupa- 
ravant ne se faisaient pas, par la facilité de percevoir l'impôt 
foncier sur des parcelles réunies, perception presque impossible 
dans un trop grand état de division ; si quelqu'un y perdait, ce 
n'était que les employés de l'enregistrement , dont les appointe- 
ments relèvent d'un droit proportionnel. L 


276 REVUE DE LÉGISLATION. 


On peut dire hardiment que la régie a remporté, en 1834, 
un triomphe déplorable en faisant reculer vers une borne dont 
il fallait, au contraire, s'écarter en marchant toujours en avant : 
ce triomphe empêche des échanges qui seraient utiles à la pro- 
spérité du pays. 

Est-ce, en effet, quand on voit chaque jour la propriété se 
concentrer par petits domaines entre les mains de ceux qui les 
exploitent, sortir chaque jour des mains du grand propriétaire 
pour passer par petites portions dans celles de l’ancien fermier, 
à tel point qu'il y a à croire que, dans un temps très-rapproché, 
le sol de la France deviendra exclusivement la chose de ceux 
qui le cultivent , que l'on doit craindre de rendre , comme con- 
traire au principe démocratique, une loi qui ne profiterait en 
rien à la classe des grands propriétaires , et qui serait si profita- 
ble à l'intérêt public, puisqu'elle ferait augmenter les moyens 
d'existence et d'indépendance du peuple sans lui demander 
plus d'efforts? 

Recourons à un exemple pour prouver la vérité de ce que 
nous avançons ; voyons qui fait, qui a intérêt à faire des échan- 
ges, du grand propriétaire ou du petit ? 

Qu'est-ce que le grand propriétaire ordinairement? C’est un 
homme dont le domaine est le vestige d’une vaste possession 
féodale, ou le résultat d'une acquisition faite avec de grands 
capitaux sortis subitement de l'industrie. Sa terre est compacte, 
il n’a rien au loin; s’il a quelque changement à y opérer, c’est 
pour y joindre un morceau adjacent qui est à sa convenance ; il 
achète , mais n'échange pas. 

Prenons en sens inverse un homme qui a commencé par le 
prolétariat, et qui, par son intelligence, son travail, son in- 
dustrie, est parvenu à une position telle, qu'à chaque période 
ternaire il a économisé 1,000 fr. ; il va chercher à les placer en 
terre le plus avantageusement possible, Trop pauvre encore pour 
penser à s'établir, il ne visera pas à des acquisitions de conve- 
nance, à les faire toutes dans le même canton; il cherchera des 
placements lucratifs, et, après trente ans, il aura sur ee calcul 


DE L'ÉCHANGE DES IMMEUBLES. 277 


dix mesures de terre peut-être dans dix communes différentes 
et éloignées les unes des autres. Ces dix mesures, à 25 fr., lui 
rapporteront 250 fr., revenu trop minime pour le faire vivre, 
et il sera obligé de continuer un travail mercenaire pendant 
qu'il pourrait exister libre et indépendant en les exploitant 
lui-même s’il parvenait à les réunir. 

Get exemple posé, nous demandons si c’est au grand proprié- 
taire ou au petit, à l’homme sorti par son travail des liens du 
prolétariat, que la réforme que nous demandons profitera ; 
qui, parlant avec franchise , hésitera à dire que c’est à ce der- 
nier ? 

Le sol de la France, avons-nous dit, deviendra un jour la pro- 
priété exclusive “de ceux qui le cultivent ; c'est un aphorisme 
que le fait justifie tous les jours, et qui se développera davantage 
encore dès l'instant qu'un gouvernement fort, basé sur les vieil- 
les traditions sociales, ayant le caractère de la durée et de la 
fixité, aura balayé du champ de la politique les utopies socia- 
listes et communistes. Alors les erédits public, privé et indus- 
triel se consolideront tellement, que l’on pourra regarder leurs 
actions comme aussi certaines qu'un titre de propriété foncière, 
et l'équilibre de l'économie sociale étant rétabli, la terre, qui ne 
rapporte que 2 et demi pour 400 à celui qui ne la cultive pas, ne 
sera recherchée que par ceux qui voudront en retirer un pro- 
duit double en la fertilisant eux-mêmes dans la liberté et l’indé- 
pendance , tandis que les actions des compagnies financières et 
industrielles deviendront la propriété de ceux que leurs mœurs , 
leurs besoins, leurs goûts , éloignent de la vie des champs. 

Que le Conseil général de l’agriculture, que les Conseils géné- 
raux des départements examinent à fond la question que nous ne 
faisons que poser, et nous sommes persuadé qu'elle trouvera 
place parmi les vœux qu'ils présentent chaque année au gouver- 
nement ; ils auront contribué aussi à faire sortir leur pays d’une 
ornière que les législateurs de la Prusse, de la Suède, du Dane- 
marck, ont comblée depuis longtemps, à l'imitation de l’Angle- 
terre qui a été plus loin encore, car, en 1782, M. Pitt a fait dé- 


278 REVUE DE LÉGISLATION. 


clarer par le pouvoir exécutif de son pays que les échanges se- 
raient obligatoires, toutes les fois que les intérêts de l’agricul- 
ture le commanderaient. 

Mais, en attendant la révision de cette partie de notre législa- 
tion qui régit la perception des droits d'enregistrement sur 
les contrats d'échange ayant pour objet des immeubles ru- 
raux, que les propriétaires fassent cesser un usage qui n’est pas 
un des moindres obstacles à la réunion des parcelles de la pro- 
priété particulière ; que le propriétaire, dont le champ est voisin 
de celui d’un autre qui voudrait en faire un objet d'échange, ne 
le soumette pas, lorsque ce troc ne lui nuit en rien, à un prix 
de convenance auquel un administrateur sage et prudent ne peut 
pas consentir; qu'il ne concoure pas à entretenir dans nos mœurs 
cette espèce d'usure immobilière qu'il faut en chasser; qu'il 
pense qu’un jour peut-être lui-même sera la victime d’un usage 
qu’il aura contribué à entretenir en en partageant l’immoralité. 

Espérons qu’il se trouvera dans l’Assemblée législative des 
hommes amis des réformes sages et nationales, qui s’empare- 
ront de l’idée que nous venons de signaler. 


V. Morann , 
Substitut à Avesnes ( Nord ). 


CODE CIVIL, COPE NAPOLÉON. 279 


CODE CIVIL. — CODE NAPOLÉON :. 


Les différentes lois qui forment aujourd’hui les titres du Code civil ont 
été successivement promulguées dans le cours de l’an XI et de l’an XI}; 
puis, la loi du 30 ventôse an XII les réunit en un seul corps de lois, sous 
le titre de Code civil des Français. On était alors à la fin du consulat. 

Le gouvernement impérial ayant été établi, une loi du 3 septembre 
1807 publia une nouvelle édition contenant les changements de dénomi- 
nation apportés par le nouvel état de choses à ce Code, auquel fut 
donné le titre de Code Napoléon. (Voy. le discours prononcé à la séance du 
Corps législatif du 3 septembre 1807, sur le projet de cette loi, par 
M. Chabot (de l'Allier), orateur de la section de législation du Tribunat.) 

Après la première Restauration, et lorsque les Cosaques eurent fait 
descendre la statue de l'Empereur de son piédestal de la place Vendôme, 
il fut bientôt d’usage de substituer la dénomination de Code civil à celle 
de Code Napoléon, sans qu'aucun acte de l’autorité eût prescrit ce chan- 
gement. | 

Mais, après la seconde Restauration, et lors de l’exaspération politique 
produite par l'événement des Cent-Jours, un esprit d’aveugle réaction 
inspira à quelques partisans de l’ancien régime le projet d'effacer les tra- 
ces de la révolution, d’en anéantir les œuvres, et ainsi d’abolir, ou du 
moins de changer et de remplacer les cinq Codes, en haine des gouver- 
nements qui les avaient donnés à la France. 

Louis X VIIE sut réprimer cette effervescence insensée, et, se bornant 
à mettre la rédaction des Codes en harmonie avec la forme de son gou- 
vernement, il déclara, par une ordonnance du 47 juillet 1816, être trop 
convaincu des maux que l'instabilité de la législation peut causer dans 
un Etat, pour songer à une révision générale des cinq Codes, se réser- 
vant seulement de proposer des lois particulières pour réformer les dis- 
positions susceptibles d’être améliorées, ou dans lesquelles le temps et 
l'expérience feraient apercevoir des im perfections ; ce qui, ajoutait-il, ne 


1 Un de nos correspondants nous transmet les observations suivantes. 


280 REVUE DE LÉGISLATION. 


pouvait être que l’ouvrage du temps et le fruit de longues méditations; 
mais il annonçait en même temps qu'il était indispensable de supprimer, 
dès lors, des différents Codes, les dénominations, expressions et formu- 
les qui n'étaient plus en harmonie avec les principes du gouvernement 
actuel. 

En conséquence, cette ordonnance porta que les dénominations, ex- 
pressions et formules qui rappelaient les gouvernements antérieurs se- 
raient effacées des Codes, et qu’elles seraient aussitôt remplacées par les 
dénominations, expressions et formules conformes au gouvernement 
établi par la Charte constitutionnelle ; qu'il était défendu d'employer les 
dénominations et expressions supprimées, et qu’il serait fait incessam- 
ment, sous la direction du chancelier, chargé par intérim du portefeuille 
du département de la justice, une édition nouvelle des différents Codes, 
contenant les changements ordonnés, mais dans laquelle la substance 
et la rédaction de tous les articles en vigueur demeureraient textuelle - 
ment les mêmes. 

Cet acte étonna les novateurs rétrogrades. Quelques-uns osèrent en- 
voyer une protestation, et demander qu’on suspendit l'exécution de l’or- 
donnance jusqu’à la prochaine session des Chambres, qui devait s’ou- 
vrir le 4 octobre 1816, et sur lesquelles ils comptaient. 

Mais on méprisa ces vaines clameurs, et l'on passa outre. 

Ces curieuses particularités sont rapportées par un auteur non sus- 
pect, M. Locré, dans son grand ouvrage sur la législation civile et com- 
merciale, etc. (t. 1, p. 240 et suiv.), publié sous la Restauration, et for- 
tement empreint des idées alors dominantes. 

Une nouvelle édition des cinq Codes fut donc publiée par cinq ordon- 
nances du 30 août 1816, et l'ordonnance relative au Code civil est ainsi 
conçue : 

« À compter du jour où la présente ordonnance aura dû recevoir son 
exécution dans chacun des départements de notre royaume, il ne pourra 
plus être cité ni employé dans les actes sous seing privé et authentiques, 
plaidoiries, défenses écrites, consultations, ordonnances, jugements, 
arrêts, arrêlés administratifs, ni dans aucun autre acte public, de quel- 
que nature qu’il soit, d’autre texte du Code civil que celui qui suit : 

CODE civil, etc. 

Ainsi, voilà ce Code, qualifié Code Napoléon par une loi, et qui rede- 
vient Code civil par une ordonnance. 

Mais, depuis, le temps a marché, emportant avec lui les passions et 


Le a —_— Te 


CODE CIVIL, CODE NAPOLÉON. 281 


les préjugés politiques , et le grand nom de Napoléon appartient désor- 
mais à l’histoire. 

Ses cendres ont été rapportées en France, et sa statue relevée aux ac- 
clamations du pays; son effigie a été rétablie sur l’étoile de la Légion- 
d'Honneur, et son neveu vient d'être placé à la tête de la République. 

Ne serait-il pas temps de rendre aussi au Code civil son véritable nom 
de Code Napoléon ? 

Ce ne serait pas un acte d’adulation, mais tout simplement la recon- 
naissance d’un fait accompli et la consécration d’une vérité historique, 
qu’il n’appartient à personne d'effacer. 

Qu'on appelle le Code comme on voudra, on n’empêchera pas que la 
France ne se souvienne qu’elle le doit à Napoléon. Il ne s’agit donc que 
de se mettre d’accord avec les faits en appelant les choses par leur nom, 
et à repousser un acte d’ingratitude. 

La base et le but du droit se résument dans cette grande maxime : 
Suum cuique tribuere, S3, Inst., de just. et jure, 1,1: à chacun le 
sien. 

Or, si l’on nomme Corps de droit de Justinien, Code et Institutes de 
Justinien, les compilations plus ou moins exactes et plus ou moins mé- 
thodiques, composées par ordre de cet empereur, combien ne serait-il 
pas plus juste d’inscrire en tête du Code civil le nom de celui qui a pris 
une part si réelle et si active à sa rédaction, payant de sa personne, au 
sein du Conseil d'Etat, comme il le faisait sur les champs de bataille ? 

Ce Code immortel sera son plus beau titre de gloire. Résumé pacifi- 
que des principes libéraux et populaires de la grande Révolution de 4789, 
il n’a pas coûté de larmes ni de sang, n’a pas attiré d'invasion ni de 
sanglantes représailles, étant, au contraire, adopté comme loi par la plu- 
part des peuples qui nous ont combattus comme ennemis. 

Tel est l'empire de la justice et de la raison, supérieur à celui de la 
force. 

Je crois donc que le président de la République ferait une œuvre juste 
et populaire en replaçant le nom glorieux de son oncle en tête du Code 
Napoléon; ce Code tient son nom d’une loi, celle du 3septembre 1807, 
et il en a été dépouillé par une simple ordonnance. Le chef du pouvoir 
exécutif ne ferait donc que rentrer dans la voie de la légalité en rappor- 
tant par arrêté une ordonnance, pour revenir à l’exécution d’une loi. 


Strasbourg, le 7 mai 1849. 
THIÉRIET, 


Professeur à la Faculié de droit de Strasbourg. 


282 REVUE DE LÉGISLATION. 


BIBLIOGRAPHIE ANCIENNE :. 


Les Reliefs forenses de M° Sebastian Roulliard, de Melun, advocat en 
Parlement. 4 vol. in-12, Paris, 1607. 


Recueil de 95 plaidoyers prononcés devant le Parlement de Paris, ou 
de Mémoires présentés à la même Cour, dont la plupart sur des matières 
de droit ecclésiastique. Curieux monument de pédantisme et de mauvais 
goût. I’éloquence de Me L’intimé pälirait à côté de celle de Me Roulliard. 
Chacun des vingt-cinq plaidoyers que ce livre renferme n’est, à vrai 
dire, qu’un centon de passages grecs, hébreux ou latins, parfaitement 
étrangers à la question traitée. Le volume se termine par un petit opus- 
eule du même auteur, intitulé : Magnifique Doxologie du festu, par 
M: Sebastian Roulliard, advocat en Parlement, Paris, 1640. Me Roulliard 
y atteint l’extrème limite du ridicule. 


Recueil général des pièces contehtues au procez de monsieur le marquis 
de Gesvres et de mademoiselle de Masczanni, son épouse. 4 vol. in A9, 
Rotterdam, 1714. 


La législation moderne d mis heureusement fin à ces scandaleux pro- 
cès en nullité de mariage pour cause d’impuissance. Le procès entre 
M. et Mm° de Gesvres, plaidé à Paris, en 1712, est à la fois un des plus 
célèbres et des plus scandaleux. Les plaidüyers de Me Pegon, pour Mn° de 
Gesvres, demanderesse en nullité, et de Me Arraull, pour M. de Gesvres, 
contiennent l’histoire et la théorie de la matière, et particulièrement des 
dissertations très-curieuses sur le mode de preuve usité en pareil cas. 
Le volume est précédé d’un choix de thèses miédico-légales sur le même 
sujet. 

Traicté de la dissolution du Mariage pour l’impuissance ou froideur de 

l’homme ou de la femme. 4 vol. in-42, Paris, 4610. 


« Comme les maladies survenantes plus fortes en un temps qu’en un au- 
tre, ditl’auteur anonyme de ce petit traité, donnent occasion aux médecins 
d’estudier et rechercher plus soigneusement le remède qui y est nécessaire : 


1 Chez Vidéëéot, place du Panthéon, 1. 


BIBLIOGRAPHIE ANCIENNE. 283 


aussi les procès qui sont advenus en nostre temps, plus frequents que 
de coustume, d’entre l’homme et la femme pour l'impuissance de l’un 
ou de l’autre, m’ont faict rechercher avecques plus grand soin le moyen 
de les juger et par quelles procedures on peut parvenir à la décision 
d’une telle et si grande matière. Et puis dire qu’il ne se trouve point, ou 
bien peu de procès à vuider dont la cognoissance soit plus occulte et ca- 
chée qu’est celle qui concerne la puissance en un homme ou en une 
femme : et ce qui est de plus grand malheur, il ne se trouve dispute en 
laquelle il y ait plus d’outrecuidées presomptions, vaines imaginations et 
diverses opinions qu’en celle-cy. » Dissertation très-bien écrite et qui 
renferme en peu de mots un résumé du droit romain et du droit cano- 
nique sur la matière. 


Tractatus de repudiis et divortiis, in quo pleræque de causis matrimo- 
nialibus (quas vocant) incidentes controversiæ ex verbo Dei decidun- 
tur. Additur juris civilis Romanorum et veterum his de rebus cano- 
num examen ad ejusdem verbi Dei et æquitatis normam. Ex Theodori 
Bezæ Vezelii prælectionibus in priorem ad Corinthios Epistolam. 
4 vol. in-48, Lugduni Batavorum, 1651. 


Comme le titre l'indique, ce livre est un extrait des leçons faites à Ge- 
nève, par Théodore de Bèze sur la première épître de saint Paul aux Co- 
rinthiens. Bèze cherche à y établir la doctrine de l’église vrotestante sur 
le mariage et le divorce ; aux principes du droit canonique posés par les 
conciles, le réformateur oppose les principes des jurisconsultes romains, 
et, par cette méthode, son livre devient un ouvrage de droit, aussi bien 
qu’un traité de théologie. Les principaux points sur lesquels Bèze attaque 
les canonistes sont le calcul des degrés de consanguinité et l’indissolu- 
bilité du mariage. Comme tous les docteurs protestants, Bèze admet et 
s'efforce de justifier le divorce pour cause d’adultère. 


Du Mariage dans ses rapports avec la religion et avec les lois nouvelles 
de France. 2 vol. in-8. Paris, frimaire an IX (par Agier). 


« Les lois du 20 septembre 1792 et autres successives ont tellement 
bouleversé notre ancien Code matrimonial, dit l’auteur, qu’on en retrouve 
à peine quelques vestiges. Le contrat civil désuni d’avec le sacrement ; 
le divorce autorisé et même rendu en quelque sorte nécessaire pour rem- 
placer les séparations de corps que la loi ne connaît plus, le mariage des 
prêtres, des religieux permis et encouragé; la plupart des empêche- 
ments dirimants qui existaient autrefois supprimés, anéantis ou complé- 


284 REVUE DEÆ LÉGISLATION. 


tement modifiés : tel est sur le fait du mariage l’état de notre législation 
actuelle. » Sur toutes ces questions soulevées par la réforme révolution- 
naire, l’auteur cherche à établir, en canoniste et en jurisconsulte, les vé- 
ritables principes. Gallican décidé, il insiste sur la distinction du contrat 
et du sacrement, contrairement aux décisions du concile de Trente. 


Recherches pour servir à l'histoire du droit français. 4 vol. in-12, Pa- 

ris, 1752. 

Grosley, avocat, membre de l’Académie de Châlons-sur-Marne, est 
l'auteur de ce petit traité. Il y soutient contre Boubhier et les romanistes 
qu’il faut chercher l’origine du droit coutumier dans les Institutions des 
Gaulois. On peut se convaincre par la lecture de son livre combien il est 
facile de trouver des textes à l’appui d’un système historique, quel qu’il 
soit. Le système de Grosley, bien qu’il renferme assurément une part de 
vérité, n’est plus dans sa généralité qu’un brillant paradoxe. Le volume 
est terminé par une dissertation sur la noblesse utérine de Champagne. 
L’exemplaire que nous avons sous les yeux a fait partie de la bibliothèque 
de feu M. Berriat Saint-Prix, qui l’a enrichi de notes marginales. 


Recueil des traittez de paix, trèves el neutralité entre les couronnes 
d’Espagne et de France. 1 vol. in-18, Anvers, 1664. 


Voici l’énumération des traités contenus dans ce volume : traité de Ma- 
drid (4326), traité de Cambray (1529), trêve de Bommy (1537), trêve de 
Nice {1528), traité de Crespy (1544), trêve de Vaucelles (1555), traité du 
Cateau-Cambresis (1559), traité de Vervins (1598), traités de neutralité 
entre les duché et comté de Bourgogne (1522, 1611), paix des Pyré- 
nées (1659). 

Coutumes du ressort du Parlement de Guyenne, avec un commentaire 
pour l'intelligence du texte et les arrests rendus en interprétation, par 

deux avocats au même Parlement. 2 vol. in-8°, Bordeaux, 1768. 


Bien que le Parlement de Bordeaux eût son ressort dans les pays de 
droit écrit, on comptait dans ce ressort onze coutumes particulières, celles 
de Bordeaux, Bayonne, Acs, Labourt, Saint-Sever, Agen, Limoges, Saint- 
Jean-d’Angely, Saintes, Marsan et Bergerac. La plus importante de toutes 
était la loi municipale de Bordeaux. Les deux volumes que nous avons 
sous les yeux contiennent : 4° l’ancien texte de la coutume, en langue 
romane du treizième au quatorzième siècle, avec introduction et glos- 
saire ; 2° le texte de la coutume réformée, en 4520, en langue française, 


RIBLIOGRAPHIE ANCIENNE. 285 


avec un commentaire sous chaque article; 3° un recueil d’arrêts ren- 
dus en interprétation de la coutume; 4° onze dissertations fort éten- 
dues sur les principales controverses de la coutume ; S le titre des édi- 
fices et maçonneries, extrait des statuts de la ville et banlieue de Bor- 
deaux, rédigés en 1542, avec commentaires; enfin, par forme d’appendice, 
un morceau en langue romane du treizième ou quatorzième siècle sur les 
formalités des combats judiciaires , et une ordonnance latine de Phi- 
lippe [EE (juillet 1280), qui abolit certaine coutume de Guyenne, relative 
au serment de l’accusé. C’est l'ouvrage le meilleur et surtout le plus com- 
plet qui ait été publié sur la coutume de Bordeaux. 


Masuerii jurisconsulti galli Practica forensis castigatius quam antehac 
edita et in novis additionibus summariisque aucta et locupletata ac in- 
dice copiosissimo illustrata. 4 vol. in-12, Paris, 1548. 


Masuer a rédigé en français, vers le quinzième siècle, un Coutumier 
d'Auvergne et de Bourbonnais, dont il existe plusieurs manuscrits, no- 
tamment à la Bibliothèque-Nationale, à Paris. Le volume que nous 
avons sous les yeux est une traduction ou plutôt un remaniement com- 
plet de l’ouvrage original qui se trouve presque doublé par des notes, 
gloses et citations intercalées dans le texte. Plus tard, cette traduction 
latine, qui paraît avoir fait oublier l'original, a été retraduite en fran- 
çais, avec des notes par Fontanon. Nous n’avons pas besoin de rappeler 
ici l'importance du livre de Masuer pour la connaissance de la pratique 
judiciaire au moyen âge. Le volume se termine par un opuscule intitulé 
Liber de Exceptionibus M. Nepotis a Monte Albano qui fugitivus vulgo 
dicitur. C’est un traité des Exceptions et Défenses, tant en droit romain 
qu’en droit canonique. 


Joh. Arn. Cordini Jc. Jurisprudentia romana CI. J. C. Hermanni Vul- 
teii contracta publico donata studio et opera Arn. Joh. fil. Corvini. J. 


Ü. D. 1 vol. in-18. Amstelodami, apud Ludovicum Elzevirium, 4644. 


Johannis Arn., Corvini J. C. Enchiridium seu Institutiones imperiales 
insertis latioribus materiis, theorice et practice digestæ et explicatæ 
per Erotemata. 1 vol. in-18, Amstelodami, apud Ludovicum Elzevi- 
rium, 4649. 


286 REVUE DE LÉGISLATION. 


Johannis Arn. CorviniJ. C. Elementa juris civilis juxta ordinem insti- 
tutionum imperialium erotematice exposita, additis Germani Cousinii 
J. C. receptarum utriusque juris regularum partitionibus. 4 vol. in-18. 
Amstelodami, apud Danielem Elzevirium, 1664. 


Arnoldi Corvini a Belderen J. C. batavi Digesta per aphorismos stric= 
tim explicata. 1 vol. in-18. Amstelodami, ex officina Elzeviriana, 1664. 


Manuels bien connus et souvent réimprimés. Tous les ouvrages biblio- 
graphiques en donnent la description. 


Lu commemerm mes eee eee ee en see 
—— ee me + men eme 


BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE. 


Justice criminelle des duchés de Lorraine et de Bar, du Bassigny et 
des Trois évéchés (Meurthe, Meuse, Moselle, Vosges, Haute-Marne }, 
tome Ier, par Dumont, substitut de Cour d'assises. Paris, Derache, 
rue du Bouloy, 7 


On peut dire du droit, que non-seulement il tient à l’histoire, mais 
qu'il a la sienne. Il a sa poésie, sa philosophie, sa littérature et son 
économie politique ; il devait avoir ses archéologues. Ce titre a tenté 
M. Dumont, ancien avocat et juge-suppléant à Saint-Mihiel, aujourd’hui 
membre du parquet de la même ville. Déjà dans son livre sur Commercy, 
ouvrage que l'immortel auteur de la vie de Rancé honora d’une recom- 
mandation, M. Dumont avait donné quelques échantillons de l'étude 
qu’il commençait sur les errements de la justice criminelle des ressorts de 
Metz et de Nancy. Les recherches sur le produit de certaines amendes 
à l’époque où l’on adjugeait la ferme des contraventions, comme de nos 
jours celle des boues, les observations sur l'habitude de se rendre alors 
adjudicataire de telle ou telle ferme, afin de faillir impunément, révé- 
_ Jaient la voie où il s’engageait, dans le but louable de faire tourner au 
profit de son service professionnel ses études de prédilection. 

1l serait à désirer que dans la circonscription de chacun des anciens 
Parlements on entreprit un travail semblable. Le droit criminel, déjà 
vengé et largement de l’oubli dont il fut longtemps frappé, ferait encore 


BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE. 287 


de nouveaux progrès en se retrempant à son origine; de précieuses 
révélations sortiraient d’une comparaison des différents systèmes ré- 
pressifs admis autreïois dans le territoire ; les dissemblances des pays 
de droit écrit avec ceux dits coutumiers ont été signalées en ce qui 
touche le droit civil, on ne s’en est pas occupé par rapport aux lois cri- 
minelles ; enfin la série de publications, dont M. Dumont a donné l’idée 
en en fournissant le modèle, accumulerait les éléments d’une œuvre 
générale qui paraît n'être qu’effleurée et dont on n'aurait plus à cher- 
cher les matériaux. 

En Lorraine, comme dans l’Orléanais, des villes réputées asiles ont dû 
renoncer à leur privilége sous peine d’être changées en Cours des Mi- 
racles ; un trait de mœurs, commun aux Messins et aux gens du Hainaut, 
consiste dans l’hérédité des haines auxquelles cèdent les agresseurs 
nocturnes connus, des deux parts, sous la dénomination expressive de 
« rattendeurs » ; l'assurance de corps dont les témoins et plaignants du 
Pas-de-Calais ne manquent guère de former la demande, et que l’on 
pourrait croire empruntée au warrant take the peace des Anglais, n’est 
autre que l’assurement des Lorrains. 

Ces citations sont autant d'exemples de comparaison intéressants , 
si je ne me trompe, à établir. J’ajoute qu’il n’est presque pas de page, 
dans l’ouvrage de M. Dumont, qui n’instruise par quelque notion de ce 
genre ou d’un autre. 1] fait penser. Tantôt il montre le ministère public 
en exercice dans le Barrois, près de trois siècles avant l’organisation de 
la même magistrature en France ; tantôt il constate que dès le seizième 
siècle (aussitôt qu’en Piémont), il s’y trouvait un avocat des pauvres; 
ici, ressort une lacune de notre Code où la fraude matérielle, le men- 
songe muet qui voue l’innocent au châtiment et la justice à l'erreur 
reste en dehors des peines'; là une statistique nous apprend qu’un 
procès correctionnel sur cinq se réformait jadis en appel, tandis qu’à 
présent ce n’est qu’un sur quinze ; plus loin, on remarque qu'aux termes 
d’une ordonnance qui rappelle celle rendue et subie chez nous par 
Poyet , les avocats censés inutiles, en général, étaient appelés en cas de 
litiges obscurs, moins par conséquent dans l’intérêt de la défense que 


1 Non-seulement le dépôt d'objets destinés à constituer de fausses pièces 
de conviction n’est pas puni, mais des arrêts décident que s'emparer d’un 
objet dans ce but n’est pas un vol. ( Sic Amiens, octobre 1847. ) 


288 REVUE DE LÉGISLATION. 


dans celui de l’expédition de la justice; ailleurs encore, l’écrivain- 
légiste amuse le lecteur en rapportant que certains greffiers donnaient 
connaissance aux condamnés du retentum aussi bien que du reste de 
leur sentence, de façon que ceux-ci avaient beau jeu à braver des sup- 
plices à eux signalés de prime-abord pour comminatoires ; enfin il émeut 
en analysant la théorie de la torture ou question préparatoire ; on tour- 
pait la prohibition d'y soumettre plus d'une fois les patients, et pour 
appliquer jusqu’à sept reprises un malheureux sur le chevalet, on dis- 
tinguait! 

Ce chapitre relatif à la question est traité de main de maitre, je ne 
voudrais pas dire avec amour. Frontal, brodequins, tortillons, échelles ; 
roue, comme à Desrues ; eau, comme à Cartouche et à la Brinvilliers, 
rien n’est omis. Bien plus, aux explications se rattachent des plans figu- 
ratifs tirés, dit l’auteur de la collection, de mon cabinet. M. Dumont pos- 
sède un musée de supplices, toute sorte d'instruments cruels dont il nous 
présente le catalogue. Mais, Dieu merci, le sentiment qu’un tel cabinet 
semble inspirer à son possesseur, c’est celui d’une vive et chaleureuse 
répulsion pour la barbarie dont il émane. 

J’insisterai, en analysant le second volume, sur un regret que me 
causent des détails fâcheux. Je me permettrai d'engager l’auteur à se 
montrer circonspect sur certains sujets graves. Rabelais n’a rien du 
bénédictin , c’est moins Saint-Foix que Calmet, qu’un savant Lorrain 
doit prendre pour guide; ni comme homme, ni comme archéologue, 
Dulaure n’approcha de Félibien. 

Sous le mérite de cette restriction, je recommande le nouvel essai du 
jeune magistrat. Marqué au coin de la science et du talent, il sera lu et 
consulté avec fruit. Trois conseillers, un président de Chambre, sortis 
tous les quatre de Nancy, siégeaient ensemble, il y a quatre ans, à la 
Cour suprême. Un ressort digne d’un tel chef-lieu l’aide à compléter une 
pléiade d'hommes éminents que la politique et la plus haute magistra- 
ture se sont partagés comme à l’envi; M. Dumont, son livre à la main, 
va prendre rang, non pas à leur niveau, mais dans leur cortége. 


BouRDON, 
Juge au tribunal civil de Lille. 


DOMAINE INTERNATIONAL. 289 


DES MOYENS D'ACQUÉRIR 


LE DOMAINE INTERNATIONAL. 


INTRODUCTION. 


4. Lorsqu’en jetant les yeux sur une carte géographique, 
on considère les lignes de diverses couleurs qui y marquent la 
limite des États; lorsqu'on voit ces lignes varier, s'étendre ou 
se restreindre d'une époque à l’autre, souvent à peu d'années 
d'intervalle, et signaler ainsi des modifications successives 
dans l'étendue territoriale occupée par les divers peuples, on 
ne peut s'empêcher de se demander quelles sont les causes qui 
président à ces modifications, à ces agrandissements ou à ces 
diminutions de territoire. N’y a-t-il [à qu’un effet des hasards 
de la fortune, du choc de la force contre la faiblesse, ou bien 
est-il possible de remonter plus haut, jusqu’à une source plus 
pure, jusqu'à l’idée de droit? 

2. Le droit, qui n'est autre chose, dans son essence, qu’une 
conception abstraite, l’une des plus belles de notre raison, 
celle des nécessités morales d'action ou d’inaction entre les 
hommes, le droit existe pour les hommes individus et pour 
les hommes agissant collectivement; il y a pour les nations les 
unes à l'égard des autres, comme pour les particuliers entre 
eux, des nécessités morales d’action ou d’inaction : notre raiz 
son souffre si ces nécessités sont violées ; elle est satisfaite si 
elles sont observées. | . 

Sans doute les nations sont indépendantes les unes des au- 

NOUV. SÉR. T. XIV. 49 


290 REVUE DE LÉGISLATION. 


tres; elles ne reconnaissent au-dessus d’elles-mêmes, dans l’é- 
tat actuel, ni législature chargée de décréter, ni juridiction 
chargée de prononcer, ni force supérieure chargée d'agir pour 
les contraindre à ce qu’elles doivent faire ou ne pas faire dans 
leurs relations respectives, pour transformer en nécessités de 
fait les nécessités morales du droit. En cas de conflit, lorsque 
les mesures de conciliation ont été inefficaces, la guerre reste 
le seul moyen de décider la contestation; duel judiciaire dans 
lequel, trop souvent, il est vrai, la cause la plus juste n’est pas 
la cause triomphante; mais les vérités morales du droit n’en 
existent pas moins; les nations, dans les manifestes par les- 
quels elles exposent leurs griefs et leurs prétentions, cherchent 
à se fonder sur ces vérités; elles en reconnaissent la supréma- 
tie; toutes tiennent à paraître les suivre et s’y soumettre; et 
la sanction suprême se trouve, en définitive, dans l'intérét 
général, qui réunirait bientôt toutes les nations contre celle 
qui, en violant continuellement le droit, mettrait en danger. la 
sécurité des autres. 

3. Un des objets les plus importants de ces relations, de ces 
devoirs à observer de peuple à peuple, est sans contredit le 


territoire sur lequel chacun d'eux est établi ; il y a incontesta- 
blement entre les nations, au sujet de ce territoire, des règles 


de conduite que trace la raison du juste; on sent que ce sont 
ces règles qui doivent présider aux modifications d’étendue que 
peuvent subir ces territoires; si la force ou d’autres causes de 
fait viennent seules déterminer de pareilles modifications, le 
sentiment moral commun en est blessé: en un mot, nous trou- 
vons là une sorte de domaine international, de propriété d’É- 
tat à État, qui a ses analogies, mais aussi ses différences avec la 
propriété privée. | 

Le but spécial de cette dissertation est de rechercher et 
d'exposer succinctement quels sont, d’après le droit des gens, 

* : 


DOMAINE INTERNATIONAL. 291 


les moyens d'acquérir cette sorte de domaine ou de propriété 
d'État entre les nations. 

4. Les vérités de raison sur la conduite que les nations doi- 
vent tenir dans leurs rapports mutuels, sur les actes qu’elles 
doivent faire ou dont elles doivent s'abstenir les unes à lé- 
gard des autres, forment la partie la plus haute de ce qu'on 
nomme le droit des gens ou droit international. C’est la partie 
rationnelle , la partie philosophique de ce droit, ce que l’on 
qualifiait autrefois de droit des gens naturel. Le progrès de 
l'esprit des nations, dans cette voie, consiste à reconnaître, à 
démontrer ces vérités, à en dégager de plus en plus les er- 
reurs, les incertitudes ; et la connaissance de ces vérités dans 
leur ensemble, telle du moins qu'il est donné à la raison hu- 
maine d'y atteindre progressivement, constitue ce que l’on peut 
appeler véritablement la science du droit des gens. 

Dans toutes les relations des hommes, soit publiques, soit 
privées, cette partie rationnelle du droit forme le type supé- 
rieur, le principe dominant auquel doivent tendre sans cesse 
à se rallier les institutions positives; mais dans les relations de 
peuple à peuple, en l'absence de pouvoir législatif décrétant 
des règles impératives de conduite, la partie rationnelle a une 
puissance effective plus marquée, on s’y réfère plus fréquem- 
ment, et elle entre souvent, comme le seul guide qui existe, dans 
l'application. Nous devrons nécessairement y recourir en pre- 
mière ligne, pour lexploration du sujet que nous nous som- 
mes donné. | 

5. Cependant, précisément parce qu’elle n’est qu'une œu- 
vre de science, la détermination de ce droit des gens ration- 
nel ne se présente nulle part formulée avec autorité, la re- 
cherche en est abandonnée à la raison de chacun, la notion 
en est incertaine, ondulante et contestée comme tout ce qui 
tient à l'opinion des hommes; cette partie théorique est bien 


292 REVUE DE LÉGISLATION. 


loin de suffire à la conduite des affaires; il faut, pour cette 
conduite, une base plus apparente et plus arrètée. Or, à dé- 
faut de loi générale promulguée, ilne reste aux nations, comme 
base positive, que les traités ou conventions qu’elles peuvent 
faire. De même qu'entre les particuliers, de même entre les 
peuples les conventions régulièrement formées, pour tout ce 
qu’il est permis de régler de cette manière, ont force obliga- 
toire. C’est la loi particulière des contractants. De l’ensemble 
et de la série de ces traités entre les nations résulte pour elles 
une sorte de droit expressément formulé : le droit des gens ou 
droit international conventionnel. Ce droit conventionnel devra 
entrer, comme un second élément essentiel et positif, dans no- 
tre travail. 

6. Enfin, les coutumes traditionnelles, les usages générale- 
ment observés, l'autorité des précédents historiques, consti- 
tuent aussi un droit des gens usuel ou coutumier, qui n'est 
pas sans influence dans les relations internationales. Le pu- 
bliciste philosophe peut bien s'attacher de préférence à la. 
partie scientifique ou même s’y tenir exclusivement; mais 
l’homme d'État qui a la charge des affaires, tout en cherchant 
à introduire et à réaliser dans la pratique les améliorations, les 
réformations signalées d’une manière sûre par la science, est 
obligé, jusqu'à modification, de se conformer au droit des gens 
conventionnel, et de tenir compte, dans des limites convena- 
bles, de l'exemple et de l'autorité des précédents. Nous pui- 
serons dans ces précédents historiques un troisième élé- 
ment, pour la solution des problèmes que nous aurons à nous 
poser. | 
7. En lisant les traités de droit international, on a pu re- 
gretter quelquefois de ne pas y sentir les indices d’une con- 
naissance plus nette et plus ferme des principes du droit privé ; 
comme aussi, dans les travaux des jurisconsultes, on peut rc 


DOMAINE INTERNATIONAL, 293 


gretter de ne pas voir accorder aujourd'hui une place suffi- 
sante aux études du droit international, jadis beaucoup plus 
en honneur parmi eux. Sans doute, il y a de grandes diffé- 
rences entre la constitution individuelle de l’homme et la con- 
stitution collective des nations ou des réunions d'hommes vi- 
vant et agissant collectivement ; par conséquent, de grandes 
différences entre les relations des uns et les relations des au- 
tres, et entre les nécessités morales de conduite qui doivent 
présider à ces relations, c'est-à-dire entre le droit privé et le 
droit international. Mais, au fond, l'homme étant toujours le 
point de départ, le droit privé est le point de départ du droit 
international; les principes de l'un sont en germe dans les prin- 
cipes de l’autre; et les différences même qui existent entre les 
deux, lorsqu'elles sont exactement et nettement signalées, ser- 
vent à mieux déterminer et à mieux faire connaître chacun de 
ces droits. Nous tâcherons, dans les limites restreintes de no- 
tre faible savoir, de puiser à cette double source, du droit 
privé et du droit public des gens, les lumières qui nous seront 
nécessaires pour notre travail. 

8. Avant d’en venir aux moyens d'acquérir, qui forment le 
sujet spécial de cette dissertation, il est quelques notions pré- 
Jiminaires que nous devons supposer connues, mais sur les- 
quelles, cependant, il ne sera pas inutile de nous Su a 
brièvement. 


294 REVUE DE LÉGISLATION. 


NOTIONS PRÉLIMINAIRES. 


Gnaenss 


DOMAINE IXTEANATIONAL. 


Ce que c’est que le domaine international, à quels objets il s'applique, : 
et quels en sont les effets. 


9.1! y a bien des siècles, depuis les temps antiques jus- 
qu'aux temps actuels, depuis Platon jusqu'à J.-J. Rousseau, 
avant d’en arriver aux écrivains de nos jours, que le principe 
de la propriété privée, celui surtout de la propriété privée ter- 
ritoriale, a été diseuté, contesté, nié, d’une manière plus ou 
moins sérieuse ou hypothétique, plus ou moins calme ou véhé- 
mente. Ces discussions, qui ne sont, en des temps paisibles, 
que des amusements de l'imagination, ou des thèses de philo- 
sophie, d'économie politique et sociale, deviennent, dans les 
temps agités, et lorsque des masses croient pouvoir les tra- 
duire en faits, de terribles éléments de trouble et de bouleverse- 
ment. Mais on n'a pas encore étendu ces contestations, que je 
sache, au droit, pour les nations, de se fixer, de s’établir sur 
un certain territoire et d'exiger que les autres nations les yres- 
pectent. | 

40. Il y a longtemps qu’on a fait remarquer que cette fixité, 
que cet établissement stable est une condition nécessaire au dé- 
veloppement d'une nation, à la sustentation et au bien-être 
des hommes dont elle se compose, à la marche ascendante de 
son industrie, de son commerce, à ses progrès dans les scien- 
ces, dans les lois, dans la civilisation. L'intérêt de l'humanité 
en général est forcément rattaché à cet intérêt de chaque na- 


DOMAINE INTERNATIONAL. 295 


tion en particulier. Des peuples qui r’auraient point de terri- 
toire fixe ne se livreraient pas, sur un sol qu’ils devraient aban- 
donner bientôt, à des améliorations dont ils ne devraient pas 
profiter. Sans ces améliorations, fruits de la culture de l’homme, 
la terre ne pourrait suffire à nourrir ces nombreuses populations 
qui augmentent tous les jours; sans les travaux d'art qui diri- 
gent les rivières, assainissent les climats, protégent les champs 
contre l’envahissement des eaux, créent de nouvelles voies de 
communication, le séjour d’une contrée ne serait pas en har- 
monie avec les besoins et la nature éminemment perfectible de 
l'humanité. Les Hurons et les Iroquois, avec des fatigues 
inouies, en menant une vie misérable, fournissent à la cousom- 
mation quelques fourrures; dix tribus, c’est-à-dire environ un 
millier d'hommes, en Arabie ou en Tartarie, végètent avec leurs 
troupeaux dans le même espace où, en France, cent mille cul- 
tivateurs trouvent à vivre de leur travail; et ces gens-là, à tra- 
vers les siècles, sont toujours les mêmes. 

Par son établissement, par son séjour, par son action quo- 
tidienne sur une terre, une nation se l’assimile et s’identifie 
en quelque sorte avec cette terre; elle en prend le nom ou elle 
lui donne le sien ; elle en modifie les aspects, même les qualités ; 
elle reçoit du climat et de la nature de la contrée des impres- 
sions qui influent sur ses penchants, sur ses idées; qui se re- 
produisent dans son costume, dans son langage, dans ses 
mœurs, dans ses arts, dans ses connaissances; et qui, se re- 
flétant à leur tour sur le pays, finissent, au moyen de cette al- 
liance intime des hommes et de la terre, par constituer un vé- 
ritable peuple, ayant sa figure, ses allures et ses éléments 
particuliers. 

11. La vérité de ces observations, comme choses de fait, est 
incontestable; mais, de ces faits, la raison humaine n’a-t-elle 
aucune conclusion à tirer? Sur ce territoire où un peuple, c’est- 


9296 REVUE DE LÉGISLATION. 


à-dire une agrégation d'hommes vivant et agissant collective- 
ment, se trouve établi et qui est indispensable à l'accomplisse- 
ment de s1 destinée, les autres agrégations peuvent-elles, au- 
jourd’hui ou demain, de l’un ou de l'autre des points cardinaux, 
au gré du vent ou de la passion qui les pousse, au moyen de 
la pression, des tiraillements et des déchirements de la force 
brutale, venir disputer les établissements, violenter ou expulser 
les habitants, sauf à être expulsés bientôt à leur tour? Ou bien 
y at-il, relativement à ce territoire, entreles diverses nations, des 
nécessités morales de conduite, des actions à faire ou à ne pas 
faire ? Si vous répondez non, qu'est-ce que la vie entre les hom- 
mes et à quoi nous sert la raison? si vous répondez ovt, le 
droit de propriété entre les nations est reconnu. 

42. Ce mot de propriété est emprunté au droit privé. Appli- 
qué aux relations entre les peuples, il a quelque chose d’ex- 
ceptionnel, de profondément distinct ; il importe d'en bien dé- 
finir le sens et la portée. Commençons, pour cela, par séparer 
avec précision de notre sujet quelques espèces de droits qui 
peuvent appartenir à un État sur son territoire, mais qui ne 
doivent pas être confondus avec la propriété internationale. 

43. Qu'une nation, que l'être collectif qu’on appelle l'État 
puisse avoir des biens, des créances, des dettes, et fonctionner 
à l'égard de ces biens à peu près comme un autre propriétaire, 
c'est ce qui arrive tous les jours : soit qu’il s’agisse de numé- 
raire, de meubles ou d'immeubles, de biens sans maitre, de 
successions en déshérence ou de toutes autres valeurs apparte- 
nant à l'État et laissées par lui dans le commerce; soit qu'il 
s'agisse de biens affectés à une destination nationale, comme 
les édifices pour les assemblées, pour le gouvernement, pour 
certains services administratifs, les arsenaux, les fortifications ; 
ou de biens abandonnés par l’État propriétaire à l'usage de 
tous, comme les grandes routes et les grandes rivières. Il y a 


DOMAINE INTERNATIONAL. 297 


là, comme on dit, domaine privé ou domaine publie de l'État, 
c’est une sorte de propriété de droit privé, combinée avec les 
prescriptions du droit public intérieur de chaque pays. Ce n’est 
pas la propriété entre les nations dont nous avons à nous oc- 
cuper. 

44. Voici une autre sorte de droit qui est dans le même cas : 
les anciens jurisconsultes et les publicistes le plus en crédit 
pour le droit des gens, Grotius, Puffendorf, Vattel, émettent la 
doctrine que l'État a sur les biens de ses sujets, et particuliè- 
rement sur les biens territoriaux, ce qu'ils appellent un haut 
domaine ou domaine éminent; et les particuliers seulement un 
domaine utile. Cette idée était puisée par eux au milieu dans 
lequel ils vivaient, c'est-à-dire au système des concessions féo- 
dales et au régime public né de ce système. Elle se trouve aussi, 
avec quelque analogie, quoique avec une origine différente, chez 
les Romains, au sujet du sol provincial, sol conquis, dont le 
domaine était au peuple, et dont les particuliers n’avaient 
qu'une sorte de possession ou de propriété prétorienne utile, 
à charge de tribut ‘. Après qu'il eut été admis en principe que le 
roi était le seigneur suzerain de tout le royaume, à l'époque où la 
couronne s'était constituée au-dessus des fiefs, et où l'État se per- 
sonnifiait dans la personne du roi, cette prétention d’un domaine 
éminent sur tous les biens des sujets était arrivée à sa plus 
haute et à sa plus vigoureuse formule, comme on peut le voir 
dans les paroles de Louis XIV, écrivant ses instructions 
pour son fils *. C’est par suite de cette origine féodale et comme 


* Garus, Comm. , 11, (7. 

3? «Tout ce qui se trouve dans l'étendue de nos États, de quelque nature 
qu’il soit, nous appartient au même titre... Les deniers qui sont dans notre 
casselte, ceux qui demeurent entre les mains de nos trésoriers, et ceux que 
nous laissons dans le commerce de nos peuples , doivent être par nous ména- 
gés. Les rois sont seigneurs absolus, et ont naturellement la disposition 
pleine et libre de tous les biens qui sont possédés aussi bien par les gens 


298 REVUE DE LÉGISLATION. 


réaction permanente contre un tel régime, que tous les efforts 
faits pour arriver à la plénitude et à l'indépendance, même exa- 
gérée, même absolue, de la propriétée privée, ont été considérés 
par nos pères comme des luttes d’affranchissement et entourés 
de popularité ; tandis qu'aujourd'hui certains esprits, par cela 
seul que la forme du gouvernement est républicaine, voudraient 
ressusciter, quant à la propriété, au profit de la République 
des prétentions analogues à celles de la féodalité. Nous croyons 
que ces idées et ces expressions de domaine éminent, de do- 
maine utile, ne sont plus en harmonie avec les doctrines et avec 
les faits qui doivent prévaloir. Cependant il n’en est pas moins 
vrai que la nation a certains droits sur les biens de ses mem- 
bres. Dans l’intérieur de son territoire et de son gouvernement 
elle est souveraine, ce qui signifie qu'elle est le pouvoir le plus 
haut, et qu'aucune autorité n’est placée au-dessus d'elle. Elle 
a le droit de réglementer les conditions, les conséquences et 
les charges publiques de la propriété privée. En examinant ra- 
tionnellement le sujet, on arrivera à cette conelusion : que Ja 
propriété privée, principalement celle qui a pour objet les di- 
verses portions du territoire attribuées individuellement aux 
particuliers, est un droit, non pas exclusif, mais un droit des- 
tiné à fonctionner pour l'intérêt général, au moyen du ressert 
de l'intérêt privé; et que, dans tous les cas, sans contestation 
possible, la nation ou l'être collectif qui constitue l'État a, 

quant à tous les biens de ses nationaux, un pouvoir, un droit 


d'église que par les séculicrs, pour en user en tout temps... selon le besoin 
général de leur État, » Louis XIV, en adressant ces instructions à son fils, 
était sur ce point en désaccord avec le précepteur qu'il lui avait donné. 
” Bossuet enselgaait à son élève «que toute puissance, toute autorité, résident 
dans les mains du roi; que la nation ne fait pas corps en France ; qu'elle 
réside toant entière dans la personne du roi; » mais il réservait en dehors 
de ce pouvoir absolu le droit de proprièté individuelle. ( Voir l'excellente 
‘Ulssertation de M. Henri: MARTIN, sur la Monarchie au dix- ne siècle, 
+ues comparées de Louis XIV et de Bossuet, p. 67 et suiv. ) 


DOMAINE INTERNATIONAL. 299 


supérieur de législation, de juridiction et de contribution. Ce 
droit se déduit d’un rapport de la nation, comme souveraine 
avec les membres qui la composent, c'est-à-dire d’un rapport 
de droit public intérieur. 11 est renfermé, non-seulement dans 
les limites morales de la raison, qui est toujours intellectuelle- 
ment au-dessus de tous les pouvoirs, mais encore dans les 
limites positives de la Constitution. Appliqué aux immeubles ; ce 
n'est autre chose, en définitive, qu'une partie de la souveraint é 
territoriale intérieure, Ce n'est pas la propriété entre nations. 
15. Il y a plus : ce droit de législation, de juridiction, de 
contribution, en un mot ce droit de souveraineté territoriale 
intérieure, l’État l'a non-seulément sur les biens de sés natio- 
naux, mais même sur les biens des étrangers qu’il admet à 
résider et à avoir des propriétés sur son territoire. Sans doute, 
par suite des devoirs de protection que chaque État a envers 
ses nationaux, il pourra fréquemment arriver que l'exercice de 
ce droit amène des négociations diplomatiques avec les puis- 
sances dont dépendent ces étrangers; mais le droit n'en prend 
pas moins naissance dans les rapports d'une nation avec des 
particuliers; il n’en est pas moins une dépendance de la sou- 
veraineté intérieure. En ce qui concerne le droit international, 
il rentre seulement dans cetté spécialité que l'on nomme au- 
jourd’hui le droit international prisé, Ce n’est pas encore notre 
droit de propriété entre les nations. 
46. Pour faire surgir l’idée de cette dernière sorte de droit, 
il faut considérer l'État, non pas à l’intérieur, en relation avec 
ks particuliers; mais à l'extérieur, daus ses rapports avec les 
autres nations au sujet du territoire sur lequel il est établi. Il 
faut cousidérer les nécessités morales d'action ou d’inaction 
que le droit des gens rationnel, ou conventionnel, ou coutumier, 
impose aux nations les unes envers les autres à l'occasion de 
ce territoire. Ainsi, les acteurs qui figurent dans cette sorte de 


300 REVUE DE LÉGISLATION. 


droit sont bien déterminés : ce sont des nations en rapport les 
unes avec lesautres. Voilà pourquoi, en nommant ce droit domaine 
ou propriété, il est nécessaire d'ajouter à ces mots les qualifi- 
cations de domaine international, ou propriété d’État à État. 

47. Mais quels sont les effets de ce droit, et comment les 
expressions de domaine et de propriété peuvent-elles s'y adap- 
ter? Ici un recours aux notions du droit privé est indispensable. 

Dans le monde, et même dans les livres d’un grand nom- 
bre d'écrivains publicistes, on prend souvent les uns pour les 
autres ces termes : posséder ou être propriétaire ; avoir la pos- 
session ou avoir la propriété. Cette confusion n'est pas permise 
à un jurisconsulte. La possession est un fait : le fait d’avoir 
une chose en son pouvoir, d'être à même d'en retirer les avan- 
tages, d'en écarter l’action des autres, avec l'intention de se 
l’approprier; ce n’est qu’une idée de puissance et de préten- 
tion. Mais l’idée de la règle de conduite, de la nécessité mo- 
rale d'action ou d'inaction quant à cette chose, en un mot, 
l'idée de droit est dans la propriété. Ceux qui proposent pour 
système de substituer la possession à la propriété, proposent 
tout simplement de substituer le fait au droit, ou ils n’entendent 
rien à la valeur des mots. 

48. Qu'on change les mots, si on le peut, nous le voulons 
bien : le langage est, après tout, chose de convention. Les Ro- 
mains ont commencé par appeler le droit de propriété manci- 
pium, parce qu'à leurs yeux, en ce temps-là, il s’acquérait 
principalement par la capture manuelle, à la pointe de la lance 
(manu captum) : c'était de la brutalité. ls l’ont appelé ensuite 
dominium, par le motif qu'en ce temps-là ce droit ne pouvait 
appartenir qu’au chef de maison (dominus), au maître de la fa- 
mille; nul autre ne pouvait être propriétaire : c’était du despo- 
tisme domestique. Puis, à mesure que ces idées acerbes se sont 
adoucies, que la philosophie s’est alliée à la jurisprudence, que 


DOMAINE INTERNATIONAL. 301 


le droit a été ouvert graduellement et individuellement à tous, 
on l’a nommé, en dernier lieu, proprietas, pour indiquer qu’il 
rend la chose propre à celui à qui ce droit appartient, qu’il la 
lui attribue à l'exclusion des autres : c'est à ce point que nous 
en sommes. Ainsi, quant à la propriété privée, l’idée dominante, 
encore enfermée dans l'expression, c’est celle d’une attribution 
exclusive d'une chose à une personne (ce qu'on appelle aujour- 
d'hui l'appropriation), avec la nécessité morale pour tous de res- 
pecter cette attribution. | 

49. Quelque chose d’analogue se trouve dans l'idée ration- 
nelle qui, considérant en leurs rapports réciproques les nations, 
c'est-à-dire les grandes agrégations d'hommes vivant et agissant 
collectivement, conduit à attribuer à chacune d'elles un certain 
territoire, avec nécessité morale pour toutes de respecter cette. 
attribution. Voilà comment, à première vue, les mots de do- 
maine ou de propriété ont pu être empruntés au droit privé, 
pour être appliqués à cette sorte de droit international. 

20. L'idée qui nous vient tout d'abord dans le mot de pro- 
priété, pris entre particuliers, est celle de la faculté attribuée 
à un homme de se servir d’une chose, d’en retirer toute l’uti- 
lité, tous les produits, de la modifier et même d’en faire un 
emploi qui la détruise. C’était cette consommation, cette destruc- 
tion par l'usage, que les Romains désignaient par les mots de 
ab-usus, ab-uti, pour indiquer que, par un tel emploi, tout usage 
postérieur se trouvait aboli‘, expressions dans lesquelles les 
personnes ignorantes des origines et des significations juridi- 
ques ont cru voir la consécration légale des usages vicieux, 
déraisonnables de la chose. Mais, bien qu'elle se présente la 
première, l’idée de cette faculté ne suffit pas pour compléter la 


1 ULPirN, Regularum, ‘it. xx1v, $ 27 : « ... Eirum rerum quæ {nr abusu 
con!inentur, ut puta vini, olei, tritici... etc. » 


302 REVUE DE LÉGISLATION. 


notion du droit de propriété. Un droit n'existe que d'homme à 
homme; il ne consiste que dans certaines nécessités morales 
d'action ou d’inaction de l’un à l’autre : il ne suffit donc pas de 
montrer le propriétaire agissant sur la chose, il faut le montrer 
en relation avec autrui, il faut faire voir quelles sont les néces- 
sités morales d'action ou d'inaction qui sont imposées aux autres 
hommes envers lui au sujet de cette chose, et qui constituent 
son droit. Ces nécessités sont toutes passives, toutes d’inertie : 
chacun est tenu de respecter son action légitime sur la chose, 
de s'abstenir d'y apporter aucun trouble, aucun obstacle. Voilà 
en quoi réside véritablement le droit de propriété. 

_ 24. Les jurisconsultes font remarquer que dans cette sorte 
de droit, il n’y a personne qui soit individuellement et spécia- 
lement obligé envers Le propriétaire, comme il arrive, dans les 
droits de créance, entre le débiteur et le créancier; mais qu’il 
n'existe qu’une obligation générale, absolue, de s'abstenir, qui 
pèse sur tous. C’est pour cela qu’ils disent que la propriété 
est un droit absolu, par opposition aux créances, qu'ils quali- 
fient de droits relatifs; ou, plus généralement, que la propriété 
est un droit réel, par opposition aux créances, qu'ils qualifient 
de droits personnels. 

22. Toutes ces observations sont exactement applicables au 
domaine international ou propriété d'État à État. Ce droit, dans 
le sens que nous venons d'expliquer, est un droit absolu, un 
droit réel. Il ne consiste pas dans un rapport spécial de créan- 
cier et de débiteur, entre une nation et une autre; il consiste 
dans une obligation générale qui pèse sur toutes les nations, 
obligation toute passive, toute d'inertie, savoir : celle de respec- 
ter l’action de chaque peuple sur son territoire, de n’y appor- 
ter aucun trouble, aucun obstacle. 

23. Or, quelle est action qu’un peuple, un État est appelé 
à exercer sur son territoire? 


DOMAINE INTERNATIONAL. 309 


En ce qui concerne l'usage et l’exploitation de ce territoire, 
de quelque manière qu’aient lieu cet usage et cette exploita- 
tion, que la propriété privée se trouve organisée chez ce peuple 
sur des bases quelconques, où même qu’on veuille y supposer 
un état de communauté, cela ne modifie en rien les rapports 
publics internationaux; toujours est-il que, considérée dans 
son ensemble, la nation a envers les autres nations, quant à 
son territoire, les droits d’un propriétaire : se servir, cultiver, 
retirer les fruits, modifier, disposer; et que toutes sont tenues 
de respecter lPaction qu'elle exerce à cet effet, soit qu'elle 
Fexerce par des efforts individuels, soit qu’elle l’exerce par des 
efforts collectifs. C’est une première face du droit de propriété 
internationale ou propriété d'État à État, entièrement analogue 
à celle de la propriété privée. C’est l'idée de cette propriété 
généralisée et transportée de nation à nation. 

© Mais Paction d'un peuple sur son territoire ne se borne pas 
à celle d’un simple particulier sur la chose dont il a la pro- 
priété privée. Le peuple, considéré comme pouvoir souverain, 
a sur ce territoire une action plus haute encore : l'exercice 
d'un droit d’empire et de protection; d’un droit de législation, 
de juridiction et de contribution; d’un droit de commandement 
et d'administration, en un mot, d'un droit de souveraineté ap- 
plicable dans toute l'étendue du territoire. Voilà encore une 
action que tous les autres peuples sont tenus de respecter, à 
laquelle ils ne doivent apporter sur le territoire dont il s’agit 
ni trouble , ni obstacle quelconque. C’est une seconde face du 
droit de domaine international ou propriété d'État à État, qui 
se détache et se distingne de la première. 

24. Amenée à ce point, l’idée de ce domaine est bien sim- 
plifiée et elle apparaît clairement. On peut dire, en réunissant 
les deux aspects qu’il présente, que c’est le droit qui appartient 
à une nation, d'aser, de prendre les produits, de disposer d'un 


304 REVUE DE LÉGISLATION. 


territoire à l'exclusion des autres nations, et d'y commander 
comme pouvoir souverain, indépendamment de toute puissance 
extérieure : droit qui emporte, pour les autres États, l’obliga- 
tion corrélative de ne point mettre obstacle à l'emploi que fait 
de son territoire la nation propriétaire, et de ne s’arroger au- 
cun droit de commandement sur ce même territoire. 

25. La réunion de ces deux aspects est nécessaire pour don- 
ner dans toute sa plénitude l’idée de cette sorte de droit. Les 
mots de domaine et de propriété Sont déduits principalement 
du premier aspect. Ceux qui ne s’attachent qu’au second voient 
uniquement dans ce droit la souveraineté que chaque nation a 
chez soi, envisagée d’une manière particulière : au point de vue 
de la nécessité morale où sont toutes les nations d'en respec- 
ter l'exercice ; au point de vue, non pas de ses effets à l’inté- 
rieur, mais de ses effets à l'extérieur : ce qu’on pourrait ap- 
peler la souveraineté territoriale extérieure. Ce mot de souve- 
rainelé est emprunté au second aspect. À la rigueur, comme 
il exprime le pouvoir le plus haut et le plus étendu existant sur 
le territoire, on peut le prendre en un sens tellement large 
qu'on y fesse entrer aussi le droit d'usage et d’exploitation ; 
mais toutes les fois qu'on voudra sortir de la généralité, qu’on 
voudra en venir à une indication précise, à une analyse exacte 
et qui mette en saillie séparément les idées de nature diffé- 
rente, il faudra montrer les deux aspects distincts sous lesquels 
se présente le droit de domaine international, il faudra faire 
sentir que c’est là un droit complexe qui opère des effets divers 
sous l'un et sous l’autre de ces aspects. | 

26. Les conséquences d'application sont faciles à tirer. 
C’est en vertu de ce domaine international, ou de cette souve- 
raineté territoriale envisagée dans les relations d’État à État, 
qu'une nation a le droit d'interdire ou de permettre aux étran- 
gers d’avoir des propriétés immobilières sur son territoire, 


DOMAINE INTERNATIONAL. 305 


quoique l'esprit actuel des relations internationales ne com- 
porte plus guère la rigueur de semblables restrictions; d’em- 
pêcher que les chasseurs ou les pêcheurs étrangers viennent 
poursuivre ou recueillir sur son territoire les produits de la 
chasse ou de la pêche; d'empêcher que dans le voisinage des 
frontières, sur les montagnes abandonnées au pâturage com- 
mun, les pasteurs des pays limitrophes viennent conduire leurs 
troupeaux ; le droit de repousser tout envahissement quelcon- 
que de son territoire de la part d’un autre État, de refuser 
l'entrée ou le passage sur ses terres à toute force étrangère; 
d'empêcher tout acte d’hostilité entre belligérants dans l’inté- 
rieur de ses frontières, si quelque partie de troupes s'y est ré- 
fugiée, et d'exiger que ces troupes mettent bas les armes , ou 
même qu'elles se retirent; de s'opposer à la poursuite par une 
autre puissance de tout criminel ou de tout réfugié du moment 
qu’il a franchi ses limites : ce qui donne lieu à la nécessité de 
recourir aux réquisitions préalables et à l'extradition; de re- 
fuser, si elle le juge convenable, le cours aux monnaies ou pa- 
piers étrangers dans les terres de son domaine, ou de repousser 
les marchandises étrangères; de ne souffrir aucun exercice de 
police ou de juridiction, aucun acte de commandement où de lé- 
gislation, aucune levée d'impôt, en un mot, aucune usurpation, 
aucun empiétement, aucun obstacle, ou aucun trouble en tout 
ce qui touche à ses droits de souveraineté sur son territoire”. 


1 Le rapprochement entre le domaine et l'empire ou souveraineté , envi- 
sagés à l’extérieur, n’a pas échappé à Vattel : « Le domaine général de la 
nation sur les terres qu’elle habite, écrit cet auteur, est naturellement lié 
avec l'empire ; car, en s’établissant dans un pays vacant, la nation ne pré- 
tend pas sans doute y dépendre d'aucune autre puissance : et comment une 
nation indépendante ne commanderait-elle pas chez elle?... comment se 
gouvernerait-elle à son gré dans le pays qu’elle habite, si elle ne pouvait 
en disposer pleinement et absolument ?... Et comment aurait-elle le o- 
maine plein et absolu d'un lieu dans lequel elle ne commanderait pas? » 
{ VATTEL, Droit des gens, ( 83.) 


NOUV. SÉR. T. XIV. 20 


306 REVUE DE LÉGISLATION. 


297. En résumé, on voit que ces mots, domaine internatie- 
nal, propriété d'État à État, souveraineté territoriale extérieure, 
et même indépendance: des nations, quand on envisage cette 
indépendance par rapport au territoire, concourent pour ex- 
‘primer une même idée complexe, celle de l'espèce de droit in- 
ternational dont nous nous occupons. La souveraineté, l'indé- 
pendance des nations embrassent d’autres objets et s'étendent 
en plusieurs occasions au delà du territoire : ainsi, un penple 
exerce sa souveraineté extérieure en formant des alliances, en 
contractant envers les autres peuples des engagements, de ces 
sortes d'obligations qui correspondent, en droit privé, aux idées 
de dette et de créance; sa souveraineté intérieure suit la per- 
sonne de ses nationaux même au delà de ses frontières, elle 
règle leur capacité, elle peut les rendre responsables et leur 
demander compte, dans certaines limites, devant ses juridic- 
tions, de leurs actes commis au dehors; de même, les peuples 
sont indépendants les uns des autres partout. Dans les idées 
de domaine international, de propriété d’État à État, ce n'est 
donc pas la souveraineté extérieure, l'indépendance des nations 
dans toute leur sphère que l’on comprend, mais seulement 
cette souveraineté, cette indépendance considérées en tont ce 
qui concerne le territoire. 

28. En matière de propriété privée, le principe étant démon- 
tré et mis hors de controverse, on conçoit que la science soit 
appelée utilement à discuter sur des détails d'organisation : 
principalement, sur les objets auxquels ce droit peut ou ne 
peut pas s'appliquer, sur les effets qu'il doit produire, sur les 
moyens qui doivent servir à l'acquérir, sur les événements qui 
doivent le faire perdre; et qu’elle puisse, sur tous ces points, 
avec le temps, amener des améliorations dans le cours des 
idées et dans les institutions positives. On a bien vu le droit de 
propriété appliqué à des hommes, à des charges de judicature, 


DOMAINE INTERNATIONAL, 307 


-à des régimentsi On l’a biea vu conférant des droits de vie 
et de mort, des assujettissements et des services personnels ! 
on l’a bien vu acquis par des priviléges d’ainesse et de mascu- 
linité, perdu par des confiscations générales ! Les institutions 
sont destinées au progrès sur tous ces points; et c’est à la 
science de bonne foi à préparer et à déterminer ces progrès 
par les vérités qu’elle découvre et qu’elle met en lumière. 

- Les mêmes problèmes peuvent être posés et demandent à 
être résolus au sujet du domaine international ou ds 
d'État à État. 


IL. 


" # 


29. Le premier de ces problèmes est de déterminer à quelles 
sortes de biens peut s'appliquer un pareil droit. 

. 30. De même que la nation se forme de la réunion des diffé- 
rents citoyens, de même la richesse nationale se compose de 
l’ensemble des biens de chaque citoyen ; cette richesse comprend 
doûc, non-seulement les immeubles que les citoyens peuvent 
avoir à l’intérieur, mais encore les immeubles qu'ils peuvent 
‘ avoir en pays étranger, leurs biens meubles, leurs créances; 
et cela est tellement exact, que, dans les usages du droit des 
gens, tous ces biens répondent, envers l’étranger, des dettes 
de la nation, comme étant biens de la nation. 

_ Cependant l'idée de domaine international ne saurait s’ap- 
pliquer à ces immeubles situés en pays étranger. 

La souveraineté que chaque État exerce dans la circonscrip- 
tion de son territoire est limitée au dehors par la souveraineté 
des autres États. Par la même raison que nul peuple ne peut 
s’arroger chez elle aucune portion de cette souveraineté, une 
nation ne peut s’en arroger pareillement aucune partie sur le 
territoire d’aucun autre peuple. Il suit de là que, de même 


308 REVUE DE LÉGISLATION. 


qu’elle a sous son empire et par conséquent dans son domaine 
international les immeubles qui appartiennent à des étrangers 
sur son territoire, de même les immeubles que ses nationaux 
ont en pays étranger, bien que faisant partie, sous certains 
rapports, de sa richesse nationale, sont soumis à l'empire et 
par conséquent sont compris dans le domaine international de 
la nation sur le territoire de laquelle ils se trouvent. — « C'est 
ainsi, dit Vattel parlant du prince comme exerçant la souve- 
raineté, que plusieurs souverains ont des fiefs et d’autres biens 
dans les terres d’un autre prince; ils les possèdent alors à la 
manière des particuliers‘. » 

51. On sait qu'il fut une époque où quelques nations pré- 
tendirent que certaines portions de la pleine mer pouvaient être 
pour elles l'objet d’une propriété d’État à État. Ces prétentions, 
discutées autrefois entre les plus célèbres publicistes de l'Eu- 
rope, sont aujourd'hui jugées, et la question peut être con- 
sidérée comme résolue. 

Grotius, dans son Mare liberum, publié en 1609, soutint 
le principe de la liberté des mers contre les Portugais et les 
Espagnols, qui contestaient aux Hollandais le droit de navi- 
guer dans les mers de la Guinée et des Indes orientales. 

L’Angleterre s’éleva contre cette théorie, et réclama la sou- 
veraineté des mers britanniques par l’organe d’Albericus Gen- 
tilis, dans son Advocatio hispanica, en 1613, et par Selden, 
dans son Mare clausum, qui fut publié en 1635. 

Paul Sarpi, le célèbre historien du concile de Trente, réclama 
pour la république de Venise la souveraineté de l’Adriatique. 

Bynkershoek examina cette question dans sa dissertation 
De dominio maris; il reconnait que certaines parties de la mer 
peuvent être susceptibles de propriété, et s’il repousse les pré- 


* VATTEL, Droit des gens, S 83. 


DOMAINE INTERNATIONAL. 309 


tentions de l'Angleterre sur les mers britanniques, c’est par le 
motif que ces prétentions ne lui paraissent pas appuyées sur 
une possession non interrompue. Du reste, il affirme qu’au mo- 
ment où il écrit, il n’existe aucune partie de la mer qui soit 
soumise à la propriété d’un souverain, si ce n'est lorsqu'il est 
maître de toutes les terres environnantes. 

Puffendorf admet également que le domaine d’une mer in- 
térieure appartient aux souverains des terres qui l'entourent, 
mais il s’élève avec indignation contre l’idée qu'un peuple pour- 
rait s'approprier la pleine mer. 

Vattel embrasse également le principe de la liberté des mers, 
quoiqu'il admette que le non-usage de certaines mers par un 
peuple, en considération d’un autre peuple, quand les circon- 
stances donnent à ce non-usage le caractère d’un consentement 
tacite, puisse servir à fonder un droit exclusif de navigation 
en faveur de ce dernier peuple à l'égard de l’autre. 

92. Sans entrer dans le détail de tous les arguments qui ont 
été émis et réfutés tour à tour par les différents publicistes dans 
cette discussion, nous les résumerons en deux principes qui 
dominent la matière : 

98. Bien qu'il y ait une grande différence entre le droit de 
propriété et le fait de la possession, cependant pour qu'une 
chose soit susceptible d’appropriation, c’est-à-dire susceptible 
de devenir l'objet d’un droit de propriété, il faut qu’elle soit 
susceptible d’être possédée, c’est-à-dire qu'il soit possible à 
l’homme de l'avoir de fait en sa puissance, à sa disposition. En 
effet, le but final, le but utile du droit de propriété, est d’exer- 
cer sur la chose des actes de puissance et de libre disposition ; 
il faut done pour que ce droit puisse exister que ces actes de 
fait soient possibles. | 

Or, il est physiquement impossible à qui que ce soit, homme 
ou nation, d’avoir la pleine mer en sa puissance, à sa disposi- 


310 REVUR DE EÉGISLATION. 


tion; il est impossible d'imprimer sur ses vagues là moiadre 
marque d'une possession continue; par eouséquent à est im 
possible qu'elle soit l’objet d'un droit de propriété. | 

34%. Mais cette première raison manquât-elle, et la mer fût 
elle, de fait, physiquement susceptible de possession, une rai- 
son d’une autre nature viendrait encore mettre ebstacle à ce 
que la propriété en püt ue à qu que ce füt, howmeé ou 
nation. : 

Le droit, pour un peuple, d’user seul d’une chose, la faculté 
d'en exclure les autres nations, est, de même que la propriété 
privée, un droit destiné à fonctionner pour l'iatérèt de l'huma- 
nité en général, au moyen de l'intérêt particulier. Ce droit ne 
peut donc pas se rencontrer lorsque l'intérêt spécial du peuple 
qui voudrait se l’attribuer se trouve en contradiction avéc un æs 
grands intérêts des nations en général, 

85. « Je dirai là-dessus, dit Puffendorf, qu'à la vérité à est 
permis aux hommes de s'emparer des choses qui n’appartien- 
nent à personne, et de se les approprier; maïs ils doivent se sou- 
venir en même temps, que Dieu a donné le monde à tout le 
genre humain, et que les hommes sont naturellement égaux... 
Les vents n'ont pas plus de peine à pousser toutes les flottes 
du monde qu’à faire aller un seul vaisseau. Quand un vaisseau 
a passé par un endroit, la route n’en est pas moins commede 
pour ceux qui viennent après; et plusieurs peuvent faire voile 
en même temps, sans s’mcommoder en aucune manière les uns 
les autres. Pour avoir voyagé dans un lieu, on n’en est pas le 
maître, et on n’a pas le droit d'en chasser les autres. Li faut être 
bien impudent pour oser dire que, chacun devant travailler à 
son propre intérêt, un peuple peut fort bien fermer à tous kes 
autres la route de l'Océan, pour s'emparer à lai seul de tout le 
profit de la navigation : comme si, pour assouvir son avarice in- 
satiable, il était en droit d’incommoder tous les: autres par un 


DOMAINE INTERNATIONAL. 31! 


monopole très-injuste, ou comme si ceux-ci devaient subir vo- 
lontairement le joug, pour satisfaire l'ambition démesurée d’un 
souverain qui aspire à l'empire de l'univers *. » 

36. Qu'il me soit permis, à ce sujet, de citer les paroles de 
M. Théodore Ortolan, dans son ouvrage intitulé Piper de 
lamer: 

« De même que l’air est indispensable à la vie matérielle de 
l'humanité, de même les mers sont un élément nécessaire au 
développement complet de sa destinée morale; l'association, la 
communication des uns aux autres est une loi de la nature hu- 
maine, aussi essentielle dans l’ordre moral que la respiration 
peut l'être dans l'ordre physique. Qui pourrait avoir le droit de 
mettre son veto à l'accomplissement de cette loi divme? Quel 
est le peuple qui, en eût-il la possibilité physique, aurait le droit 
de prendre comme sa propriété exclusive l’élément jeté partout, 
autour des terres, pour unir, de tous les points du oué, les 
hommes et les nations*? » 

91. Maiss’ilest démontré, par les deux motifs quenous venons 
“d'exposer, que la mer n'est pas susceptible d’appropriation, 
d’un autre côté on démontre d’une manière non moins invin- 
cible, qu'aucune nation ne peut prétendre y exercer un droit de 
commandement à l'égard des autres : il faudrait, pour qu'elle 
le püt, que cette nation se prétendit le supérieur des autres, ce 
qui serait contraire au principe fondamental de FROSESAOARÉE 
et de l'égalité des nations. 

38. Ainsi, la pleine mer n’est susceptible ni de propriété, 
ni d'empire de la part d’une nation à l'égard des autres; c'est- 
‘à-dire que l'idée du domaine international, ou DEORTISIE d Fe | 
à État ne peut s’y appliquer. 


:* Purrenpoxr, Droit de la nature et des gens, liv. 1v, ch. v, À 9. 
2 M, TakopoRx ORTOLAN, Diplomatie de la mer, t. 1, liv. El, Ch, VE, p. 128. 


312 REVUE DE LÉGISLATION. 


. 89. Le même raisonnement ne serait pas exact quant aux 
parties plus restreintes de la mer, telles que les ports et les 
rades, les golfes et les baies, les mers intérieures, ou celles qui 
sont enclavées dans les terres : c’est ce qui forme le territoire 
maritime d’une nation; l'usage y ajoute l’étendue d’une portée 
de canon le long des côtes, à partir du rivage, c’est-à-dire une 
lieue marine. | | 

Dans ces limites, la nation exerce une possession réelle et 
permanente, elle est à même d’éloigner toute action étrangère ; 
l'impossibilité physique n’existe donc pas. On comprend du reste 
l'intérêt légitime d’un État à l'appropriation de ces portions de 
mers, voisines de son territoire, etindispensables pour l'existence 
même de sa navigation; appropriation qui doit être réglée toute- 
fois de manière à n’apporter aucun obstacle aux nécessités du 
commerce et de la libre communication des autres peuples 

40. Il n'en est pas toujours de même des détroits. « Les 
détroits sont des passages pour communiquer d'une mer à 
l’autre. Si l'usage de ces mers est libre, la communication doit 
l'être également; car autrement la liberté de ces mêmes mers 
‘ ne serait qu’une chimère ‘. » Ce qui n’empêche pas la nation 
voisine du détroit d'user de certaines précautions pour garantir 
sa propre sûreté. Elle peut encore, comme indemnité, lever un 
droit modique sur les vaisseaux qui passent, lorsqu'elle entre- 
tient des feux, balises, ou pilotes pour la sûreté des naviga- 
teurs. C’est en se fondant sur ce principe, que le roi de Dane- 
marck exerce un droit de surveillance et perçoit un droit de 
péage sur les vaisseaux qui traversent le Sund. 

41. Le droit de propriété des nations s’applique encore aux 
fleuves et aux lacs qui sont compris entièrement dans leur ter- 
ritoire; il s'applique à ceux qui coulent d'un État à un autre, 


4 GÉRARD DE RAYNEVAL, Inst. du Droit de la Nature et des Gens, Liv. 15, 
chap. 1x, ( 7. ur 


DOMAINE INTERNATIONAL. | 313 


pour la partie traversant le domaine de la nation ; et aux fleuves 
limitrophes, pour une certaine portion fixée par l'usage ou par 
les traités. 


IL. 


42. L'idée dominante enfermée dans le mot de propriété est 
celle d’une attribution exclusive au profit du propriétaire. Toute- 
fois, dans la détermination des effets de la propriété, soit par 
la raison pure, soit par les institutions positives, il ne faut pas 
oublier que ce droit, appliqué surtout à la terre, est destiné, 
comme nous l’avons dit, à fonctionner pour l'intérêt général, 
au moyen du ressort de l'intérêt privé, et que les effets qu’on 
y attache ne doivent pas être en opposition avec cette destina- 
tion générale. Dans le droit international principalement, où, à 
défaut de loi positive, les principes rationnels ont plus d’em- 
pire, il est tenu compte de cette observation au sujet de la pro- 
priété d’État à État. Ainsi, le droit exclusif que donne cette 
propriété à l'usage d’un territoire est limité, dans son applica- 
tion, par les droits que les écrivains publicistes appellent : 
droit d’innocent usage et droit de nécessité. 

45. On comprend, en effet, que lorsqu'il ny a pas d'intérêt 
suffisant pour une nation à exclure les autres nations de l'usage, 
souvent très-important, de certaines parties du territoire, il n’y 
ait pas de fondement légitime au droit de leur refuser cet usage. 
Ceci s'applique principalement aux fleuves qui traversent le ter- 
ritoire d’une nation et coulent d’un État étranger à la mer ou 
à un État voisin, et qui servent ainsi de grandes voies de com- 
munication. Bien que la nation dont ils traversent les terres en 
soit propriétaire pendant tout ce trajet, elle ne pourrait pas refu- 
ser le droit de navigation aux différents peuples qui en bordent 
les rivages, et qui ont à cette navigation un intérêt si puissant. 


314. REVUE DE LÉGISLATION. 


44. C'est d'après ces principes que la navigation des grandes 
rivières de l’Europe a été réglée en 1815, dans le traité de 
Vienne; traité par lequel le cours des fleuves qui séparent les 
différents États, ou qui traversent leurs territoires respectifs, 
est déclaré entièrement libre, depuis le point où ces fleuves 
commencent à devenir navigables jusqu’à la mer*. 

Ces principes furent confirmés par la convention conclue à 
Mayence le 31 mai 1831, entre les différentes puissances rive- 
raines du Rhin, au sujet duquel s'était élevée une difficulté. 

45. C'est encore par suite des mêmes principes qu'une na- 
tion ne pourrait pas refuser l'entrée de ses ports et de ses 
rades aux vaisseaux d'une autre nation, ou leur interdire la na- 
vigation en deçà de la ligne de respect, sans faire injure à cette 
nation. Ce qui n'empêche pas que, par mesure de prudence, 
un État ne limite quelquefois dans ses traités avec les États 
étrangers le nombre de leurs vaisseaux de guerre qui pourront 
stationner à la fois dans les ports de la nation. 

46. Si l'on comprend l'obligation pour un État de respec- 
ter le droit d'usage des autres nations sur certaines parties de 
sa propriété, en vue d’un but d'utilité générale, comment pour: 
rait-on refuser ce même usage dans un cas d’absolue nécessité? 
Quelle est, par exemple, la nation qui pourrait fermer ses ports 
à un vaisseau battu par la tempête ? Par la même raison, un 
pays, enclavé de toutes parts, aurait certainement le droit d’exi- 
ger un droit de passage des pays environnants. 

47. Du reste, ces droits d’usage innocent ou de nécessité 
sont dans la classe de ceux que les écrivains sur le droit des 
gens appellent droits imparfaits. C'est-à-dire qu’ils ne peuvent 
être exercés que du consentement de la nation envers laquelle 


1 Voyez les règlements pour la libre navigation des rivières, et les arti- 
cles concernant la navigation du Rhin, conclus pendant la durée du con- 
grès de 1815, 


DOMAINE ENTERNA'HONAL. 315 . 


on les requiert; œtte mation ayant le domaine des lieux sur 
lesquels ces draits doivent être exercés y conserve son droit 
de souveraineté et de juridiction, et la manière d'user de ces 
droits doit être fixée par des traités qui règlent les convenances 
réciproques. Mais le refus absolu de l'exercice de ces droits 
pourrait donner lieu à une guerre légitime de la part de la na- 
tion offensée. 


IN. 


48. Le droit de propriété d'État à État, qui est une partie, un 
fractionnement de la souveraineté extérieure, appartient à cette 
même puissance à laquelle appartient la souveraineté exté- 
rioure, c'est-à-dire à la nation. Les divisions, les fractions de 
la nation ne peuvent pas être considérées comme ayant ce droit 
en partie; les provinces d'un même État ne pourraient pas 
aliéner leur territoire ou en acquérir de nouveau, elles ne sont 
pas une personne morale ayant une souveraineté D Ge 
de l'État dont elles font partie. 

49. Mais sous le régime de la féodabité, on lequel la sou- 
veraineté était fraetionnée, en certaines limites, entre les dif- 
férents vassaux, le droit de propriété d'État à État se trouvait 
fractionné comme la seuveraineté elle-même. 

Dans un système où chaque subdivision du territoire n n'était 
pas immédiatement soumise à F'auterité qui représentait la na- 
tion, mais où chaque partie formait un petit État qui ne se re- 
Lait à la grande nation que par uee chaîne de puissances inter- 
médiaires, du vassal, en remontant successivement à chaque 
seigneur swuxerxn, le droit de propriété internationale subis- 
sait l'induence de ce fractionnement. Les saigneuries, entre 
elles, pouvaient s’agraudir ou se diminuer, vendre, acheter, 
céder. léguer leurs territoires ; il y avait donc là contme une 


316 REVUE DE LÉGISLATION. 


image en petit du droit de propriété internationale pour chaque 
seigneur sur sa terre, de même qu’il y avait un fractionnement 
de la souveraineté. Cependant, il faut le remarquer, chaque 
seigneur était soumis au suzerain immédiatement supérieur, et 
à mesure qu'il fut admis que le roi était le grand seigneur fief- 
feux de tout le royaume, et que l’idée de l'unité de la nation 
se fut fortifiée, ils finirent par se relier tous en définitive au 
roi, comme représentant de cette unité; chaque vassal pou- 
vait, dans certains cas, ainsi que ses sujets, être justiciable de 
l'autorité du suzerain, soit pour la justice ordinaire, soit relati- 
vement aux aliénations de territoires; il n'aurait pas pu se 
rendre vassal d'un autre suzerain, et faire passer sa terre d’un 
royaume à un autre en en faisant l'hommage à un souverain 
étranger; ainsi, le droit de propriété internationale, le droit 
suprême de retirer toute utilité du territoire et d'y commander 
souverainement, n’appartenait en son entier, et malgré ces frac- 
tionnements, qu'à l’ensemble de la nation, représentée dans 
la personne du roi. | 

50. Le système féodal a disparu; mais il reste cependant 
quelque chose d’analogue quant à la souveraineté des nations, 
et par conséquent quant à la propriété d'État à État. 

Puisque ce droit ne peut appartenir dans son entier qu'à la 
puissance à laquelle appartient le pouvoir souverain, lorsqu'un 
État a restreint son indépendance, il a restreint en même lemps 
son droit de propriété internationale. 

Dans la confédération germanique, par exemple, telle qu "elle 
était constituée par l'acte de Vienne de 1815, les différents 
États se trouvant engagés à soumettre leurs différends à la 
diète, à ne point faire de traités avec les puissances extérieu- 
res auxquelles la confédération aurait. déclaré la guerre ‘, et 


4 Acte pour la constitution fédérative de l'Allemagne, signé à Vienne, 
le 8 juin 1815. | 


DOMAINE INTERNATIONAL. 317 


ayant ainsi renoncé à une partie de leur indépendance, chacun 
de ces États avait aliéné, dans les mêmes proportions, son 
droit de propriété internationale. 

Ilen faut dire autant des cantons suisses, dans la limite des 
dispositions de leur pacte fédéral. 

Les différents États de l’Union américaine, qui n’exercent 
sur leur territoire qu'un pouvoir secondaire, le pouvoir suprême 
appartenant à l'Union, ne pourraient, en aucune manière, trai- 
ter de ce territoire pour leur propre compte. 

Les Iles [oniennes, soumises au protectorat de l'Angleterre, 
ne peuvent agir extérieurement que par l'intermédiaire de cette 
puissance. | 

Les principautés de Moldavie, de Valachie et de Servie, 
placées à la fois sous la suzeraineté de la Porte et sous le pro- 
tectorat de la Russie, ne sont pas investies non plus de la plé- 
nitude du droit de domaine international*. L'Égypte, reliée à 
la Porte par une sorte de féodalité, se trouve dans le même 
cas; et des exemples semblables peuvent être puisés généra- 
lement dans les divers cas de protectorat, suivant les termes 
des traités par lesquels ces protectorats sont établis. 

51. Ainsi le droit de propriété d'État à État proprement dit, 
c'est-à-dire le pouvoir suprême de disposer d’un territoire, et d'y 
commander indépendamment de toute puissance extérieure, 
n'appartient dans son entier qu'aux États souverains ; quant 
aux États mi-souverains, ou à ceux qui sont placés sous la tu- 
telle d’une puissance supérieure, ce droit appartient collecti- 


* Convention signée à Paris, en 1815, entre la Russie, l'Autriche, la 
Prusse et l'Angleterre. (MARTENS, Nouveau recueil, t. 11, p. 663. ) 

? Traités entre la Porte et la Russie, confirmés par celui d'Andrinople 
en 1829. ( MaRTENS, Nouveau recueil, L. VII, p. 183. ) 

3 Convention signée à Londres, le 15 juillet 4840, entre l'Autriche, Îx 
Graude-Bretagne, la Prus:e et la Russie, avec accession de la Porte. 


+ 


318 REVUE DE LÉGISLATION. 


vement. à l'ensemble d'États qui sont réunis par une confédé- . 
ration ou liés par un protectorat ; chacun d'eux séparément n’a 
qu’une fraction de ce droit, fraction plus ou moins considé- 
rable, selon qu'il a conservé une plus ou moins grande partie 
de sa souveraineté. | 

52 Nous avons pris souvent pour base de nos raisonne- 
ments, dans ces notions préliminaires, cette vérité, que la nation 
est souveraine : tous les écrivains qui traitent du droit des gens, 
même sous les gouvernements les plus absolus, en disent au- 
tant; c'est un des principes fondamentaux de ce droit. La 
science rationnelle prend ce prineipe à la lettre, et par nation 
elle entend l’universalité des citoyens. Mais, en fait, dans la 
pratique des affaires internationales positives, les relations s’é- 
tablissent entre les États quelle que soit la forme intérieure de 
leur gouvernement, et sont régies par les mêmes règles. Qu'il 
s'agisse de monarchies à pouvoir illimité, de monarchies con- 
stitutionnelles ou de républiques, le droit entre les peuples ne 
change pas, et ce que nous avons dit du domaine international 
ou propriété d’État à État demeure également applicable. L’être 
collectif que l’on nomme nation, avec ses droits, sa souverai- 
neté, son indépendance, reste, au besoin, en idéal, pour le rai- 
sonnement, comme une abstraction; et quant à l'exercice de 
ces droits, on considère le pouvoir chargé d’agir, suivant la na- 
ture des institutions quelles qu'elles soient : celui qu’on appelle, 
en fait, le Souverain, comme on disait autrefois même en 
parlant des princes, et comme on dit encore dans les États où 
le prince résume en lui les pouvoirs de la souveraineté. 


OntoLAN, 
Avocat à la Cour d'appel de Paris. . 


(La suite à un prochain numéro. ) 


MODIFICATIONS À LA LÉGISLATION EN FRANCE. 319 


MODIFICATIONS 


APPORTÉES 


À LA LÉGISLATION CIVILE ET CRIMINELLE 


DE LA FRANCE 
sous 


LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE ET L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE. 


La Revue de Législation devait consacrer un travail aux 
décrets de la Constituante qui ont modifié nos lois civiles, 
criminelles et commerciales. C’est à cette promesse que 
nous venons satisfaire. Nous avons cru toutefois utile d’a— 
grandir le premier cadre que nous nous étions tracé, et de 
nous occuper à la fois des modifications dues à l’Assemblée 
constituante, et de celles qui ont été décrétées par le gou- 
vernement provisoire. 

L'histoire de l’Assemblée constituante, en matière légis- 
lative comme en matière politique, se rattache en effet 
constamment à celle du gouvernement provisoire. Pouvoir 
né d'une révolution à la tête de laquelle s'était mis le der- 
nier gouvernement, l'Assemblée eonstituante a continué, 
sous un certain rapport ét dans de certaines limites, l’œuvre 
d'un prédécesseur qui, suivant elle, avait bien mérité de la 
patrie. D’un autre côté, premier pouvoir régulier dans un 
nouvel état de choses, l’Assemblée constituante avait à créer 
et à fonder sur les ruines amassées par un gouvernement 
qui n'avait eu qu’une existence de fait. Cette double posi- 


320 REVUE DE LÉGISLATION. 


tion de la Constituante, qui rattache ses actes à ceux du 
gouvernement provisoire, soit qu’elle continue son œu- 
vre, soit qu’elle répare ses exagérations el ses erreurs, 
explique suffisamment les caractères quelquefois si différents 
que présente la vie de cette Assemblée. Elle explique pour- 
quoi on la considère tantôt comme un pouvoir sage et mo- 
dérateur, tantôt comme un corps révolutionnaire. Elle per- 
met de comprendre les éléments si divers qu’elle a pu con- 
tenir dans son sein et y voir fonctionner. Elle légitime les 
sympathies et les antipathies dont elle a été tour à tour 
l'objet de la part des mêmes hommes. Pour nous, elle ex- 
plique pourquoi nous avons réuni dans notre travail ces deux 
époques. 

Nous aurons donc à parcourir les soixante-douze jours 
de durée du gouvernement provisoire, et l’année pendant 
laquelle a siégé l’Assemblée constituante. 

Si nous avons dépassé les limites que nous nous étions 
d’abord données pour porter nos études sur un espace de 
temps plus étendu, nous nous sommes plus rigoureusement 
renfermés dans les matières que nous avions primitivement 
indiquées. Nous n’espérons pas pouvoir isoler complétement 
l'appréciation des documents législatifs de l’histoire géné- 
rale, dans une période où les vues et les intérêts politiques 
ont été le mobile de tous les actes, la cause de tous les évé- 
nements ; mais nous nous efforcerons, en restant dans l’exa- 
men des lois civiles et criminelles, de ne point faire ici de 
la politique. Si nous ne devons pas taire les circonstances 
au milieu desquelles les actes se sont produits, et sans les- 
quelles il est impossible de les comprendre, notre but prin- 
cipal sera néanmoins toujours de montrer exclusivement, 
d’une manière aussi rapide et complète que possible, les 
modifications apportées aux lois civiles, criminelles et com- 


MODIFICATIONS A LA LÉGISLATION EN FRANCE. 321 


merciales, et la place que ces modifications doivent occuper 
dans l’histoire particulière de la science du droit. | 

Pour nous faciliter celle voie, nous suivrons l’ordre 
de nos Codes. Après l’indication des modifications dont a 
été l’objet notre organisation judiciaire, nous parcourrons 
successivement celles apportées : 

Au Code civil : 

Au Code de procédure civile ; 

Au Code de commerce ; 

Au Code d'instruction criminelle ; 

Au Code pénal et au Code de la presse ; 

Au tarif des frais. 


$ 1.— Organisation judiciaire. 


Les principes sur lesquels repose notre organisation judi- 
ciaire ont été vivement attaqués depuis les événements de 
février 1848. La justice civile a victorieusement lutté contre 
des influences que la justice commerciale et la justice cri- 
minelle ont eu plus ou moins à subir. Ce sont ces luttes et 
l'effet de ces influences que nous allons indiquer. | 

Justice civile. Dès la fin de février 1848, un très-grand 
nombre de juges de paix et de membres des parquets des 
Cours et tribunaux tombèrent sous le coup des décisions du 
ministre de la justice et des commissaires extraordinaires. 
Bientôt on ne se contenta plus de frapper des magistrats, 
qui, la plupart, semblaient protégés par d’anciens et hono- 
rables services. Les propositions les plus étranges s’é- 
levèrent, nombreuses, contre l’inâtitution elle-même. On 
demandait l'abolition des deux degrés de juridiction. On 
voulait donner au concours ou à l’élection la nomination 
des magistrats. L’inamovibilité avait été elle-même forte- 

NOUV. CÉR. T. XIV. | | 21 


322 REVUE DE LÉGISLATION. 


ment attaquée par la presse. Le gouvernement porta une 
première atteinte à l’institution en äpprouvant, par déeret 
du 14 mars, les suspensions prononcées par ses commis- 

Le 17 mars, une foule compacte se porta sur l’Hôtel-de- 
Ville. Ses délégués se présentèrent devant les membres du 
gouvernement provisoire, qu'ils accusèrent de favoriser la 
réaction, et auxquels 1ls formulèrent impérieusement leurs 
folles volontés. Le pouvoir s'était dépouillé de sa force sil 
avait appelé pour le soutenir les hommes que l'anarchie pre- 
nait ordinairement à sa solde; il céda à la pression sous la- 
quelle il se trouvait par sa faute. La journée du 16 avril 
semblait ranimer le sentiment de l’ordre ; mais la fête du 
20 avril, organisée dans des vues révolutionnaires, paralysa 
ce retour à des idées plus justes. L’armée vit briser l’épée de 
ses chefs. La magistrature fut frappée dans la garantie la 
plus chère aux justiciables, par la perte de l’inamovibilité. 

Immédiatement divers magistrats de la Cour de cassation, 
de la Cour des compies et des Cours d’appel furent suspen- 
dus, Ce fut Rà une faute grave. Dans un pareil moment, alors 
que tous les pouvoirs étaient compromis, et que la justice 
pouvait seule arrêter les déplorables effets des passions dé- 
chainées, 1l était bien insensé de diminuer sa puissance. 
« Îl'eût été grand, au contraire, comme l’a dit plus tard ke 
représentant Rouher à la Chambre, il eût été grand, pour 
le gouvernement qui s'installa sur ces ruines, de relever im- 
médiatement cette puissante sauvegarde, et de proclamer 
bien haut que le pouvoir judiciaire, quant à son inamovibi-— 
lité, est, dans ee pays, en dehors et au-dessus des commo- 
tions politiques '. » C'était d'autant plus sage, que le mi- 


"1 Rapport déposé en août 1849, au nom de la Commission chargée du 
projet de loi sur l’organisation judiciaire, 


MODIFICATIONS À LA LÉGISLATION EN FRANCE. 323 


nistre de la justice alors en fonctions connaissait tous les 
services que savait rendre ce corps, lui qui, vingt jours après 
avoir signé le décret du 17 avril, disait à l’Assemblée consti- 
tuante ‘ : « En dehors de la politique, la justice ne manque 
à aucun de ses devoirs ; soigneuse des intérêts privés des 
citoyens débattant devant elle leurs prétentions respectives; 
- soigneuse de la liberté des citoyens poursuivis pour des faits 
qui rentrent dans le droit commun, la justice remplissait 
avec zèle, avec impartialité, cette partie si importante de 
ses attributions. Malgré les imperfections que nos Assem- 
blées nationales s’étudieront à faire disparaître, aucun peuple 
n’a des lois plus simples, plus claires que nos lois civiles et 
criminelles. Les juges en font une sage application, et notre 
magistrature, dans l’accomplissement de ce devoir, n’a cer- 
tes aucun reproche à se faire. » Pourquoi dès lors ces révo- 
cations et ces suspensions qui ont si longtemps encombré 
les colonnes du Moniteur ? Pourquoi sacrifier tant d’existen- 
ces utiles à une popularité qui cherchait trop bas ses dé- 
fenseurs? Pourquoi attaquer si souvent une législation dont 
on venait faire un si brillant éloge devant d’autres hommes? 
Au surplus, le jour où le gouvernement décréta que l'ina- 
movibilité de la magistrature était incompatible avec la Ré— 
publique, fut un beau jour pour la magistrature, car elle 
vit se réveiller pour elle les sympathies que la nation porte 
à une institution qui, avec son organisation actuelle, donne 
à l’homme, à la famille, à la propriété, les plus puissantes 
garanties. | | 
Les projets d'organisation judiciaire qui se sont succédé et 
que l'on n’a pas pu voter avantla fin des travaux de l’Assemblée 
constituante ont conduit à la conservation de l’ordre actuel. 


gt 
J: 


: Séance du 6 mai 1848 ; Moniteur, p. 969. 


324 REVUE DE LÉGISLATION. 


La Constitution lui a donné sa sanction dans ses articles 85 
et suivants. Plus tard, l’Assemblée législative l’a confirmé 
par le vote de quelques articles préparatoires du projet de 
loi organique. 

Justice commerciale. — En matière commerciale, les 
changements ont été nombreux et importants. 

Au commencement de l'échelle, l’organisation des prud’- 
hommes se trouvait sous l'empire de la loi du 18 mars 1806, 
et du décret de 11 juin 1809, modilié et complété par ceux 
des 20 février 1810, et 3 août 1810, lorsqu'une loi du 27 
mai est venue lesréorganiser sur une base plus démocratique. 
Cette loi est exclusivement consacrée à régler la compo- 
sition des Conseils de prud'hommes, leur élection, leur 
présidence; elle donne accès dans ces Conseils aux ouvriers 
dont elle laisse le choix aux patrons, après avoir établi que 
le choix des prud’hommes-patronsserait donné aux ouvriers. 
L'acte du 27 mai ne reconnaissail aussi que deux intérêts 
en présence, celui des ouvriers et celui des patrons. Dans 
certaines villes, il en est un troisième quelquefois en oppo- 
sition avec les deux autres, celui des chefs d'atelier. Pour 
satisfaire à ce nouvel intérêt, fut rendu le décret du 6 juin 
1848. La composition seule des Conseils de prud'hommes a 
été modifiée par ces nouvelles lois; les règles d'attribution 
sont restées les mêmes, bien que le décret du 27 mai 1848 
en prescrivit la révision. La Constitution les à confirmées 
par son arlicle 88. L'ancien gouvernement songeait à les 
refondre : c'était là un travail très-diflicile, dans lequel l’uni- 
formité même et la rigueur des règles, à cause de la nature 
gracieuse de la juridiction, peuventavoir leurs inconvénients 
et leurs dangers. . 

Au-dessusdes tribunaux de prud'homme:se plasentles tri- 
bunaux de commerce, dont l'institution première est très-2n- 


MODIFICATIONS A LA LÉGISLATION EN FRANCE. 325 


cienneen France. Leurorganisation moderne setrouvait dans 
les art. 615 et suivants du Code de commerce et dans les 
décrets des 6 octobre 1809 et 18 novembre 1810. C’est en 
1790 qu’on a voulu ramener l'institution par la loi du 28 
août 1848, s’il faut en croire le rapporteur de cette loi. En 
matière d'institutions et de lois, il est en général regrettable 
de voir rétrograder au delà de l’Empire. Ici cette marche 
rétrograde a été le résultat de la proclamation en matière 
politique du vote universel. L’article 618 du Code de com- 
merce chargeait de l'élection des juges consulaires princi- 
palement les chefs des maisons les plus anciennes, et les plus 
recommandables par la probité, l'esprit d'ordre et d’éco- 
nomie. Le nouvel article, à l'exception de certains individus 
condamnés ou faillis, a admis à l'élection et à l’éligibilité 
tous les commerçants français patentés et domiciliés depuis 
cinq ans, et les capitaines ou maîtres au cabotage après un 
temps de commandement et de domicile. Les articles de la 
loi du 20 août 1848 établissent les règles à suivre dans la 
formation des listes, le mode de votation etde dépouillement, 
l'élection, l'installation. L'institution par le gouvernement, 
prescrite par l’article 7 du décret du 6 octobre 1809, est 
abrogée. Ici donc, comme pour les prud'hommes, on a mo= 
difié complétement les règles relatives à la composition des 
tribunaux, mais on n’a nullement innové aux règles d’at- 
tributions, ni aux formes de procéder. Les tribunaux de 
commerce ont même été textuellement confirmés dans leurs 
attributions par l’article 88 de la Constitution. | 

Justice criminelle. — Sous la Charte de 1830, la Chambre 
des pairs, portion essentielle de la puissance législative, 
avait été, en dehors de cette attribution, chargée de la con- 
naissance des crimes de haute trahison et des attentats à la 
Sûreté de l'Etat. En février, avec la Charte et la pairie était 


326 REVUE DE LÉGISLATION. 


tombée cette haute Cour criminelle. Les articles 91 et sui- 
vants de la Constitution ont eu pour but de combler la lacune 
qui résultait de cette suppression. La haute Cour, telle 
qu’elle a été rétablie, se compose de juges choisis par la 
Cour de cassation dans son sein, de magistrats remplissant 
les fonctions du ministère publie désignés, suivant les cas, 
par le président de la République ou l'Assemblée nationale, 
et de jurés pris parmi les membres des Conseils généraux. 
Ce tribunal criminel supérieur connaît, non-seulement des 
crimes, attentats ou complots, contre la sûreté intérieure 
de l'Etat, dont l’Assemblée lui a renvoyé le jugement; mais 
encore des accusations portées par l’Assemblée nationale 
contre le président de la République ou les ministres. 

Malheureusement les événements que nous avons tra- 
versés l’ont déjà forcée de fonctionner. Appelée à juger les 
complices de l’attentat du 15 mai commis avant la Consti- 
tution qui l'avait instituée, on voulait décliner sa juridiction. 
Il est cependant de doctrine et de jurisprudence constantes 
que le principe de la non-rétroactivité des lois ne s'applique 
pas aux lois de procédure et de compétence qui régissent, du 
moment où elles ont force obligatoire, les procès nés comme 
ceux à naître. Aussi la loi du 22 janvier 1849, malgré des 
débats longs et passionnés", reconnut-elle sa compétence 
qui était déclinée par les accusés. 

Il y a quatre mois à peine la haute Cour siégeait à Bourges, 
et bientôt de pénibles devoirs vont en réunir de nouveau 
les membres à Versailles. | 

_ Le jury des Cours d'assises a subi de bles modifications 
dans sa composition. Si l’on avait adopté le projet du mi- 


1 Voy. les Moniteurs des 21 ét 33 janvier 1869, et, sur la question , ceux 
également des 19 octobre, 5 novembre 1848. 


MODIFICATIONS A LA LÉGISLATION ŒÆN FRANCE. 327 


nistre de la justice Crémieux, tous les électeurs auraient été 
jurés à peu près sans exception. Plus sages et plus clair- 
voyants, les Comités de justice et de législation de{’Assem- 
blée nationale, tout en approuvant des changements que 
commandaient ceux apportés à nos institutions politiques, 
reculèrent devant les difficultés d'application et les abus 
qu’entrainerait un pareil système. On ne voulut point laisser 
au hasard le soin de distinguer la moralité et la capacité des 
jurés, c’est-à-dire le soin de décider de la liberté de l’hon- 
ueur et de la vie d’un homme. « On ne peut nier, disait le 
rapporteur, que dans tous. les rangs de la société, il n’y ait 
des hommes qui, sans être frappés d'incapacité légale, ne 
soient ni moraux, ni capables de juger certaines affaires 
soumises au jury; admettre de tels hommes à l'honneur 
d’être jurés, c’est s’exposer à sacrifier l'intérêt de l’aceusé 
et l’intérêt social ; c’est faire perdre à la justice l’autorité et 
la puissance dont elle a tant besoin pour l'accomplissement 
de sa sainte mission. À la société, en masse, appartient le 
droit de juger tous les crimes, soit qu'ils ébranlent l'Etat, ou 
qu'ils troublent la sécurité des eitoyens. Si elle, pouvait 
exercer ce droit directement, les exclusions, les choix ne 
seraient pas nécessaires ; la majorité des hommes probes, 
honnêtes et capables ferait raison d’une minorité immorale 
ou incapable, et par là même dangereuse ; mais le peuple 
ne pouvant figurer que par délégation, cette délégation doit 
être faite avec discernement, à moins de vouloir conduire la 
société à sâ ruine. » Le gouvernement se rangea à l'avis 
de la Commission, et, le 7 août 1848, l’Assemblée natio— 
nale adopta une loi qui, après avoir prescrit la composition 
d’une liste générale sur laquelle figureraient comme jurés 
tous les citoyens jouissant des droits civils et politiques 
(art. 1), et non frappés d'incapacité légale (art. 2, 3, 4, 5), 


328 / REVUE DE LÉGISLATION. 


preserivit à une Commission qu'elle institua (art. 11, 12, 
13, 14, 15, 16) de dresser en outre une liste annuelle 
(art. 9, 10, 17), sur laquelle le sort désignerait les jurés 
(art. 20 et suiv.). 

. J'aurai à signaler, en m’occupant des lois sur la presse, 
et de celles sur l'instruction criminelle, des changements 
apportés aux attributions et au mode de procéder des Cours 
d'assises. 

Aucune modification n’a été faite à la composition non 
plus qu'aux règles de compétence des tribunaux correction- 
nels et de ceux de simple police. Des cas nouveaux, toute- 
fois, ont été attribués à la connaissance des premiers par 
diverses lois, notamment par la loi électorale et la loi sur 
les clubs. 

Justice militaire. — Les tristes événements qui se sont 
succédé dans ces derniers temps, ayant donné une exten- 
sion de juridiction immense aux tribunaux militaires, jecrois 
devoir indiquer le changement apporté aux anciennes lois 
par le décret du gouvernement provisoire du 3 mai 1848, 
qui mit à la nomination et à la révocation du ministre de la 
guerre, sur la demande du général commandant la division, 
les commissaires du gouvernement, rapporteurs et greffñers 
près les Conseils de guerre, les commissaires du gouverne- 
ment et greffiers près les Conseils de révision. Ce décret 
indique les grades que doivent avoir les militaires pour être 
appelés à ces fonctions, et fixe de plus leur traitement. 

. Les autres actes rendus en ces matières ne sont que l’exé- 
cution des lois existantes. | 

Paris ayant été mis en état de siége le 24 juin 1848, et les 
pouvoirs exécutifs ayant été délégués au général Cavaignac, 
il fut enjoint aux officiers rapporteurs près les Conseils de 
guerre de la première division de procéder à l'information 


MODIFICATIONS À LA LÉGISLATION EN FRANCE 399 


des individus arrêtés à l’occasion des attentats des 23 juin 
et jours suivants ; un arrêté du 26 juin leur adjoignit, dans 
ces fonctions, les officiers de police judiciaire. 

Le nombre des individus arrêtés s'étant élevé jusqu’à en- 
viron quinze mille, le gouvernement, en laissant la justice 
suivre son cours contre leschefs et fauteursde l’insurrection, 
et les réclusionnaires et forçats libérés qui yavaient pris part, 
décréta, le 27 juin 1848, que l’on transporterait dans les pos- 
sessions françaises d'outre-mer, autres que celles de la Médi- 
terrance, ceux qui seraient reconnus avoir pris une part se— 
condaire aux événements de juin. | 

Le décret ne fixa pas de règles à suivre pour faire cette 
reconnaissance, et lors de la discussion il fut expliqué par 
M. Vivien que le pouvoir exécutif, auquel on remettait l’exé- 
cution de cette résolution, consulterait des Commissions, 
qui, après s'être livrées à un examen sommaire, détermine- 
raient s’il y avait lieu d’appliquer la transportation. Ces 
Commissions, nommées par arrêtés des 9 et 27 juillet, n’ont 
fonctionné que temporairement ; elles ont eu à donner des 
avis, et non à rendre des jugements ; nous n’aurons dès 
lors qu’à indiquer leur existence passagère. 

Les Conseils de guerre et de révision des armées de terre 
et de mer et les tribunaux maritimes, aux termes de l’ar- 
ticle 88 de la Constitution, ont conservé leurs anciennes at- 
tributions. 

Justice administrative. Les deux juridictions administra- 
tives supérieures ont eu à subir de nombreuses modifica- 
tions dans leur organisation; l’une d’elles a même été com— 
plétement reconstituée. 

Les membres de la Cour des comptes avaient eu leur 


1 Cour de cassation, 17 novembre 1848, 


330 REVUE DE LÉGISLATION. 


existence menacée par le décret du 17 avril 1848, qui au- 
torisait le ministre des finances à les suspendre et révoquer. 
Sous le prétexte d’une réorganisation, un décret du 2 mai 
suivant réduisit le nombre de ses conseillers ; il soumit les 
nominations à diverses règles, 1} modifia la disposition de Hà 
loi du 16 septembre 1807, relative au nombre des membres 
nécessaires pour juger, et 1} attribua le titre et les fonctions 
de substitut du procureur général au premier secrétaire du 
parquet. Ainsi démembrée, la Cour des comptes attend l'or- 
ganisation nouvelle que le ministre des finances a promis de 
soumettre DROCPAIDECRNS la sanction de l'Assemblée lé- 
grstative. | 

Le nombre des conseillers d'Etat fut réduit de trente à 
vingt-cinq, par décret du 12 mars ; c'était évidemment là 
une mesure prise moins contre linstitntion que contre des 
fonctionnaires que leur mérite défendait contre une franche 
destitution. La magistrature, la Cour des comptes, l’ar- 
mée, ont obtenu la juste réparation des actes révolution- 
naires dont elles avaient eu à souffrir : pourquoi une me- 
sure de rigueur, qui âmena immédiatement les nobles pro- 
testations de M.'de Kératry, n'a-t-elle été ÉDARÉe ni par 
le gouvernement ni par les Chambres ? 

Le décret du 12 mars 1848 avait atteint les membres du 
service ordinaire du Conseil d'Etat; celui du 18 avril 1848 
supprima le service extraordinaire organisé par la loi du 
19 juillet 1845. On appela à prendre part aux travaux du 
Conseil, quand leur concours serait jugé nécessaire, les ehefs 
de service désignés par les ministres de chaque département. 

La Constitution a supprimé l'une des deux Chambres, et 
a accru l'importance du Conseil d'Etat ; elle l’a investi de 
hautesattributionspolitiquesetlégislatives, en lui conservant 
ses anciennes attribut'ons administratives et judiciaires. Le 


MODIFICATIONS À LA LÉGISLATION EN FRANCE. 331 


point de vue sous lequel nous nous sommes placé ne nous 
permet pas d'entrer dans des détails sur la loi organique du 
3 mars 1849. Bornons-nous à faire observer que le Conseil a. 
gardé dans ses attributions le contentieux administratif ; 
seulement, le droit de statuer sur les matières qui font l’ob- 
jet de ce contentieux a élé confié à une section composée 
au moins de sept membres. À cette exception près, et sauf 
les conséquences qu’elle entraîne, le mode de procéder de- 
vant le Conseil, pour les affaires de sa juridiction, est resté 
régi par les anciennes lois, et notamment le décret du 22 
juillet 1806, la loi du 19 juillet 1845, et les art. 688 et. sui- 
vanis, et 130 du Code de procédure civile. | 

L'article 99 de la Constitution a encore investi le Con- 
seil d'Etat, dans certains cas, de l'appréciation des actes de 
tout fonctionnaire, autre que le président de la République. 

C’est à la Constitution de 1848 que l’on doit l'institution 
d’un tribunal nouveau, que l’on peut appeler juridiction des 
conflits. Ce tribunal, composé de membres de la Cour de 
cassation et de conseillers d'Etat, et présidé par le ministre, 
est chargé de régler les conflits d'attribution qui s'élèvent 
entre l'autorité administrative et l'autorité judiciaire. I con- 
nait encore des recours pour cause d’incompélence ou excès 
de pouvair dirigés contre la Cour des comptes, C’est à une 
création que j'ai cru devoir critiquer *, et à l'égard de la- 
quelle je n’ai aucune raison de changer d'avis aujourd'hui. 


.$ 2. — Code civil. 


. Le Code civil est un ensemble de lois si réfléchies et si bieu 
cordoonnées, que même dansles moments du plus grand dé— 


A RE A HN ee 
1 Revue de législation , 1849, t. 5, p. 220. 


332 REVUE DE LÉGISLATION. 


lire politique, la folie s'arrête et n’ose y toucher, effrayée 
qu’elle est de tant de sagesse. Ce n'est point que, comme 
toute œuvrehumaine, ce Code ne présente des imperfections ; 
mais ce n’est que dans les moments de calme et de paix in 
térieure, qu’une discussion sage et approfondie peut per- 
mettre d’édicter un ensemble de dispositions qu'il soit 
permis de substituer à celles qui font partie de ce corps de 
droit. Aussi ne rencontrerons-nous pas de sérieuses modi- 
fications au Code civil, après les événements de février. 
Les décrets du gouvernement provisoire et de l'Assemblée 
constituante, qui se rattachent aux matières prévues par le 
Code civil, sont les décrets sur les naturalisations, ceux sur 
les majorats et substitutions, quelques dispositions sur 
les nantissements, et divers actes sur la contrainte par corps. 
Des esprits sérieux, parmi lesquels mérite à tant de titres 
d’être cité le directeur de la Revue, M. Woloswki, ont con- 
tinué leurs études sur le régime hypothécaire, mais sans 
qu’il en soit résulté aucune résolution. Enfin, je ne sais si 
je dois rappeler une proposition du ministre de la justice 
sur le rétablissement du divorce. Ce projet n’eut, en défini- 
tive, pour résultat, que d'ouvrir l’hôtel du ministère à une 
députation de dames, dont je n’ai à rechercher ni les vertus 
ni les mérites, mais qui eurent celui de déverser un pro- 
fond ridicule sur la proposition qui motivait leur démarche. 
_Naturalisations. — La législation sur les naturalisations a 
beaucoup varié. Le décret du 3 avril 1790, la Constitution 
de 1793 et celle de l’an III se montraient très-favorables 
aux étrangers. Celle de l’an X était plus sévère pour eux, et 
les événements de 1814 et 1815 avaient apporté avec leur 
influence des dérogations aux règles établies. Le gouverne- 
ment provisoire, le 28 mars 1848, fit revivre le décret du 
30 avril 1790, qui autorisait la naturalisation après cinq 


MODIFICATIONS A LA LÉGISLATION EN FRANCE. 333 


ans, et cela, il nous le dit lui-même, « parce que beaucoup 
d'étrangers avaient pris une part active aux glorieux événe- 
ments de février. » Probablement, toujours par le même 
motif, de nouvelles faveurs leur furent accordées en matière 
électorale par le décret du 19 avril. Toutefois, comme ces 
affiliations pouvaient alors n’être pas toutes très-heureuses 
pour la France, après en avoir sanctionné deux mille cinq 
cents, le ministre de la justice fit insérer dans le Moniteur 
du 29 juin un avis portant « que les naturalisations qu'il 
avait faites avaient pleinement atteint le but que se propo- 
sait le décret du 28 mars, et que, jusqu’à ce que la législation 
fût définitivement fixée sur ces matières, 1l ne scrait plus sta- 
tué sur les demandes en naturalisation. » 
Majoratsetsubstitutions. — L'article 896 du Code civils’est 
trouvé en partie abrogé par les lois relatives au majorat, 
elles-mêmes modifiées par la loi du 12 mai 1835. Cette 
dernière avait respecté les majorats , de propre mouve- 
ment, établis pour récompenser de grands services et per- 
pétuer de grands souvenirs; elle avait d’ailleurs voulu évi- 
ter que leur abolition ne vint priver l’État des droits de re- 
tour qu'il avait sur les biens qui en faisaient partie en ame- 
nant leur consolidation entre les mains des détenteurs; mais 
les majorats de biens particuliers ou sur demande n'avaient 
point été également respectés. La loi du 11 mai 1849 est 
venue porter un nouveau coup à ces derniers. Elle a, en 
outre, aboli la loi du 17 mai 1826, qui avait agrandi les 
exceptions admises par l’article 897 du Code civil en ma- 
tière de substitution. Toutefois cette abolition n’a eu lieu 
qu’en décrétant transitoirement certains ménagements. 
. Renvoi.— Sous la rubrique du Code de commerce, j'in- 
diquerai les changements apportés aux dispositions de nos 
lois civiles sur le nantissement et la contrainte par corps. 


334 ; REVUE DE LÉGISLATION. 


$ 5. — Code de procédure civile. 


Les modifications apportées au Code de procédure civile 
sont peu importantes et peu nombreuses. On a bien répété 
mille fois que les formalités établies par nos lois pour pro- 
céder en justice sont trop longues et trop coûteuses; mais 
comme c’estd’uncôtél'Etatquien tirele plus grand prolitpar 
les droits de greffe, de timbre etd’enregistrement; etcomme, 
d’unautre côté, il est très-difficile de concilier la promptitude 
avec la sûreté et la maturité des décisions, on s'est contenté 
encore une fois de s’en tenir aux attaques générales". 

Formule exécutoire. — L'article 545 du Code de procé- 
dure n'autorise l'exécution d’un acte qu’autant qu'il est re- 
vêtu d’une formule exécutoire. Le gouvernement provi- 
soire ne fit que suivre l'exemple de ceux qui lavaient 
précédé ; après avoir décrété, le 25 février 1848, que la jus- 
lice serait rendue au nom du peuple français, il arrêta, le 13 
mars, la nouvelle formule dont devaient être revêtus tous 
jugements et actes pour être exécutés. Par suite, les por- 
teurs d'anciennes expéditions ont dû se retirer devant Îles 
greffiers ou notaires pour y faire ajouter la nouvelle for- 
mule, et nous avons vu la Cour de Paris annuler des pour- 
suites faites en vertu de titresqui ne portaient que l’ancienne 
formule. (4° Chambre, 28 janvier 1849, Cailloue.) 

Insertions. — Un décret du mars 1848 a abrogé le der- 
nier $ del’art. 696 du C. deproc. rectifié par la loi du 2 juin 
1841,concernant lesannoncesjudiciaires. Les parties ont été 
autorisées à faire, à leur choix, l'insertion dans un des jour- 
naux publiés dans le département de la situation des biens. 


* Une Commission vient d'être formée au ministère de la justice pour 
entreprendre la révision des lois de procédure. 


MODIFICATIONS A LA LEGISLATION EN FRANCE. 335 
$ #4. — Code de commerce. 


L'état déplorable où la crise financière qui a suivilesévéne- 
mentsdefévrier a plongéle commerceetl'industrieen France, 
ontétéla cause des modifications nombreuses qui ont été ap- 
portées temporairement aux dispositions du Code de 
commerce. | | 

Plusieurs de ces résolutions nouvelles ont été arrêtées 
pour tempérer la rigueur des obligations contractées par le 
commerce. Ce fut là une série de fautes. Dans les temps de 
crise commerciale, lorsque le crédit est fortement ébranlé, 
ce n'est point par les facilités dont la loi semble favoriser 
les débiteurs au détriment de leurs créanciers, qu'elle peut 
le raffermir ou le faire renaître; ce n’est point lorsque le 
négociant a besoin d’être aidé que la loi doit désarmer celui 
dont il a besoin d'employer les fonds. Ce n’est, au contraire, 
qu'en commandant le respect le plus absolu et le plus ri- 
goureux pour la sainteté des obligations, et en excitant les 
citoyens à les remplir, qu’un gouvernement peut, par sa 
sagesse, rétablir la confiance et soutenir le crédit. N’était-il 
pas téméraire dès lors de choisir un pareil moment pour 
abolir la contrainte par corps? pour autoriser les débiteurs 
à différer le payement de leurs dettes? pour apporter une 
perturbation légale dans l'exécution des obligations com- 
merciales, qui toutes se lient et s'enchaïnent? pour pallier 
les effets de la faillite et y pousser presque les négociants en 
leur permettant, à l'ombre des événements, de se libérer en 
ne payant que partie de leurs dettes ? Ce fut là cependant 
ce que it le gouvernement provisoire, ce fut dans cette route 
dangereuse qu’il poussa la Constituante; nous allons exa- 
miner dans quelles circonstances et dans quelles conditions. 

Contrainte par corps. — Les exécutions par corps sont 


336 REVUE DE LÉGISLATION. 


usitées depuis bien longtemps en France. Elles étaient ad- 
mises par notre ancien droit. Les ordonnances de Villers- 
Cotterets (1539), Orléans (1560), Moulins (1566), et celles 
de 1667, 1673, et 1681, avaient, par des modifications suc- 
cessives, réglé leur application: En 1790, la législation sur 
la contrainte par corps fut intégralement maintenue; l’As- 
semblée nationale reconnaissait, le 7 juillet 1790, que ses 
membres, quoique inviolables, y étaient soumis. Mais après 
quelques restrictions apportées à ce mode d'exécution par 
les lois des 21 et 25 août 1792, etpar les décrets des9 et 12 
mars 1793 la convention abolit là contrainte par corps et li- 
béra tous les prisonniers pour dettes. Elle fit bientôt justice 
de cetexcèsde popularité en la faisant revivredansl’intérêtdu 
trésor public. Le 24 ventôse an V, la contrainte par corps fut 
complétement rétablie, « pour rendre aux obligations entre 
citovens la süretéetla solidité qui, seules, pourraient donner 
au commerce de la République la splendeur et la supériorité 
qu'il devait avoir. » | 

La législation sur cette matière fut complétée par les lois 
des 15 germinal an VI, 14 floréalan VI, 10 septembre 1807, 
par le Code civil et par la loi du 17 avril 1832. 

Ces deux derniers documents législatifs servaient de Code 
_ à la matière, lorsque, le 9 mars 1848, le gouvernement pro- 
visoire, « considérant que la contrainte par corps, ancien 
débris de la législation romaine, était incompatible avec 
notre nouveau droit public », ordonna que cette mesure, 
dans tous les cas où elle était autorisée par la loi en faveur 
d’un créancier pour obtenirpayement d’une dette pécuniaire, 
_cesserait d’être appliquée, jusqu’à ce que l’Assemblée na- 
tionale eût définitivement statué. 

Plusieurs tribunaux s'étant refusés à ordonner la mise en 
liberté de divers détenus, un nouveau décret du 12 mars 


MODIFICATIONS A LA LÉGISLATION EN FRANCE. 337 


1848 ordonna cette mise en liberté immédiate et ‘provi- 
soire. Toutefois le bénéfice de ces dispositions ne fut point 
étendu par la jurisprudence aux étrangers. Des exceptions 
furent bientôt apportées à cette mesure générale. Un arrêté 
du pouvoir exécutif du 19 mai 1848 en établit une par voice 
d'interprétation du décret du 12 mars, pour le recouvrement 
des amendes et réparations prononcées au profit de l’État, 
en matière criminelle, correctionnelle ou de simple police. 

lei encore, l’Assemblée nationale a dû réédifier ce que 
le gouvernement provisoire avait renversé. La contrainte par 
corps fut rétablie le 13 décembre 1848. Toutefois la nou- 
velle loi promulguée en même temps qu'était décrété ce ré- 
tablissement, a apporté quelques modifications à l’ancienne 
législation. Les fermiers qui, d’après le Code civil, pou- 
vaient se soumettre à la contrainte, ont été relevés de ces 
stipulations rigoureuses. On s’est efforcé de prévenir les abus 
que les créanciers font de la forme commerciale pour im- 
primer frauduleusement aux dettes un caractère qui n’est 
pas vrai. La durée de l’incarcération a été réduite dans de 
sages limites. On a défendu aux parents trop rapprochés 
d'user entre eux de ces voies rigoureuses. La famille du 
contraignable a été entourée de plus d'intérêt. Enfin le 
pouvoir exécutif a été chargé de reviser le tarif des frais de 
la procédure en saisie-emprisonnement, ce qu'il a fait par 
arrêté du 24 mars 1849. | 

C’estainsiqueles complaisances irréfléchies et lesexagéra- 
tions du gouvernement provisoireontreçu, dans ces matières, 
de l’Assemblée constituante, un sage et suffisant tempé- 
rament. 

Banques, comptoirs d'escompte, magasins généraux. — 
En m’occupant des dérogations apportées aux règles gé- 


nérales du Code de commerce, je ne puis m'empêcher d’in- 
NOUV. SÉR. T. XIV. | 22 


338 REVUE DE LÉGISLATION. 


diquer rapidement les règles nouvelles auxquelles ont été 
soumis divers établissements destinés exclusivement à l’in- 
dustrie et au commerce, et qui ont été l’objet des mesures 
les plus graves. 

Le 15 mars 1848, le gouvernement, sur la demande de 
M. D’Argout, gouverneur de la Banque de France, décréta 
que la Banque ne serait point tenue de rembourser les bil- 
lets au porteur, et qu'elle pourrait émettre des coupons 
pourvu qu’ils ne fussent pas inférieurs à cent francs. Le 
chiffre d'émission pour la Banque et ses succursales fut 
fixé à 354 millions. Un décret analogue fut rendu pour les 
Banques départementales le 25 mars. Le 27 avril et le 2 mai, 
<es dernières furent réunies à la Banque de France pour ne 
former qu’un seul et vaste établissement financier. 

A côté et en dessous des Banques publiques le gouver- 
nement avait ordonné, le 7 mars, l'établissement dans 
toutes les villes industrielles d’un comptoir national d’es- 
compte. Divers actes vinrent successivement sanctionner 
l'existence des sociélés qui se formèrent en exécution de 
ce décret. De plus, le 24 mars on autorisa l’é tablissement 
de sous-comptoirs dans les villes où existaient des comptoirs 
d'escompte, et cela dans le but d'établir des intermédiaires 
entrelesnégociantset lescomptoirs d’escompte. On dérogea, 
en faveur de ces établissements, aux dispositions du Code 
civil sur les nantissements en autorisant la vente aux en- 
chères par les officiers ministériels, huitaine après une 
simple mise en demeure, des marchandises COquee en 
gage à ces établissements. 

Pour que les négociants pussent tirer parti des marchan- 
dises dont ils n'avaient pas l'écoulement, et obtenir des 
comptoirs et des bailleurs de fonds de l’argent au moyen de 
ces valeurs improductives, un décret du 11 mars 1848 éta- 


MODIFICATIONS A LA LÉGISLATION EN FRANCE. 339% 


blit des magasins généraux dans lesquels les marchandises 
étaientdéposées sur desrécépissés négociables. Lerégimedes 
marchandises dans les magasins fut réglé par l'arrêté du mi- 
nistre des finances du 26 mars. Le même jour, un décret 
du gouvernement autorisa la Banque et ses comptoirs à 
admettre ces récépissés en remplacement d’une signature. 
L'Assemblée nationale, par son décret du 23 août 1848, 
assimila les droits et les devoirs des porteurs et endossenrs 
des récépissés à ceux des porteurs et endosseurs des effets 
de commerce. Les porteurs purent exercer leur recours 
contre les endosseurs, ou directement sur la marchandise, 
qui, dans ce dernier cas, était vendue aux enchères sur or- 
donnance du président du tribunal de commerce rendue sur 
le vu de l'acte de protêt. 

Je ne m’étendrai pas davantage sur des actes qui appar- 
tiennent plus à l'économie politique et à la science gouver- 
nementale qu’à la législation, mais que j'ai dû cependant 
indiquer parce qu’ils modifient l’économie de quelques- 
unes de nos lois. 

Effets de commerce.— Le législateur de 1807 a compris 
combien il importait au commerce que la plus rigoureuse 
exactitude fût apportée à l’exécution des obligations com- 
merçiales. La force majeure doit seule faire fléchir la règle 
rigoureuse qu'il a posée dans le Code de commerce. L’ap- 
préciation de ces exceptions est dans le domaine du juge 
plus que dans celui du législatenr; cependant il faut recon- 
naître que lorsque la force majeure est le résultat de causes 
générales, le gouvernement, pour éviter les conflits fàcheux 
que pourrait entrainer une divergence dans la jurispru- 
dence des tribunaux, est fondé à résoudre la difficulté d’une 
manière uniforme et certaine par une disposition législative. 
Mais dans ce cas, pour être juste, la prorogation doit cesser 


340 REVUE DE LÉGISLATION. 


avec les événements qui motivent la reconnaissance de la 
force majeure. 

En février, le gouvernement a été plus loin ; au lieu de 
suspendre les déchéances pendant le temps où la circulation 
était interrompue dans Paris, comme il le disait dans Îles 
motifs du décret du 26 février 1848, et pendant le temps où 
les ciloyens, occupés à la défense commune, avaient dû sus-— 
pendre le cours de leurs affaires, il prorogeait de dix jours 
les échéances des effets de commerce payables, à Paris, de- 
puis le 22 février jusqu au 15 mars, et il suspendait égale- 
ment pendant dix jours l’accomplissement des formalités 
prescrites en ces matières. 

Ce décret fut textuellement reproduit par celui du 28 fé- 
vrier 1848, qui en étendit les dispositions au département 
de la Seine en entier et à celui de la Seine-Fnférieure. 

Il est facile de concevoir combien l'application partielle 
de pareilles dispositions dut entraîner de perturbation dans 
le commerce de la France. Obligé de satisfaire exactement 
aux obligations exécutables hors du département de la Seine 
et de celui de la Seine-Inférieure, le négociant était forcé 
d'attendre dix jours dans ces départements d’une grande 
importance commerciale pour obtenir la rentrée de ses 
créances. Le gouvernement provisoire, d’ailleurs, assez fa- 
cile en général pour les débiteurs, fit droit à des plaintes 
alors fondées, et le 3 mars 1848 la mesure fut étendue à 
toute la France. 

. Bientôt la nécessité de faciliter la circulation, le recou- 
vrement et la liquidation des valeurs commerciales et le 
besoin non moins grand de faire rendre tout ce qui était 
possible aux diverses branches des impôts, tirent autoriser, 
le 8 mars 1848, le visa pour timbre sans amende des effets 
de commerce jusqu’au 20 mars à Paris, au 25 dans les dé- 


MODIFICATIONS À LA LÉGISLATION EN FRANCE. 341 


partements. Un arrêté du 17 mars prorogea ce délai jus- 
qu’au 15 avril. 

La confiance était loin de renaître, un malaise affreux 
paralysait toutes les volontés. Le gouvernement provisoire, 
pressé par un mal qu’il n’avait ni la force ni l’habileté d’ar- 
rêter, en facilitait l’accroissement en démolissant une à 
uue toutes les garanties sans lesquelles les transactions 
commerciales sont impossibles. Un décret du 19 mars 
1848 autorisa les tribunaux de commerce à accorder à 
tout commerçant, par un jugement en dernier ressort, 
un sursis de trois mois contre les poursuites de ses créan- 
ciers. C'était différer la chute, mais en la rendant cer- 
taine. 

Par une sollicitude digne d’éloges, si les résultats avaient 
pu être plus importants, deux décrets des 23 et 24 mars 
diminuèrent le coût des protêts, et réduisirent les frais de 
diverse nature qui devaient figurer dans les comptes de re- 
tour, d’après l’article 181 du Code de commerce. 

. Les difficultés des relations de Banque, qui rendent les 
recours en garantie très-difficiles, firent proroger provisoi- 
rement de quinze jours, non compris le délai accordé aux 
porteurs des effets de commerce pourexercer leurs recours. 
C’est le 29 mars 1848 que fut prise cette mesure. 

À toutes les époques révolutionnaires, l'agitation qui 
s'empare de la société la pousse sans cesse vers les extrêmes 
les plus opposés. On sort d’un deuil public pour courir à 
une fête. À la consternation succède le plus souvent une 
joie fébrile; à la peur, la jactance. Le gouvernement 
provisoire, si fortement menacé par l'insurrection qui 
voulait se porter le 16 avril sur l’Hôtel-de-Ville, dé- 
créta une fête, et, le 18 avril, un acte du pouvoir décida 
que les effets de commerce à l'échéance du 20 avril ne 


342 REVUE DE LÉGISLATION. 


devraient être protestés que le 22, à défaut de payement. 

L'Assemblée nationale, par un décret du 25 juin, permit 
de différer pendant cinq jours le payement des effets de 
commerce échus depuis le 23 jusqu’au 27 juin, tant à Paris 
que dans les départements. Le lendemain, cette mesure fut 
étendue jusqu'aux échéances du 25 juillet. 

Le décret du 12 juillet 1848 refusa aux porteurs des bons 
du Trésor convertis en rente sur l'Etat, un recours contre les 
endosseurs en payement intégral du montant nominatif de 
ces valeurs. 

L'Assemblée, dès qu’elle le put, quitta cette voie d’ex- 
ceptions où l'avait placée le gouvernement provisoire, et d’où 
les événements de juin l’avaient empêchée de sortir immé- 
diatement. 

Le décret du 19 mars, qui autorisait les tribunaux de com- 
merce à accorder un sursis de trois mois à toute poursuite, 
fut implicitement abrogé par celui du 22 août sur les con- 
cordats amiables. Le décret du 29 mars, qui prorogeait le 
délai de quinze jours accordé par l’article 165 du Code de 
commerce aux porteurs d'effets de commerce protestés pour 
exercer leur recours contre leur cédant, fat abrogé par la 
loi du 3 janvier 1849. 

Il résulte de l'exposé qui précède que les dispositions des 
lois commercialessur les effets decommeree, qui ont éprouvé 
temporairement tant de modifications sous le gouvernement 
provisoire, sont aujourd'hui régies par les articles du Code 
de commerce, à deux exceptions près. 

L'art. 173 de ce Code a été remplacé par l’art. 2 du décret 
du 23 mars 1848, ainsi conçu : « Les actes de protêt seront 
désormais dressés sans assistance de témoin. » 

_ Les articles 178, 179, 180, 181, 186 du Code de com- 
merce, concernant les rechanges, retraites et comptes de 


MODIFICATIONS À LA LÉGISLATION EN FRANCE. 343 


retour, ont été remplacés par le décret du 24 mars 1848. 

Faillites.—Pour prévenir momentanément denombreuses 
déclarations de faillites, un décret du 19 mars 1848 autorisa 
provisoirement les tribunaux de commerce à accorder à 
tout commerçant, par jugement en dernier ressort, un sursis 
de trois mois contre les poursuites de ses créanciers. C’est 
en partie pour régulariser définitivement la position de ces 
débiteurs en sursis, que fut rendu le décret du 22 août 1848 
sur les concordats amiables, décret qui a abrogé implicite- 
ment celui du 20 mars, d’après la résolution adoptée le 27 
novembre 1848 par l’Assemblée nationale. 

Le rapport de M. Bravard-Veyrières témoigne de la haute 
moralité qui a accompagné la bienveillance dont l’Assemblée 
a favorisé des débiteurs malheureux. On a cru devoir spé- 
cifier que le décret du 22 août serait applicable à l'Algérie. 
Consulté sur le point de savoir si les négociants français éta- 
blis dans les échelles du Levant devaient en profiter, j’ai cru 
devoir soutenir l’affirmative sans difficulté, mais il ne pour- 
rait en être de même des colonies ; les explications données 
lors de la discussion à l’Assemblée sont formelles. 

Les décrets des 18 avril et 28 août 1848, et la loi orga- 
nique du 15 mars 1849 ont réglé la position des faillis dans 
diverses matières électorales. | 

Le décret du 22 août sur les concordats amiables n'étant 
que transitoire et ne devant régir que les suspensions et ces- 
sations de payementsurvenues du 24 février au 22 août 1848, 
la loi du 28 mai 1838, qui forme le livre JET, titre F, du 
Code de commerce, a conservé pour l’avenir toute sa force. 


$ 5. — Code d'instruction criminelle. 


Serment. — Je crois devoir mentionner ici le décret du 
25 février, qui délic les fonctionnaires de leur serment et qui 


344 REVUE DE LÉGISLATION. 


fut bientôt suivi de celui du 1er mars, qui abolit le serment 
politique. Le ministre de la justice donna, par sa circulaire 


du 11 mars, une signification très-étendue au décret du 
1 mars qui, suivant lui, aurait aboli toute espèce de ser- 
ment, le serment politique comme le serment professionnel; 
mais une nouvelle circulaire, en admettant encore une dis- 
tinction entre ces serments, n’a considéré comme aboli que 
le serment politique. 

Liberté sous caution. — Aux termesde l’article 119 du Code 
d'instruction criminelle, les cautionnements que doivent 
fournir les prévenus de délits, lorsqu'ils obtiennent la liberté 
provisoire, ne peuvent être moindres de cinq cents francs. 
Le gouvernement ayant vu dans cette disposition la con- 
sécration d’une inégalité flagrante parmi les prévenus, 
abolit, par décret du 23 mars 1848, le premier paragraphe 
de l’article 119 du Code d'instruction criminelle. Les autres 
prescriptions de cet article sont restées en vigueur, et la 
question de savoir si c’est une simple faculté qui est donnée 
au juge d’accorder ou de refuser la mise en liberté provi- 
soire du prévenu, lorsqu'il la demande en offrant caution, 
est restée controversée entre les auteurs, et entre la Cour de 
cassation et diverses Cours dissidentes. 

Réhabilitation des condamnés. — Le 17 avril, le gouver- 
nement provisoire repousse les services des généraux qui 
avaient longtemps défendu leur pays et ceux des magistrats 
qui avaient su faire aimer la justice et respecter les lois. 
Faut-il s'étonner si, immédiatement après, 1l songea à faci- 
liter l’entrée dans la société française à ceux que la justicé 
du pays en avait fait sortir? Le décret du 18 avril 1848 té- 
moigne d’une haute sollicitude pour les condamnés qui 
“veulent se faire réhabiliter. Remarquons en droit qu’il ad- 
met au bénéfice de la réhabilitation les condamnés en ma- 


MODIFICATIONS A LA LÉGISLATION EN FRANCE. 345 


tière correctionnelle, contrairement à la jurisprudence de la 
Cour de cassation, qui ne s'était pas établie sans opposition 
de la part des Cours. 

Cours d’assises. — Les principales dérogations apportées 
au Code d'instruction criminelle concernent les Cours d’as- 
sises. Nous avons eu occasion d'indiquer les règles nou-— 
velles auxquelles a été soumise l’organisation du jury, il nous 
reste à indiquer celles concernant plus particulièrement les 
attributions du jury et le mode de procéder devant la Cour 
d’Assises. 

Le premier décret qui se présente sur ces matières dans 
l’ordrechronologique, est celui du 6 mars 1848, ainsi conçu : 

« Art. 1. La loi du 7 septembre 1835 sur les crimes, 
délits et contraventions de la presse et des autres moyens de 
publication est abrogée. 

« Art. 2. Jusqu'à ce qu'il ait été statué par l’Assemblée 
nationale constituante, les lois antérieures, relatives aux dé- 
lits et contraventions en matière de presse, seront exécu- 
tées dans les dispositions auxquelles il n’a pas été dérogé 
par les décrets du gouvernement provisoire. 

«© Art. 3. Sont abrogés les articles 4, 5, 7 de la loi du 
9 septembre 1835 sur les Cours d'assises, le quatrième pa- 
ragraphe de l’article 341 du Code d'instruction criminelle, 
l’article 347 du même Code, tels qu'ils ont été rectifiés par 
la loi du 9 septembre 1835 sur la rectification des articles 
341, 345, 346, 347 et 352 du Code d'instruction criminelle 
et de l’article 17 du Code pénal. 

.… Art. 4. La condamnation aura lieu à la majorité de neuf 
voix, la décision du jury portera ces mots : oui, l'accusé est 
coupable à la majorité de plus de huitvoix, à peine de nullité. 
, « Art, 5. La discussion dans le sein de l’Assemblée du 
jury avant le vote est de droit. » 


346 REVUE DE LÉGISLATION. 


Ce décret qui contient l’abrogation des lois de septembre 
et plusieurs dispositions favorables à toutes les classes d'ac- 
cusés, a été immédiatement exécuté dans plusieurs Cours, 
même avant l'expiration du délai légal de promulgation. La 
Cour suprême a blâmé une pareille illégalité dans l’arrêt 
Carpentier du 6 avril 1848; elle a également jugé que le dé- 
cret du 6 mars 1848, en substituant la majorité de neuf voix 
à celle qui suffisait précédemment, n'avait rien statuéà l’égard 
des circonstances atténuantes pour lesquellesla majorité était 
toujours celle prévue par l’article 341 du Code d'instruction 
criminelle (21 avril 1848, Sasseai). Par d’autres arrêts la 
Cour de cassation a reconnu que l’art. 5, en permettant la 
discussion, n’a pas abolil’obligation du vote secret prescrit 
par le $ 3 de l’article 341 du Code d'instruction criminelle 
(6 avril 1848, Ch. crim., rej. Louhé; 12 avril 1848, Dufils: 
13 avril, Arnoux; 22 avril, Régnier; 18 mai, Molier). 

D'ailleursle décret du 6 mars, dans l’une de ses prescrip- 
tions les plus importantes, a été lui-même modifié par la 
loi du 18 octobre 1848. On l’accusait de priver la justice 
répressive de force, la société de sauvegarde. M. Crémieux, 
dans son rapport sur la loi du 18 octobre, et malgré la part 
qu'il avait prise à sa promulgation, déclarait que dans cer- 
taines dispositions il ne pouvait rester comme loi de l'Etat. 

L'Assemblée nationale a adopté le décret suivant : 

« Art. 1. L'art. 347 du Code d'instruction criminelle 
sera modifié comme il suit : 

« La déclaration du jury contre l’accusé se formera sur 
le fait principal, sur les circonstances aggravantes, sur les 
questions d’excuse ou de discernement, à la majorité de plus 
de sept voix. La déclaration du jury énoncera cette majorité 
de plus de sept voix, sans pouvoir énoncer le nombre de 
voix, le tout à peine de nullité. | 


MODIFICATIONS À LA LÉGISLATION EN FRANCE. 347 


« La déclaration des circonstances atténuantes aura lieu 
à la simple majorité. 
« Art. 2 L'article 4 du décret du 6 mars 1848 est 
abrogé. » 
$ 6. — Code pénal et Code de la presse. 


Peine de mort. — On nous accusera de traiter bien froi- 
dement et trop succinctement plusieurs matières de l’ordre 
le plus élevé qui font l’objet des décrets du gouvernement 
provisoire. Avouons qu’il nous en a coûté de rester froid 
narrateur de plusieurs de ces actes, mais il nous était im- 
possible d'examiner dans tous leurs développements les 
hautes questions que nous aurions soulevées si nous avions 
voulu tout analyser. Ici, nous nous contenterons encore de 
rapporter l’acte du 26 février 1848, par lequel le gouverne- 
ment provisoire déclare que, dans sa pensée, la peine de 
mort est abolie en matière politique. Pourquoi un acte d’une 
si haute gravité est-il entouré de phrases sonores et ambi- 
tieuses, où l'ampleur des mots ne sert qu’à déguiser le vide 
de la pensée, lorsqu'elle ne cache pas des prineipes dan- 
gereux ? 

Lisant ensuite la circulaire du ministre de la justice, qui 
ordonne desurseoir indéfiniment à l’exécution descondamnés 
à la peine capitale pour crimes ordinaires, et qui fait espérer 
à plusieurs de ces condamnés d’être graciés, affligeons-nous 
de voir quels hommes bénéficient des révolutions que l’on 
fait toujours au nom du droit, de l'honneur et de la morale, 
quels hommes le pouvoir nouveau appelait ainsi à applaudir 
à l'inauguration du nouveau gouvernement. 

On avait élevé la question de savoir si la déclaration du 
26 février avait suffi pour abolir la peine de mort en ma- 
tière politique ; aujourd'hui la Constitution ne laisse plus 


348 | REVUE DE LÉGISLATION. 


d'intérêt à cette question. Il est plus important de recher- 
cher quelle est la peine qui doit être appliquée à la place. 
La question s’est présentée devant la Cour de cassation, à 
la suite du procès des insurgés de Rouen en avril 1848. Plu- 
sieurs accusés avaient été condamnés par la Cour d'assises 
du Calvados aux travaux forcés; sur le pourvoi présenté en 
leur nom par M. Pascalis, la Cour, le 3 février 1849, a jugé 
que l’article 6 de la Constitution, qui a aboli la peine de 
mort en matière politique sans la remplacer par une autre 
peine, a eu pour effet, non pas d’affranchir ces crimes de 
toute peine, mais de leur rendre applicable la peine infé- 
rieure. La Cour a jugé, en outre, que dans ces matières la 
peine inférieure était celle de la déportation et non des tra- 
vaux forcés. | 
Au surplus, l’abolition de la peine de mort en matière 
politique ne profite qu'aux crimes purement politiques, et 
non à des crimes de droit commun, connexes avecdescrimes 
politiques, tel qu'un assassinat commis par des insurgés. 
(Ch. crim., 9 mars 1849, rej. Daix, Lahr et autres.) 
Exposition publique. — Nous ne pouvons qu’approuver 
le décret du 12 avril 1848, qui abolit la peine de l'exposition 
publique. Si l'exposition du condamné pouvait être quel- 
quefois utile au milieu de certaines populations pour y rap- 
peler la force des lois et l'obéissance que les citoyens leur 
doivent, ilest vrai que par rapport à l'individu qui en était 
l’objet, cette peine, comme le porte le décret, était em- 
preinte d’une odieuse inégalité, en ce qu’elle touchait à peine 
le criminel endurci, tandis qu’elle frappait d’une atteinte : 1r- 
réparable le condamné repentant. 
Transportation.— Il n’a été établi aucune peine nouvelle 
par le gouvernement provisoire ni par l’Assemblée natio- 
nale. L'application de peines établies par le Code pénal a 


ne 


MODIFICATIONS À LA LÉGISLATION EN FRANCE. 349 


seulement été étendue à certains cas nouveaux prévus par 
les lois nouvelles, telles que la loi électorale par exemple. 
Plusieurs fois on a tenté de régulariser la peine de la dépor- 
tation, mais les difficultés d'exécution ont empêché de 
mener à bonne fin les tentatives qui ont été faites dans ce 
but, pour satisfaire à des besoins urgents et encore actuels. 

Le décret du 27 juin 1848 a bien autorisé la transpor- 
tation des individus qui avaient pris une part secondaire à 
l'insurrection des 23 juin et jours suivants; maiscette trans- 
portation, qui devait être faite dans des possessions d’outre- 
mer, autres que celles de la Méditerranée, et qui, sous ce 
rapport, n’a pas reçu d'exécution, n’élait qu’une mesure de 
sûreté générale. C'était, comme le disait M. Vivien, membre 
de la Commission, une mesure politique, une mesure spé- 
clale ; on n'avait pas voulu qu’elle pût être considérée comme 
constituant une peine. 

Lois sur la presse. — La part que la presse apporte sou- 
vent aux révolutions indique assez la cause des faveurs 
dont elle est l’objet dans les moments qui les suivent; mais 
elle explique aussi les mesures répressives qui viennent l’at- 
teindre dès que le nouveau gouvernement cherche à s’éta- 
blir d'une manière durable. 

Les premiers actes du pouvoir, après la révolution de Fé- 
vrier, témoignent de la gratitude et de la bienveillance du 
gouvernement provisoire pour la presse. 

Le 27 février, le ministre instituait un bureau de publicité 
chargé de recueillir et communiquer aux journaux les nou- 
velles qu’ils pouvaient avoir intérêt à reproduire. 

Le gouvernement, le 29 février, annulait les poursuites 
commencées pour délits de presse, et rendait à la liberté les 
condamnés pour la même cause. 

Le 2 mars, il suspenda't pendant quelque temps l'impôt 


3950 | REVUE DE LÉGISLATION. 


du timbre sur les journaux. En fait, plusieurs feuilles ne se 
soumettaient pas au timbre; elles demandaient vivement la 
consécration légale de leur position, elles l’obtinrent le 
4 mars. À cette époque, lemême décret du gouvernementpro- 
visoire créa des comptoirs d’escompte, autorisa le payement 
d’avance du semestre des rentes, et supprima l'impôt du 
timbre sur les écrits périodiques. 

Successivement on décréta des résolutions favorables à 
l'émancipation complète de la presse. Le 6 mars, la loi du 
9 septembre 1835 fut abrogée, les délits de presse furent 
placés sous l’application des lois antérieures. Le 8 mars, 
l'article 696 du Code de procédure sur les annonces judi- 
ciaires fut encore aboli. Ün décret du 22 mars désinvestit 
formellement les tribunaux civils du jugement des atta- 
ques dirigées par un moyen de publication contre tout ci- 
toyen revêtu d’un caractère public, à raison de ses fonc- 
tions ou de sa qualité. 

Les faveurs des gouvernants s’étendirent jusqu'aux co- 
lonies, tous les actes concernant la liberté de la presse y 
furent exécutoires, en vertu du décret du 2 mai 1848. 

Cette série de concessions volontaires ou forcées ne fut 
pas étrangère aux jours néfastes que nous avons traver- 
sés : la manifestation populaire du 17 mars, le complot 
du 16 avril, l'attentat du 15 mai, la guerre civile du 23 juin. 

L'Assemblée nationale se montra moins complaisante 
pour une puissance si dangereuse. 

La loi contre les attroupements, adoptée, le 7 juin, par 
478 voix contre 82, contenait diverses dispositions contre la 
presse, lorsqu'elle provoquerait aux crimes et délits que 
cette loi punissait. Le 25 juin 1848, le chef du pouvoir 
exécutif défendit temporairement l’apposition sur les murs 
de Paris de toutes affiches traitant de matières politiques, et 


MODIFICATIONS À LA LÉGISLATION EN FRANCE. 351 


n’émanant pas de l'autorité. Le 27, un autre arrêté sus- 
pendit onze journaux. 

Depuis l’abolition du timbre, un très-grand nombre de 
nouveaux journaux avaient paru. Dans un rapport à la 
Chambre, on a relevé ce nombre qui dépasse 170. Plusieurs 
des rédacteurs de ces feuilles n’avaient fourni aucun cau- 
tionnement, un avis du parquet de la Cour de Paris ( Moni- 
teur du 7 juillet) et une circulaire du ministre de la jus- 
tce (Moniteur du 9 juillet) les rappelèrent à l'exécution des 
lois. Mais comme il était difficile alors d'appliquer dans 
toute leur rigueur les anciennes prescriptions relatives au 
cautionnement, une loi du 9 août 1848, dont le terme de la 
durée, fixé d’abord au 1° mai 1849, a été prorogé au 1e" août 
1849, a diminué le taux des cautionnements. 

Le gouvernement provisoire, en abolissant les lois de 
septembre, s'était contenté de renvoyer aux lois antérieures. 
Pendant sa durée, les lois répressives concernant la presse 
ne recevant pas d'application, cela ne présentait pas de dif- 
ficultés. Lorsqu'on voulut sérieusement cxécuter les lois du 
17 mai 1819 et 25 mars 1822, on se trouva souvent dans 
l'embarras. Les principales dispositions de ces lois avaient 
été édictées en vue d’un ordre de choses qui n'existait plus, 
elles employaient des formules qui ne se trouvaient plus en 
harmonie avec le principe et la forme du gouvernement 
nouveau. Ce fut alors que l’Assemblée vota la loi du 11 
août 1848, qui, si l’on en excepte quelques dispositions 
éparses dans la Constitution et un décret insignifiant du 
23 avril 1849, fut son dernier acte législatif concernant Ja 
presse. 

Le gouvernement provisoire, qui abusait lui-même de la 
presse, surtout dans ses fameux bulletins, lui avait laissé en 
fait la liberté la plus illimitée, en dehors des facilités dont il 


352 . REVUE DE LÉGISLATION. 


l'avait favorisée par ses décrets. La Constituante, si franche- 
ment opposée aux attroupements et aux clubs, lui com- 
manda l'obéissance aux lois, en même temps qu’elle 
édictait quelques dispositions transitoires timidement ré- 
pressives, quelquefois même bienveillantes. Toutefois, au 
jour de l’émeute, le pouvoir dut un instant comprimer la 
presse et lui faire ainsi expier ses exagérations de la veille. 


$ 7. — Frais et dépens. 


Voici un paragraphe sans importance aucune. Si sa ru- 
brique ne se trouvait pas dans tous nos recueils de lois, il 
n'aurait pas trouvé ici sa place ; à peine peut-on y rapporter 
les décrets suivants: 

23 mars 1848, diminution des frais de protêt des effets 
de commerce. 

24 mars 1848, diminution du montant des comptes de 
retour. | 

8 avril 1848, décret qui modifie le tarif relatif aux émo— 
luments des greffiers et des huissiers près les tribunaux de 
commerce. | 

19 avril 1848, décret qui réduit l’indemnité attribuée aux 
huissiers audienciers chargés du service criminel à Paris. 

Nous ne croyons pas devoir indiquer par leurs dates 
divers actes qui, momentanément, ont diminué, dans cer- 
tains cas, les droits d'enregistrement, ou en ont fait complé- 
tement remise, non plus que d’autres qui ont accordé, d’une 
manière générale, des remises d’amendes encourues pour 
délits ou contraventions. 


MODIFICATIONS A LA LÉGISLATION EN FRANCE. 353 


$ 8. — Conclusion. 


Le gouvernement provisoire, pendant son passage au 
pouvoir, a publié un bien grand nombre de décrets; mais, 
si l’on excepte l'abolition de la peine de mort, il n’est aucun 
de ces actes qui doive marquer dans l’histoire de la science 
du droit civil ou criminel. 

Alors que, sans trouver d’écho, il proclamait la néces- 
sité de renouveler l’ancien monde et de donner à la France 
d’autres lois, peut-être son seul mérite est-il d’avoir rare- 
ment touché à l’œuvre législative de l’Empire. 

Comment regretter que le gouvernement provisoire n’ait 
pas modifié cette législation, lorsqu'on examine les résolu- 
tions qu'il a prises ? 

Parcourons rapidement les actes promulgués en février, 
mars et avril 1848; nous ne trouvons qu’une série de dis- 
positions nées des besoins passagers du moment, destinées 
à satisfaire l’émeute qui gronde impérieuse dans la 
rue. Que de débris, que de ruines amoncelées en si peu 
de temps! Le pouvoir exécutif est renversé et partagé. 
La puissance législative est confisquée. Puis le Conseil 
d'Etat est frappé, la Cour des comptes décimée, la justice 
menacée dans ses institutions; l’armée voit ses soldats 
humiliés, ses chefs repoussés. Les services publics sont 
désorganisés. Le maintien de l’ordre, enlevé à une adminis- 
tration régulière, est confié à des corps indisciplinés, dont 
on est obligé de subir l'organisation. L'exécution des obli- 
gations est plusieurs fois suspendue. La presse est encoura- 
gée dans ses licences et dans ses abus, auxquels prend partle 
gouvernement lui-même. La qualité de citoyen français est 
prodiguée à des étrangers qui sont venus verser notre sang 


dans nos rues. Plusieurs condamnés à la peine capitale 
NOUV. SÉR. TOME XIV, 23 


354 REVUE DE LÉGISLATION. 


pour les crimes les plus odieux, sont graciés, et on rend 
l'espoir aux autres. Les forçats et les réclusionnaires libérés 
rentrent avec plus de facilité dans la société. | 

À côté de ces actes, nous trouvons des proclamauons 
qui, malgré leur forme ambitieuse, trahissent la faiblesse 
du pouvoir; des essais d'établissements publics pour ke 
commerce, qui constatent des plaies industrielles et coæ- 
merciales, sans pouvoir les fermer ; des séries de décrets sur 
l'organisation du travail, lorsqu'il n’y a plus de travail nalle 
part; la création d'ateliers nationaux qui menacent sans cesse 
la société ; l’envoi dans les départements de commissaires 
extraordinaires investis de pouvoirs illimités, dont plusieurs 
abusent pour compromettre l’ordre et le pouvoir; des ré- 
compenses offertes au nom de la nation à ceux que la jus- 
 tice a frappés ; des fêtes destinées à cacher les misères du 
peuple et à l'étourdir; des impôts nombreux et écrasants, 
dont la rentrée soulève des populations. 

Au milieu de cette vie si stérilement agitée, et dont l’ac- 
tivité ne faisait qu’user la France, se placent deux actes 
que l’histoire aura à recueillir : l'abolition de la peine de 
mort en matière politique, l’abolition de l'esclavage dans les 
colonies. Le premier de ces actes peut encore être diverse- 
ment apprécié. Le second aurait réuni l’approbation de 
toutes les générations, s’il avait été accompagné de plus 
d'opportunité «et de plus de sagesse. Il est grand et beau 
d'écrire qu'aucune terre française ne pourra porter d’escla- 
ves; mais il est encore plus grand de rendre des esclaves 
dignes de la liberté avant de la leur donner, de leur faire 
connaître les vertus civiles avant de discuter qu'ils ont le 
droit de les pratiquer, d’en faire des hommes Libres avant 
de leur attribuer ce nom. 

Le vie de l'Assemblée constituante est plus utilement 


» 


MODIFICATIONS A LA LÉGISLATION EN FRANCE. 355 


et plus sagement remplie que celle du gouvernement pro-. 
visoire. D. 

Les principaux actes de la Constituante tendent à réparer 
les erreurs du pouvoir qui l’a précédée, à restreindre dans, 
les limites légales la pratique de ces libertés dont J’abus 
menaçait sans cesse la société. Le caractère général des 
travaux législatifs de cette Assemblée est l'actualité. Desti- 
nés à satisfaire aux besoins du présent en matière politique, 
administrative et financière, rarement ses décrets ont statué 
pour un avenir qui ne fût pas prochain. 

Ce caractère se retrouve dans les lois sur les Chambres 
consultatives et les travailleurs, dans les lois de finances, 
celles qui concernent la force publique, l'administration 
départementale, et même la presse et les clubs. Les lois sur 
les prud’hommes,les tribunaux de commerce et le jury 
n'ont eu d’autre but que de mettre ces institutions en rap- 
port avec la nouvelle forme de gouvernement, en donnant 
à un plus grand nombre de citoyens l'entrée de ces corps, 
aux attributions desquels il n’est nullement dérogé. Les 
modifications apportées aux lois sur la contrainte par corps, 
les majorats et les substitutions, sont encore la conséquence 
du nouvel ordre politique ; les principes n'y sont presque 
point l'objet d’une dseuss on au point de vue du droit pur. 

_ À côté de ces décrets d’une faible portée juridique, des- 
tinés à ne laisser qu’une faible trace dans notre législation, 
se placent trois documents d’une grande importance : la 
Consutution, la loi électorale, la loi sur le Conseil d'Etat. 
Ces actes, qui appartiennent plus au droit public qu’au droit 
privé, ont une date trop récente pour pouvoir être sûre- 
ment appréciés aujourd’hui. Il serait peut-être même im— 
prudent de rappeler les critiques dont ils ont été l'objet. Il 
est des moments où le devoir de tous est d'aider à l’affer- 


356 REVUE DE LÉGISLATION. 


missement du pouvoir par le respect le plus absolu aux lois. 
L'expérience permettra de faire, avec plus de justice et de 
maturité, dans des temps plus calmes, le travail d’appré- 
ciation que nous nous contenterons d'indiquer. 

La Constituante a commis des fautes et des erreurs, l’his- 
toire les relèvera ; mais elle ne manquera pas de lui tenir 
compte en même temps des services qu’elle a rendus à l’or-. 
dre,au pays et à la civilisation. 

FerauD-Ginaun. 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 357 


ÉTUDES HISTORIQUES 


SUR 


LES DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 


PARTIE II°, — LA VENGEANCE ET LES COMPOSITIONS. 
CHAPITRE II.—- Les compositions. 


$ 3. — De l'influence de la nationalité, du rang, du sexe de la victime sur 
le taux des compositions. — Gravité matérielle du délit. 


(Suite. ) 


C. SEXE DE LA VICTIME.— Outre la nationalité et le rang, 
le sexe exerçait aussi son influence sur le taux des compo- 
sitions. 

Chez quelques nations, ce taux était plus élevé quand il 
s'agissait d'un crime ou d’une injure commis envers une 
femme. La pensée que la faiblesse naturelle du sexe fémi- 
nin, qui ne pouvait suffire à sa propre défense, augmentait 
. la criminalité du forfait, paraît avoir inspiré la loi. 

Ainsi, les coutumes des Allemans et des Bavarois élè- 
vent le wergeld des femmes au double de celui des hommes; 
la loi des Saxons réserve cette faveur aux vierges seules. 
Les Francs et les peuples de la Thuringe estiment au triple 
du wergeld ordinaire le meurtre d’une femme en âge d’avoir 
des enfants. Une femme en état de grossesse vaut même 
700 sols, si c'est une fille, et 1,200, si c’est un garçon 
qu’elle porte dans ses flancs. Les Lombards aussi avaient : 
des compositions très-élevées pour les délits commis con- 


358 REVUE DE LÉGISLATION. 


tre les femmes. Dans les coutumes des peuples frisons, pos- 
térieures au règne de Charlemagne, le wergeld de la femme 
était d’un tiers ou d’un quart en sus de celui payé pour un 
homme», et cela, malgré le principe d'égalité entre les 
sexes, consacré sur ce point par la loi des Frisons SL neu- 
vième siècle *. | 
Excepté les coutumes suédoises d’Upland et de Dalécar- 
lie, qui avaient fixé la composition des femmes au double, 
les autres lois scandinaves de la Suède, du Danemarck, de la 
Norwège et de l'Islande consacraient l'égalité des composi- 
tions entre hommes et femmes”. 
"’ Enfin d’autres lois, dans lesquelles s’est conservée l’idée 
dominante parmi les nations moins policées de la valeur 
supérieure du sexe masculin; ont attribué aux femmes 
une composition inférieure à celle des mâles. De ce nom- 
bre sont la loi des Visigoths, qui prenait l’âge de la victime 
en grande considération pour la fixation du wergeld; les 
Miroirs saxon et souabe en Allemagnes, ainsi que les cou- 
tumes galloises de l'Angleterre 7. De même chez les anciens 
Russes, on ne payait que la moitié de la CORPOSEON Or- 
dinaire pour le meartre d'une femmes. 


‘ L. allem., t. LXVIT, LxvrIt, XCI, addit. 23. L. bajuo.,t. rit, 13. L. sax., 
t.11, 2. L. salic.,t. XXVIEE, À 7-9; t. EXXV, À 1-6. L. rip.,t. x12. Legg. Rothar., 
C. XXVI, XXVIE, CC. | 

2 Litteræ Brocmannorun (édit. Wiarda}), $ 72, 181, 206 et 207. Ouie 
_friesche 1wetien, p. 342. 

8 L. frison., addit. Sap., t. vs. C’est à ces coutumes des Hénles germa- 
niques qu'il faut rattacher la règle de notre ancien droit criminel, qui pu- 
nissait les injures faites aux femmes du double. Voy. Loysel, Institut. 
.coulum., VI, 2, 34. 

4 Uplandslagh, c. x1, $ 6. Dahlelagh, K 23. 
76 Wilda, p.572 

6 L. visigoth., VIL, 6, 16. Spec. saxon., 111, 45. Spec. suevicum , a. 305. 

7 Venedotian Code, B. 11, ch. 5, $ 15-16. 

8 Macieiowski, Stavische Rechtsgeschichte, 11, $ 153. 


oo, 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 859 


D. GRAVITÉ MATÉRIELLE DU CRIME. — La gravité objec- 
tive, le dommage matériel du crime, ont principalement oc- 
cupé les peuples du moyen âge dans la fixation des compo- 
sitions. La distinction des rangs, des sexes, de l’âge de ceux 
qui avaient eu à souffrir d’un délit, repose de même sur 
cette préoccupation. Il est certain que le caractère subjectif 
du crime, la criminalité intrinsèque de l’agent, l’imputation 
morale, préoccupent beaucoup moins les législateurs de 
cette époque. Cependant quelques savants sont allés trop 
loin en déniant à l’imputation morale toute influence sur les 
lois de la race germanique, car partout * on y rencontre 
la distinction entre le crime commis volontairement et l'acte 
mvolontaire *. | 

Nous avons pris pour r type le meurtre, quand nous avons 
voulu exposer la diversité des rangs, des sexes, des nationa- 
lités ; nous prendrons les coups et blessures comme exem- 
ple, pour démontrer cette préoccupation extrême du dom- 
mage matériel qui a conduit à une tarification minutieuse, 
basée sur la largeur, la longueur et la profondeur des plaies. 

Les coutumes frisonnes, qui sont de véritables prix-cou- 
rants en cette matière, posent la distinction générale en 


‘ De ce nombre sont Rogge, Ueber das Gerichtswesen der Germanen, Halle, 
1820, $ 7. Jarke, Handbuch des Deutschen Strafrechts, r, p. 11. 

% Gragès, Vigsl., c. xxxrv. Festath., c. zvirt. Loi anglo-sax. d’Athelstan, 
C. XIH, XXXII. Lex allem.,t. LxxxIt, 6-7. Lex bajuo., 1. vit, 8-9. Lex angl. 
et wer., t. x, 8. Lex fris., addit. 115, 69. Legg. Rothar., c. cccLxxxix. Éex 
sat... t. x, 5, ett. xt. Lex rip., t. Li, 1. Lex salic. emend., t. xxvwi, 9. 

8 Abegg ( Untersuchungen aus dem Gebiele der Strafrechtswissenschaft, 
Breslau , 1830), en parlant des anciennes sanctions pénales des coutumes 
germaniques, est dans le vrai en disant : « Dass zwar auf die objective 
Seite der That, die wirkliche Verleizung, ein grœsseres Gewicht gelegt wor— 
den, als auf die subjective Willensbestimmung, aberdoch der Unterschied 
von absichtlicher und nicht beabsichtigter et PAR Acht 
gelassen sei, » 4 ie 


360 | REVUE DE LÉGISLATION. 


blessures, coups * et mutilations’, distinction qu'on ren 
contre dans toutes les lois de la race germaine et scandi- 
nave. 

Le signe caractéristique de la blessure, c'était d’avoir fait 
couler le sang +. La composition dépendait de la longueur, 
de la largeur et de la profondeur de la plaie chez les Anglo- 
Saxons, les Frisons et les habitants de l'ile de Gothland‘: 
la composition se trouvait augmentée quand un os était mis 
à nu, surtout si cet os était assez fort pour donner un son, 
étant jeté au delà du grand chemin sur un bouclier. 

Les blessures et les coups étaient différemment taxés, 
selon l’endroit où ils étaient portés ; ceux dont la cicatrice 
n’était pas couverte par les cheveux, la barbe ou les vête- 
ments 7, surtout ceux portés à la tête, étaient réputés les plus 
graves, et on distinguait en ce cas s'ils se trouvaient sur le 
devant ou sur le derrière, et si la cervelle avait été mise à 
nu. La loi des Frisons faisait attention si la moelle des os 
avait coulé ° ; et la législation de Rothaire tarifait les dents 
qui apparaissent au sourire au double des dents maxil- 
laires *°. 


* Vulnus, plaga; wunta, bani, dolg ; sér, sàr. 
_ 4 Colpus, ferita ; slac, drep. 

3 Mancatio, detruncatio, amputatio, debilitatio. 

4 Gragàs, Vigsl., c. vi, 11. L. sal. emend., t. x1x, 3. L. rip.; (. 11et LXVIRE. 
L. bajuv., t. 1v, $ 4. L. fris., t. xx11, À &. L. angl. et'wer. , t. 111. L. sax. , 
1. 1, $ 3. 

S Loi d’Aethylbirth, c. LxvI. L. fris., t. xxnr. Guthalag, c. x1x. 

6 L. rip.,t. LxvIIT. L. allem., 1. zxix, 8. L. fris.,t. xxux, 674. L. Rothar., 
C. XLVII. 

7 L. allem., t. Lxv, $ 8. L. burgund., t. x1, 2. L. Rothar., c. xLvt et cut 
Litteræ Brocmannorun, 6 194 et 205. 

8 L.allem., t. Lxiv. L. bajuv., 112, 1, 6, et rv, 1, 5. Loi de Seelande, CTLA 
12. Frostathing, 511, 46. 

* Addit. Sap., 111, 33. Loi du Jutland, rx, 13. 


10 L. Rofhar., c. LI, Voy. aussi les lois anglo-sax. d'Aethylbirih, c. Lit. 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 36! 


Les coutumes galloises, codifiées au dixième siècle, ne 
restent pas en arrière des autres coutumes sous ce rapport . 
Nez, yeux, oreilles, mains, pieds, doigts, l’ongle et les join- 
tures des doigts mêmes, ont leurs prix détaillés et fixes. La 
langue y vaut autant que tous les autres membres ensem- 
ble, parce qu’elle les défend*. Le pouce des mains et des 
pieds vaut le double des autres doigts *, disposition qui se 
rencontre de même dans les tarifs des lois germaniques *. 

Parmi les Slaves *, les coups et attouchements à la barbe 
étaient punis très-sévèrement, grâce au respect de ces peu— 
ples pour cette partie de la figure humaine. On se rappelle 
quelle opposition dangereuse Pierre le Grand rencontra en- 
core au commencement du dix-huitième siècle, quand il or- 
donna à ses vieux Russes de raser leur barbe. Chez les Bo- 
hêmes, les Serbes, les Lithuaniens, les Russes, tirer ou ar- 
racher la barbe était une des plus honteuses injures. La 
Prawda de Jaroslaw s’en occupe spécialement et l’assujettit à 
une composition de 12 griuna. Les Polonais, avec plus de 
raison, imposaient d’une plus forte amende les blessures des 
membres nécessaires à manier les armes et la charrue”. 

En un mot, le caractère distinctif des lois pénales, de ce 
que. nous appellerons la seconde époque, est le même chez 
toutes les races qui peuplèrent l'Europe du moyen âge. L’é- 
valuation minutieuse du dommage matériel domine la loi, 
et cet esprit se traduit en une tarification détaillée et sou- 


1 Voy. surtout le Venedotian Code, B. tx, ch. xxuxr. 
3 Jbid., S 4. 
8 Jbid., $ 5-8. 

. + Wilda, p. 768. 
# Macieiowski, n, $ 163 ; 2v, $ 931. Ewers, p. 391. : 
$ Prawda, art. VIII. 
7 Macieiowski, 11, Ç 165. 


362 .: ‘ REVUE DE LÉGISLATION. 


vent puérile de chaque crime, de chaque membre blessé ou 
lésé, de chaque objet volé, soustrait ou endommagé. 

Cependant, ce système de tarifer minutieusement les dé- 
lits n’a pas été exclusivement le partage de cette époque. 
Plusieurs nations en ont conservé l’usage dans des siècles 
bien plus rapprochés de nous. 

Les peuples frisons dans la plus large acception, c’est- 
à-dire cette partie de la race germanique qui occupait le 
bord de la mer du Nord depuis l’Escaut jusqu'à l’Elbe et 
au Weser, donnent l'exemple le plus frappant de cette té- 
nacité extraordinaire aux anciennes taxes pénales. Les 
coutumes frisonnes, rassemblées par Richthofen, celles de 
Emsig, de Hunsingo, de Westerwold, peuvent, sous ce rap- 
port, figurer dignement à côté de l’ancienne loi des Fri- 
sons du temps de Charlemagne. Les statuts criminels des 
villes des Pays-Bas sont remplis de dispositions minutieu- 
ses sur les coups et blessures’. Les statuts de Zeelande de 
1495 contiennent un tarif très-détaillé des compositions 
pour chaque genre de coups et de blessures ». 

Dans quelques contrées de l’Europe, ce système est en- 
core en vigueur de nos jours. En Suède, le plus grand nom- 
bre de coups et de blessures est taxé en argent par la lois, 

Dans le statut municipal, qui est encore aujourd’hui le 
droit comman des populations saxonnes de la Transylvanie, 
le système des compositions s’est conservé jasques aujour+ 


* Voy., par exemple, ceux du pays de Waës, des villes de Bois-le-Duc, 
Deurne, Saffelaer, Desteldonk, Santhoven, dont les textes se trouvent dans : 
Bydragen tot het oude Strafrégt in Belgie, Bruxelles, 1829, p. 31-97: : ‘ 

* Stat. de Zeelande, part. v, art. 4-7. Vas di texte dans EDEeeanse ; 
Kronyk van Zeeland, p. 335. | 
# Ziemssen, Ueber den gegenwærtigen Rechtszustand in Schtheden (Krit. 

Zeitschrift für Rechtsw. und Geselzgebung des Auslandes, xrt, p. 358.) 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 363: 


d’hui, et les mutilations y ont leur tarif comme dans les lois 
germaniques du temps de Charlemagne :. 


$ #. — Contribution et succession de la famille aux compositions. 


Le bon sens exigeait que Îles parents qui prêtaient leur 


assistance à l’accomplissement de la vengeance, lorsqu'ils 


appartenaient à la famille de la victime, ou qui en souf- 
fraient lorsqu'ils Lenaient par les liens du sang au coupa- 
ble, dussent nécessairement contribuer ou participer aux 
-compositions quand elles remplacèrent la vengeance. 
Tacite et Robertson l'avaient déjà remarqué en Europe 
et en Amérique*. Et, en effet, cette participation de la fa— 
mille se représente partout 5 où les compositions pécuniai— 
res ont formé le fond du système pénal; cependant, avec des 


formes plus ou moins dessinées, avec des couleurs plus où 


moins vives, ici dans tout son développement naturel, 
là à peine visible dans des traces presque effacées de l’an- 
cienne institution. 


Toutefois, ce droit de participation ou de succession au 
wergeld ne pouvait appartenir qu'aux parents de l’homme 


1 De Langsdorff, La Transylvanie | Revue des Deux-Mondes , livraison du 
15 juin 1849, p. 908). | 
: &'Robertson, Hist. of America, book 1v, p. 828 : « It belongs to the family 
and friends of the person injured or slain to avenge the wrong, or to ac- 
cept of the reparation offered by the aggressor. » Tacite, Germ., c. XxI : 
« Suscipere tam inimicitias seu patris seu propinqui quam amicitias necesse 
est, Nec implacabiles durant... recipitque satisfactionem aniversa domus. » 
Et c. x11 : « Pars mullæ regi vel civitati, pars ipsi, qui vindicaiur, vel pror 
pinquis ejus exsolvitur. » : 

3 Lex sal., t. Lx1, LxItI, LXV. Lex sax,, 4 11, $ 6. Leu, L. 1, XIX. 
Leg. Rothar., ec. czxn. Leg. Luitpr., c. xi11, Leg. Æthelbyrih , ©, XxX1. Leg. 
Alfred., c. xxVi11. Loi seelandaise d'Eric, 11,12, 47. Loi de Jutland, 11, 22, 189. 
Loi de la Gothie orientale, ch. vu, p. #7. Sunnesen, Liv. v, #8. 


3 


364 REVUE DE LÉGISLATION. 


libre; car lui seul avait le droit de venger sa propre injure 
et celle des siens'. Quant à tous ceux qui ne jouissaient 
point d’une liberté civile complète, ou qui se trouvaient 
sous la protection d’autrui, tels que les serfs, les liti, les 
affranchis ordinaires, ceux de l'Eglise et du roi, et les étran- 
gers, la composition ne revenait point à la famille, mais au 
maitre, au patron, à l'Eglise, au roi. 

Cependant cette règle ne manquait pas de quelques ex- 
ceptions. Ainsi le wergeld pour le meurtre d’un litus frison 
n’appartenait que pour les deux tiers au maître, et un tiers 
en revenait aux parents de la victime *. La loi frisonne don- 
nait en général aux liti des droits qu'ils n’avaient chez au- 
cune autre nation germanique, par exemple, celui de ven- 
ger le meurtre 5, ce qui constituait un droit des plus essen- 
tiels de l’homme libre. Il paraît certain que les lili frisons 
ont dû être un peuple jadis libre, auquel on avait laissé une 
grande liberté personnelle après la conquête, tout en les 
assujettissant à la tenure des terres. 

Ailleurs, le pouvoir royal avait cédé aux parents des étran- 
gers une partie de son droit au wergeld. Ainsi, en Angle- 
terre, le roi anglo-saxon Ina avait consenti à ne prendre 
que les deux tiers du wergeld d’un étranger, en abandonnant 
le reste à ses parents‘; de même, les différentes nations 
scandinaves avaient obtenu réciproquement entre elles des 
concessions semblables *. 


‘ Cette inimitié, cette guerre privée, s'appelait faida chez les peuples ger- 
maniques ; le feede hollandais et le fehde allemand modernes ont conservé 
cette signification. | 

8 L.fris., t. 5, $ 8,7, 10; t. xv, 6 3. 

8 L. fris., t. 15, $ 5, 8 et 10. 

- $ L. Inæ, c. xxtit. 

5 Wilda, p. 676. 


SE SE 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 365 


Les femmes étant, par la faiblesse de leur sexe, peu aptes 
à venger les injures de leurs parents, se trouvaient, en règle 
générale, exclues de la participation au wergeld ; parmi les 
parents mâles mêmes, laloi donnait une préférence à ceux du 
côté paternelsur ceux de la ligne maternelle, en suivant, sous 
ce rapport, le droit de succession en vigueur. La succession 
aux immeubles était, par les mêmes raisons, un privilége des 
mâles; aussi la loi des Thuringiens* dit : « Ad quemcum- 
que hæreditas terræ pervenerit, ad illum vestis bellica, id est 
lorica, et ultio proximi et solutio leudis debet pertinere. » 
Les mêmes causes qui ont amené les femmes à jouir de droits 
plus étendus dans les successions en général, les ont fait 
participer plus tard au wergeld. Ainsi, dans la loi frisonne, 
la composition pour meurtre appartient à la fille comme au 
fils, au père comme à la mère de la victime”. 

Un point assez obscur, et dont on n'a pas tenu compte 
jusqu’à ce jour, c’est qu'il a dû y avoir certains mem- 
bres très-proches qui prenaient une plus grande part du 
wergeld que le reste de la famille. Déjà les premières lois 
écrites de la race germanique ne présentent plus que quel- 
ques dispositions éparses à l'appui de cet usage, proba- 
blement déjà en désuétude lors de cette rédaction, ou 
bien trop connu, trop enraciné dans les mœurs pour 
avoir besoin d’une mention particulière. La loi salique * dé- 
compose ainsi le wergeld : moitié au fils de la victime, moi- 
tié aux autres membres de la famille; une semblable dispo- 


4 « Quia filiæ ejus ( Langobardi interemti) eo quod femineo sexu esse 
probantur, non possuntipsam faidam levare. » Leges Luitprandi, c. x111. Dans 
cette loi, la fille ne prend part au wergeld qu'à défaut de tout parent mâle, 
et encore elle partage avec le fisc. | 

# L. angl. et wer.,t. vi, S$ 5. 

5 L, fris.,t. x1x. 

4 T. Lx, 61. 


366 : REVUE DE LÉGISLATION. 


sition se trouve dans un capitulaire da roi Childeberi'. Cette 
même oi noas prouve aussi que certains parents élaient 1e- 
nus avant les autres de contribuer au payement du wergeld 
quand le meurtrier était lui-même insolvable*. Enfin, da loi 
salique nous apprend par quels rites on s’affranchissait des 
devoirs de famille; on perdait ainsi tout droit à l'héritage 
et au wergeld de ses pAÈnl: et ceux-ci de leur côté ne Pot 
vaient plus rien exiger à ces deux titress. 

La loi des Frisons à conservé une distinction semblable 
dans le partage de la composition. £n cas de meurtre d’un 
‘noble, deux tiers du wergeld reviennent à l'héritier, le reste 
aux äutres parents de la victime; la même distinétion a 
donné lieu au partage du wergeld du litus, qui revient pour 
‘deux tiers au maître, et pour un tiers sculement aux parents 
du défunt‘. Une semblable distinction, pour la contribution 
au payement du wergeld, s'est conservée dans les coutumes 
‘plus récentes des pays frisons’. On pourrait encore ajouter 
‘cette disposition de la loi lombarde s qui partage le srergelä 
d'un homme, de manière à donner deux tiers à ses frères 
légitimes, et un tiers aux frères natarels ; ainsi que la dis- 
position de la loi saxonne sur l'assassinat, d’où 1 résulte 
implicitement que la contribution des parents au payement 
‘de la composition, pour simple meurtre, était du tiers ”. 


7” # Pertz, 1. 11, p. 16. 
. 3 T. Lt, De chrenechruda. 
$ T. Lx111, De eo qui se de parentilla t tollere vult. $ 2 : « Et si He 
aliquis de parentibus suis aut moritur aut occiditur, nihil ad eum de ejus 
hæreditate, vel de compositione pertineat. » 3: « Si autem ille occiitur 
aat morituf, Composition ant hæreditas ejus non ad hæredes ejus, sed ad 
fsoem pertineat, aut cai fiseus dare voluerit. » | 
4 L. fris.,t. 1, $ 1, 4, 7, 10. : 
5 Richthofen, Friesische Rechisquellen, Berlin 1849, p. 26,66, as. 
$ L. Rothar., c. cLxIH. 
1 T. 1, 6: «Si mordum totum quis fecerit, cnnodas primo. in shn- 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 367 


Cette distinction, qui n’a laissé qu’une simple trace dans 
trois ou quatre lois germaniques, se représente tout à fait 
développée dans les législations scandinaves; là, le sæergeld 
se partage en arvabot, la part qui revient aux héritiers, et 
en aettarbot ou nithgiald, celle qui est partagée entre toute 
la famille. Les premiers législateurs du Nord, surtout ceux 
del’Islande et de la Norwège, sont entrés dans desdétails sans 
fn sur le partage de ce wergeld'. 

Les coutumes galloises de l'Angleterre ont été égale- 
ment très-explicites sur le partage des amendes comme 
sur la part que les divers membres de la famille devaient y 
contribuer. Généralement les mâles prennent une part dou- 
ble de celle qui revient aux femmes, et les cleres et les 
enfants au-dessous de nee ans ne contribuent point 
au payement des compositions *. 

Dons les coutumes anglo-saxonnes, les parents du côté 
paternel ont la moitié de la composition à payer, tandis 
que la part attribuée au membre de la ligne maternelle 
n'est que du tiers*; mais une particularité de ces lois, ce 
sont les compagnons ou gegyldan qui, à défaut de parents, 
devaient contribuer au payement et avaient le droit de par- 
tager le wergeld. On a voulu y voir les parents plus éloi+ 
gnés, d'autres ont pensé qu'il s'agissait 101 des compagnons 
de ees maïitrises et jurandes connues au moyen âge sous 
le nom de gilden ; enfin, une dernière opinion, et c’est aussi 


plo juxta conditionem suam, cujus mulctæ pars tert'a a proximis ejus, qui 
facinu: perpetravit, compouenda cest, duæ vero partes abillo; et insuper 
octies ab eo componatur, et ille ae filii ejus sali sint faidosi. » 

* Wilda, p. 372. 

% Venedotian Code, hook 111, ch. 1. 

# Lois d'Æthelbyrth, c. xx. Lois d'Alfred, c. xxvIL. 

* Lois d'Alfred, c. xxv11. 


368 RÉVUE DE LÉGISLATION. 


la nôtre, attribue ce concours dans le payement des com- 
positions, à l'institution du freoborg anglo-saxon, et les 


gegyldan seraient ainsi les membres de la même commune 


qui, par une garantie mutuelle, se portaient forts les uns 
pour les autres'. La responsabilité des communes, consa- 
crée dans notre législation par la loi du 10 vendémiaire an 
IV, n’a pas d'autre origine. 

Quand les peuples de l’Europe en sont venus à ce point 
de pouvoir remplacer lerachat pécuniaire des crimespar des 
peines publiques émanant du pouvoir souverain, on a sur- 
tout attaqué cette participation de la famille au payement 
du wergeld, pour saper toute l'institution. Ainsi, le roi 
Childebert voulant introduire la peine de mort pour les 
assassinats, interdit aux parents du coupable de contribuer 
au payement de la composition*. De même, en Angleterre, 
le roi Edmond supprima l'obligation de la famille, en lais- 
sant à sa bonne volonté la liberté de contribuer ou non au 
payement du wergeld*. 

La loi burgonde qui, plus que toute autre loi de la race 


germanique, inclinait vers les peines publiques, contient, 


à l’endroit des homicides, une défense absolue de moles- 
ter en rien la famille du coupable : 

« Hoc specialiter in hujusmodi caussa universitas noverit 
observandum, ut interfecti parentes nullum nisi homici- 
dam persequendum esse cognoscant : quia sicut crimino- 
sum jubemus exstingui, ila nihil molestiæ sustinere patimur 
innocentèm*. » 


1 Voir sur le freoborg des Anglo-Saxons : Meyer, Esprit, origine el pro- 
grès des institutions judiciaires, liv. 1, ch. vit. Rogge, Gerichtswesen der 
Germanen, p. 25. | 

2 Childeb. decret. a. 596, c. v. 

8 Lois d'Edmond, 11, ch. 1, 1. 

LL, burg., 1. 11, $ 6. 


L'rd 


CR Sn, 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 369. 


En Russie, une disposition semblable à celle de la loi 
des Visigoths apparaît dans la dernière moitié du onzième 
siècle. La Prawda, amendée par les fils de Jaroslaw, con- 
tient, à l’art. 18, ces paroles : 

« Quand un meurtre sera commis sur un chef de famille, 
le meurtrier payera 80 griuna, mais point de nécessité pour 
les autres personnes. » 

Ce texte est obscur à force d’être concis; mais, selon le 
témoignage des savants russes ‘, le sens en est, que les pa- 
rents ou amis du meurtrier ne sont point dans l'obligation de 
payer la composition. 

Si ce concours de la famille a été aboli en Suède en 1335, 
par Magnus Erichson*, cette coutume a résisté en Dane- 
marck aux efforts des réformateurs. Elle y était encore si 
bien en usage au seizième siècle, que le roi Chrétien V est 
obligé de se plaindre, dans une ordonnance de 1537, de ce 
que la rapacité et la soif de l’argent tendent sans cesse à 
multiplier les meurtres et les vengeances « ce qui n'aurait 
pas lieu si, en place des compositions pécuniaires, il y avait 
des peines capitales *.» 

En Hollande, ce ne fut que dans la seconde moitié 
du quinzième siècle que les parents furent exonérés de 
l'obligation de payer pour le meurtre commis par un des 
leurs, à moins qu'ils ne l’eussent accompagné au moment 
du crime :. | 

Quelques coutumes modernes ont conservé une espèce 
‘ de succession au wergeld ; de ce nombre sont les coutumes 


1 Ewers, Æliestes Recht der Russen, p. 310, note 2. 
3 Geyer, Hist. de Suède, 1, p. 267. | 
3 Rosenvinge, Collection des lois danoises, 1v, p. 176, oo 
De Groot, Inleyding tot de hollandsche Regtsgeleerdheid, aux, 32. , 
NOUV. SÉR. T. XIV. 4 


370 REVUE DE LÉGISLATION. 


de la salle, baïlliage et chastellenie de Lille’ en France ; la 
coutume de Veluwe* en Gueldre, celle de Hunsingo* en 
Groningue, et le droit statutaire de Eisenach * en Saxe. 


$ 5. — Considérations générales. 


Nous avons posé en principe au commencement de ce 
mémoire, que le système des compositions ou rachats pécu- 
niaires des crimes a été ha suite nécessaire, la conséquence 
forcée de la vengeance privée. Cependant cette thèse, rrgou 
reusement vraie en théorie, ne l’a pas été umversellement 
dans la pratique, car nous trouvons fréquemment établrs 
l’une à côté de l’autre la vengeance et le rachat de la ven- 
geance, la composition. C'est exictement le même cas pour 
la famille comparée à la tribu ; en théorie, ka première a dû 
précéder la seconde, et cependant qui pourrait, dans l’his- 
toire des peuples, déterminer l’époque où les familles ag- 
glomérées devinrent des tribus, des peuplades? 

Il en est de même pour les peines capitales et afflictives 
infigées par le pouvoir souverain, prêtre, roi ou assemblée 
populaire ; plus tard par le juge criminel. 

Loin de nous fa pensée exclusive et fausse, que les pexples 
qui suivaient le système des compositions atent rgnoré com- 
plétement les peines capitales et corporelles. Aussitôt qu’une 
ombre de poavoir social s'était formée, il yeut des méfaits 
exceptionnels qui étaient tellement incompatibles avec les 


1 Art. 57. 

2 T. 11, a. 7. 
$ L. 11, a. 76. 
4 L.1, 8,14. 


ae EE EL 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 371 


bases sur lesquelles on voulait asseoir l’édifice politique, que 
la suppression du coupable dut paraître une nécessité. De 
à, 1l résulte que la peme capitale plane dès l’origine des 
sociétés au-dessus du système des compositions, mais pour 
quelques crimes exceptionnels seulement, qui attaquaient à 
foad le système religieux oa politique de la société. 

Si l'on recherche quels ont été les principaux crimes que 
da loi de Moïse punissait de mort en dehors de l'hoœmicide, 
poar lequel il permet la vengeance du sang, on trouvera 
que c'étaient l'idolatrie, ke blasphème, la violation du sab- 
bat. Or, l'édifice politique de ce grand législateur ayant été 
une théocratie pure, tous les crimes qui attaquaient le vrai 
souverain, Jéhovah, le Dieu unique, étaient des crimes de 
lèse-majesté, qui sapaient la base de la société. 

À Athènes, encore, le sacrilége, la profanation des mys- 
tères, les complots contre l'Etat et la religion, la trahison et 
la désertion, étaient puais de mort. 

Jules César affirme que de son temps les habitants des 
Gaules sacrifiaient de préférence sur les autels des dieux 
leurs criminels :, ce qui doane lieu à croire que la mort des 
coupables était regardée comme ane expiation envers les 
thwinités qu'ils avaient effensées ; pensée qui a servi de base 
au dernier supplice chez an graad nombre de peuples, ear 
Grecs et Germains, Slaves et Scandinaves, Orientaux et 
Américains, Ont sacrifié leurs ennemis, leurs prisonniers, 
leurs criminels sur l'autel de lears divinités. 

Le sacer esto de l'antique législation pénale de Rome 
n'était autre chose qu’une expiation envers les dieux : Deos 


. « De bell. pal, va, 18 ::« Supplicia eorum qui in furto aut in latrocinio 
aut in aliqua noxa sint compreheasi, gratiora Dis immerialibus esse arbi- 
traniar, » 


379 | REVUE DE LÉGISLATION. 


manes placare, supplicium, supplicare deos, sont des termes 
qui ramènent nécessairement à ce point de vue religieux. 
Ceux quis’étaientrendus coupables d’avoir déplacélespierres 
angulaires des champs, ou qui avaient frauduleusement 
coupé du blé pendant la nuit, en attaquant la propriété, 
étaient voués à Cérès, la divinité de l’agriculture ; étaient 
également voués à la mort ceux qui avaient violé les rap— 
ports entre client et patron, une des colonnes sur lesquelles 
reposait l’édifice politique ; enfin celui qui avait maltraité 
ses père ou mère était sacer divis parentum. Ainsi Etat, fa- 
mille et propriété étaient des choses sacrées, et dès le com- 
mencement de la cité romaine, ceux qui s’attaquaient à ces 
trois bases de l’ordre social furent voués à la mort. Le 
crimen perduellionis, qui comprenait dans sa vaste signifi— 
cation tous les attentats contre l'Etat, comptait également 
parmi les crimes capitaux, dès les premiers rois. 

Les lois scandinaves et les lois des peuples germaniques, 
qui peuvent être considérées à bon droit comme le type des 
législations basées sur le système des compositions, ont 
néanmoins toujours distingué quelques crimes exception— 
nels, qui ne pouvaient être rachetés, et qui réclamaient la 
mort du coupable ‘. Mais pour mesurer le degré d’atrocité, 
il faut juger ces crimes avec les idées qui eurent cours à ces 
époques. La religion, cette première institutrice de l’hu— 
manité, a encore joué ici un rôle important, et l’influence 
du paganisme scandinave et germain sur la législation cri— 
minelle de ces deux races n’a guère, jusqu’à ce jour, attiré 
l'attention qu'elle mérite*. 


‘ La loi saxonne se distingue entre toutes par la fréquence de la peine 
capitale, tandis qu'elle n'est écrite qu’une seule fois dans la loi des Fri— 
sons, contre les sacrilèges. L. fris., add. art, t. xus. 

# Une recherche précieuse sur cette matière a été publiée récemment en 


+ 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 373 


Nous avons vu que l'antique loi pénale de Rome châtiait 
plus sévèrement que le meurtrier celui qui s'était approprié 
nuitamment le blé d'autrui, disproportion dans la peine qui 
répugne à nos idées modernes, et ne trouve son explication 
que dans les sacra du peuple romain. De même les lois des 
Scandinaves et des Germains, qui toutes, à quelques ex- 
ceptions près, permettaient le rachat du meurtre par voie 
de composition, avaient frappé de la peine capitale ou de la 
mise hors la loi certains crimes qui, dans nos Codes mo- 
dernes, sont considérés comme d’une gravité bien moindre 
que les attentats contre la vie humaine. Ainsi le sacrilége, 
le dépouillement des morts et des sépultures, le crime de 
sorcellerie ont dû leurs châtiments exceptionnels aux idées 
religieuses des nations paiennes de l’ancienne Europe, 
idées qui ont survécu dans les lois longtemps après l'in- 
troduction du christianisme. 

Le sacrilége, ce crime qui attaquait directement la reli- 
gion, était puni d’une manière atroce par les Frisons : 
« Celui qui aura volé avec effraction des objets sacrés dans 
un temple, dit leur loi ', sera conduit vers la mer, et là sur 
le sable, qui est couvert habituellement par le flux de la mer, 
on lui coupera les oreilles, et après avoir subi la peine de la 
castration, il sera immolé aux dieux, dont il a violé les 
temples.» Tandis que le paganisme saute aux yeux dans 
cette disposition de la loi frisonne, le sacrilége, dans la loi 
des Saxons, puni de mort également, a subi la transforma- 
tion du christianisme: « Celui qui dans une église aura tué 


Hollande, sous le titre : De l'influence du paganisme sur le droit germanique, 
dans les Annales néerlandaises de jurisprudence et de di Lstidé Su 
1846, 111, p. 369. 

4 Add. Sapient., t. xIL. 


374 REVUE DE LÉGISLATION. 


un homme, ou volé, ou qui y aura commis une effraction, 
ou prêté sciemment un faux serment, sera puni de mort'. » 
« Celui qui aura tué avec guet-apens un homme allant à 
l’église ou en revenant un jour de fête, c'est-à-dire, un di- 
manche, à la fête de Pâques, de la Pentecôte, de Ia nais- 
sance du Seigneur, de sainte Marie, de saint Jean-Baptiste, 
de Saint Pierre et de Saint Martin, sera puni de morts.» 

Et cependant la rédaction de ces deux coutumes si peu 
d'accord sous le rapport religieux, date de la même époque, 
du règne de Charlemagne ! Il y avait déjà alors plus d'un 
siècle que le christianisme avait été prêché chez les Fri- 
sons #, dont la loi, du reste, porte, en d’autres endroits 4, de 
nombreux témoignages de l'exercice du culte chrétien. 

Cette disposition finale de la loi frisonne a fait le déses- 
poir de ceux qui se sont occupés des antiquités des peuples 
de la Germanie, et bon nombre d'entre eux n’ont pas trouvé 
d'autre ressource que de considérer l'endroit que nous venons 
de citer comme une ancienne disposition des temps païens, 
conservée dans la loi chrétienne par l'erreur ou la négli- 
gence des copistes s. | 

La suppression des textes dans les anciens monuments 
d'histoire ou de législation nous a toujours paru un moyen 


* L. saxon., t. 11, $ 8. 

* ? L saxon.,t. 11, $ 10. 

3 Wilfrid, Egbert et Willibrod y prêchèrent le christianisme dès le der- 
nier quart du septième siècle, et le dernier fut nommé, par le pape, arche- 
vôque dela Frise, en 696, mais probablement. t partibus ;.car le célèbre 
Radbod, roi des Frisons, qui combattit contre Cbarles Martel, était encore 
un ennemi zélé du christianisme. 

4 L. fris.,t: x, xvu, À 3, tit. xvau, addit, Sap., t. 1, $ 1. 

5 Von Wicht, Vorbericht zum Ostfris. Landrecht, p. 65. Van Halsema, 

Verhand. over den staat en Regeringsvorm der Ommelanden, dans les œuvres 
de la Société de Groningue : Pro excolendo jure patrio, 13, p. 145. 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 375 


dangereux et inadmissible, sauf les cas extrêmes. Rien de 
plus simple et de plus facile que de supprimer un texte qui 
gêne, mais rien aussi qui saperait plus les bases sur les— 
quelles repose la reconstruction sérieuse de l’histoire. 

Une explication rationnelle s'offre du reste à ceux qui ne 
se laissent point arrêter par la forme païenne de cette dis- 
position de la loi frisonne. Charlemagne, sous une forme 
païienne et plus en harmonie avec les anciennes croyances 
du peuple, cherchait à inculquer la sainteté des églises et 
des objets sacrés du christianisme. Le même monarque, 
dans son Capitulare de partibus Saxoniæ, ne décréta-t-il 
pas « Ut ecclesiæ Christi, quæ modo construuntur in Saxo- 
nia et Deo sacratæ suñt, non minorem habeant honorem, 
sed majorem et excellentiorem, quam fana habuissent ido- 
lorum? » Du reste, il est un fait constant pendant les pre- 
miers siècles du christianisme, que celui-ci ne put s'établir 
parmi les peuples que sous la forme et souvent à l’aide des 
rites païens:. ds oo 

Le dépouillement des sépultures et des cadavres non en- 
core ensevelis fut également un de ces crimes exceptionnels 
du paganisme. La vénération des morts et l’usage de les en- 
sevelir avec des trésors et tous les objets nécessaires à la vie 
asuelle, formentuntraitdistinctifdetousles peuples primitifs, 
et qui est dû, ainsi que nous l’avons dit dans notre Introduc- 
tion”, aux idées encore grossières que les hommesse faisaient 
d’une vie future. Environner le défunt aimé de tout ee qui 
pouvait lui rendre la vie douce et facile dans l’autre monde, 
était la plus grande preuve de tendresse. Ces riches dé- 
pouilles déposées dans les tomhes devaient nécessairement 


1 Phillips, Deutsche Geschichte, t. 11, Ç 49, p. 202. Wilda, Strafrecht der 
Germanen, p. 881. 


# V. plus haut la livraison de septembre-octobre, p. 45. 


376 REVUE DE LÉGISLATION. 


exciter la convoitise des criminels; de là cette sévérité des 
lois germaniques et scandinaves à l'endroit de la violation 
des sépultures *. 

Celui qui s’était rendu coupable d’un crime aussi horri- 
ble ne pouvait point le racheter et était hors la loi chez les 
Scandinaves”, les Anglo-Saxons* et selon les anciennes cou- 
tumes des Francs‘; ces dernières faisaient dépendre de la 
volonté de la famille de la victime si le coupable pouvait ra- 
cheter son crime. L'influence diminuée des idées païennes 
se révèle dans les rédactions postérieures de la loi salique, et 
dans la loi ripuaire “ où la mise hors la loi n’est plus dé- 


1 Walaraupa, dans la L. bajuv., t. XVIII, 3, 1 ; Weüref, Væœlreaf, dans les 
lois anglo-saxonnes (Leges Henrici I, c. zxxxntt, 3 et 5); Valrof, Valruf, 
dans les monuments scandinaves (Hakon Gulathing, c. xxvit1; Ost Goeta 
Lagh, c. vi); Reesraaf, dans les Coutumes frisonnes du moyen âge; Raa* 
roof, dans les statuts des villes des Pays-Bas, et notamment dans ceux de 
Furne du treizième et ceux d'Amsterdam du quatorzième siècle. Toutes 
ces dénominations sont composées avec le même mot, qui, dans les langues 
diverses, est le mot allemand raub, en hollandais moderne roof, et 
qui a la signification de rapine, vol. Nous l'avons déjà dit plusieurs fois, 
aucune langue moderne n’a plus d’affinité avec les anciens idiomes tudes- 
ques que la languc hollandaise. C'est peut-être à l'ignorance de cet idiome 
peu connu qu’il faut attribuer l'étrange idée de Grimm ( Deutsche Rechtsal- 
terth., p. 635), qui donne au raup germanique et au reaf anglo-saxon le 
même sens et la même étymologie qu'au mot français robe. Quant à ce mot, 
il est évidemment de source latine ; le roba italien, le ropa espagnol et le 
roupa portugais, en font foi. 

3 Hakon Gulathing, c. xxvrni. 

3 Legg. Henrici I, ©. Lxxxiut, $ 3 : « Et qui aliquem quocumque modo 
perimit, videat ne weilref faciat. Weilref dicimus si quis mortuum resabit 
armis aut vestibus, aut prorsus aliquibus, aut tumulatum aut tumulandum. » 
$ # : « Et qui corpus in terra vel noffo vel petra, sub pyramide vel structura 
qualibet positum sceleratus infamationibus effodere vel exspoliare præsum- 
serit, wargus habeatur. » | 

à L. sal., éd. Schilteri, t. xvir: «Si quis corpus sepultum effodierit aut 
exspoliaverit wargus sit... 

# T. Lxxxv, $ 2 : «Si autem eum ex humo traxerit et exspoliaverit, 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 377 


crétée que contre ceux qui étaient incapables de payer la 
composition. Chez les Burgondes, les crimes de violation de 
sépulture, de magie et d’adultère étaient les trois seules 
causes légitimes de divorce‘. La loi des Visigoths* ne pu- 
nissait plus de la peine capitale que les esclaves qui avaient 
violé les sépultures. 

11 nous reste à dire un mot du crime de magie ou de sor- 
cellerie, dont les châtiments exceptionnels dans les lois des 
races scandinave et germaine doivent être également rap- 
portés aux idées religieuses. Le crime d’empoisorinement 
était ordinairement compris dans celui de magie ou de sor- 
cellerie 5. En Scandinavie, le bûcher a été le supplice le plus 
usité pour les sorciers et les sorcières. Harald, roi de Suède, 
fit brûler vif son propre fils, accusé de magie, en compagnie 
de quatre-vingts complices‘. Parmi les nations germani- 
ques, on trouve également des traces de cette pénalité chez 
les Francs’, et notamment chez les Saxons +. Chez ces dér- 
niers et les Lombards, la superstition a dû donner lieu à de 
grandes atrocités contre les malheureux inculpés de sorcel- 
lerie, puisque Charlemagne ” et Rothaire* se sont vus dans 


ducentis solidis cum capitale et dilatura culpabilis jadicetur, vel wargus 
sit, hoc est expulsus, usque dum parentibus satisfaciat. » 

t L.burg.,t. xxxiv, $ 3. 

# Lib. xr,t. 11, $ 1. 

8 L. visigoth., vi, 3, 2. L. sal., éd. Guelf., t. xix, ( 1. 

+ Wilda, p. 964. 

5 Ed. Guelf., t. x1x, À 1 : « Si quis alteri maleficiis fecerit, aut dederit 
bibere, ut moriatur, et fuerit adprobatum... sol, CC. culp. jud. aut certe 
fgnt tradatur. » 

6 Capit. Paderborn., c. VI. 

7 Capitu. Paderborn., c. vI1: « Si quis a diabolo deceptus crediderit se- 
cundum morem paganorum, virum aut feminam strigam esse et homines 
comedere, et propter hoc ipsam incenderit... capitis sententiæ punietur. » 

8 L. Rothar., c. cccLxxIx : « Nullus præsumat oldiam aut ancillam quasi 
strigam quam vulgus dicit, aut mascam occidere.. . » 


378 REVUE DE LÉGISLATION. 


la nécessité d’y mettre un terme. Cependant le christianisme 
ne peut se vanter d'avoir exercé une influence heureuse sur 
ce point, car les populations chrétiennes du moyen âge ont 
surenchéri sur les païens dans les raffinements de supplices 
contre les magiciens et les sorcières. 

Le crimen perduellionis, dans son sens le plus large, com- 
prenant les crimes contre la chose publique, l'attentat con- 
tré l'Etat ou contre son chef, la trahison, a de tout temps et 
en tous lieux été excepté du système des compositions, et 
puni dela peine capitale. Les Germains, au temps de Tacite, 
suppliciaient les traîtres. et les déserteurs ‘. Les anciennes 
lois galloises de Howel le Bon, basées en matière pénale sur 
le'‘système des compositions, déclaraient néanmoins trois 
crimes comme ne pouvant être rachetés : c’étaient la trahi- 
son contre le roi, l’assassinat caché, le brigandage*. Une 
exception analogue se trouve dans les lois anglo-saxonnes 
pour la trahison contre le souverain, l’assassinat, l’incen— 
die et le vol à main armée *. L’attentat contre la vie du sou- 
verain était également puni de mort par une loi de Canut». 

Les lois des peuples germaniques et scandinaves ont gé- 
néralement suivi cette voie. La désertion dans le combat, 
étant considérée comme une trahison envers ses compa- 
gnons d'armes, était punie du dernier supplice s. Outre ce 
crime, 1l yavait trois autres espèces de perduellion. La loi des 
Bavarois les énumère en affirmant que ce sont les seuls faits 
pour lesquels un Bavarois libre peut perdre sa vie et ses 


 Tacit., Germ., c. xr1. 

3 Dimetian Code, Book 11, 8, 44. 
3 L. Æthelst., 11, #8, 6 et 7. 

4 L. Canuti, c. Liv. 


5 Tacit., Germ., ©. zut. L. Roth, c. vis, Saxo TARN, liv. Y. Lez 
Canuti, c. Lxxv. 


DÉVELOPPÉMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 379 


biens, et que tout autre crime sera composé au taux dela loi". 


Les sept premiers chapitres des lois lombardes du roi Ro- 
thaire comprennent également ce qui alors était rangé par- 
mi les crimes publics. 


Les attentats contre le chef de la nation sont nominati- 
vement punis de mort chez presque tous les peuples de la 
Germanie», de l’Italies, de la Grande-Bretagne ‘, des pays 
scandinaves et des contrées slaves. L’accroissement du 
pouvoir monarchique devait nécessairement produire au 
moyen âge le même résultat qu’il produisit à Rome sous les 
Césars. 


Nous nous arrêtons ici; car ce que nous avons dit des 
peines capitales suffit pour nous laver du reproche possible 
d’avoir voulu établir qu’à l’époque des compositions pécu- 
niaires, les peuples de l’Europe n'aient pas connu les 
peines capitales et corporelles. Vengeance privée, composi- 
tions, et peines publiques infligées par le pouvoir au nom 
de la société, sont les trois grandes phases que la répres- 
sion des méfaits a parcourues dans l’histoire de l'humanité; 


1 L. Bajuv, t. ni, c. 1, 3 : Ut nollus liber Baïuvarius alodem aut vitam 
sine capitali crimine perdat; id est, si aut in necem ducis consiliatus 
fuerit aut inimicos in provinciam invitaverit, aut civilatem capere abextra- 
neis machinaverit, et exinde probatus inventus fuerit, tunc in ducissit po- 
testate vita ipsius et omnes res ejus et patrimonium. » 

S 4: « Cetera vero quæcumque commiserit peccata, quousque habet 
substantiam, componat secundum legem. » 

3 Voy., outre la L. bajuw., t, E5, C. 1-11: L. allem., t. xx1v. L, saæon., t, HI, 
1. L. rip.,t. Lxix, 1. Capit. Paderborn., à. 785, c. 11. 

8 L. Rothar., c.r. | L 

* Lois anglo-sax. d'Alfred, ec, 1v; d’Æthelred, c. iv, c. xxx ;. de.Canut, 
C. LIV. : 

s Wilda, p. 911. 

6 Macieiowski, 11, $ 137, 145, 159. 


3650 REVUE DE LÉGISLATION. 


mais aucune époque n’a été exclusive, il ne s’agit que de la 
prépondérance de tel ou tel système. Il nous reste mainte- 
nant à indiquer la cause principale qui fit tomber les com- 
positions pour faire place au système des peines publiques, 
sur lequel sont fondés tous les Codes pénaux modernes. 
Chez des peuples peu aisés et où la richesse n’a pas en- 
core tracé ces profondes inégalités qui menacent aujour- 
d’hui si gravement les sociétés modernes, les compositions 
pécuniaires pouvaient être à la fois un remède efficace con- 
tre les délits, et une punition égale et équitable pour tout 
le monde; tandis que dans un état social où il y a de gran- 
des inégalités de fortune, les peines pécuniaires dégénèrent 
en la plus criante des injustices. Ce qui est un sacrifice im- 
mense pour tel individu peut n'être qu'une légère priva— 
tion pour tel autre. Et comment, si le coupable est impuis- 
sant à acquitter l’amende fixée par la loi? Ne faudra-t-il pas 
alors avoir recours à des peines capitales ou corporelles? 
Ceci conduit à cette vérité qui, au premier abord, paraît 
une contradiction, que les peines pécuniaires, qui furent ja- 
dis le système de répression des peuples libres, sont aujour- 
d'hui de toutes les peines les plus contraires au véritable 
esprit démocratique. Ainsi, M. de Tocqueville, dans son 
ouvrage sur la démocratie en Amérique, a blâmé à bon droit 
cet abus des cautions en matière criminelle, qui, en permet- 
tant aux riches d'échapper au glaive de la loi, fait que la 
répression des crimes ne devient réelle que pour les citoyens 
peu aisés. | | : 
En dehors donc de l'influence de l’Église et de l’accroisse- 
ment du pouvoir monarchique, endehors du droit romain et 
canonique, et même de la législation de Moïse, qui toutes 
ont été de puissantes causes de la subrogation des peines 
publiques aux compositions pécuniaires, nous avons voulu 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 381 


appelerl’attention sur cette autre cause, non moins influente, 
mais peu considérée jusqu'à ce jour, qui réside dans le chan- 
gement économique de la société, dans l’accroissement du 
bien-être individuel et de la richesse publique, et dans l’in- 
égalité des fortunes qui en fut la conséquence. 


Nous avons vu comment les lois avaient cherché à obvier 
aux inconvénients de la dépréciation de la valeur moné- 
taire, en élevant généralement le taux des compositions, ce 
qui a eu lieu tant lors des premières lois écrites que par des 
lois et règlements successifs". Mais cette élévation du taux 
des compositions amena un inconvénient non moins grave, 
c'était l'impossibilité de les acquitter dans laquelle se trou- 
vait un grand nombre de coupables. Ces malheureux, en 
effet, ne payaient que trop souvent de leur vie ou des peines 
les plus révoltantes les crimes que d’autres, plus fortunés, 
rachetaient avec la composition fixée par la loi. | 

Les anciennes lois abondent en dispositions qui consa- 
crent cette monstrueuse inégalité *. 

Ainsi naquit, pour les personnes pauvres et pour les 
classes inférieures, la nécessité de remplacer les composi- 


‘* Voir plus haut, page 154 et s. 

* Quelques exemples suffiront. La loi salique réformée mettait hors la loi 
le violateur des sépultures, jusqu'à ce qu’il eût pu payer la composition 
(L. sal. emend., t. xvir). Une disposition semblable se trouve dans la loi 
ripuaire, t. zxxxv, $ 2 Dans le pacte entre Childebert II et Chlotaire, de 
l'an 59% nous lisons au chap. 11 : « Et si facultas deest, tribus mallis pa- 
rentibus offeratur; et si non redimetur, de vita componat. » Chez les Lom— 
bards, le meurtrier impuissant à acquitter le wergeld est abandonné à la 
vengeanc> des parents (L. Luitpr., c. xx); le voleur qui ne peut payer la 
composition, aux mains de celui qu’ii a volé (L. Luitpr., c. Lxxix). Le ca- 
pitulaire lombard de Chlotaire de 835, ch. 1,; s'exprime ainsi : « Libera 
persona... si non habuerit unde componat, flagelletur, » De même:la loi 
des Visigoths, à l'endroit des contraventions rurales, infligeait cinquante 


382 REVEE DE LÉGISLATION. 


tions par des châtiments corporels et par des peines eapi- 
tales, qui figurent partout à côté des compesitions; système 
sui vi encore. pendant des sièeles par les elasses supérieures. 
Depuis les eselaves des Romains jusqu'aux serfs de la fée- 
dalité et aux vilains de notre ancienne monarchie, ees 
classes d'hommes ont toujours eu le triste privilége des pei- 
nes capitales et corporelles. Notre ancien droit criminel 
abondait entièrement en ce sens, car, même dans l’expiation 
de la faute, la loi distinguait entre les hommes. « En crimes, 
dit Loysel, Les villains sont plus grièvement punis en leurs 
corps que les nobles, et où le villain perdrait la vie ou un 
membre de son corps, le noble perdra l'honneur, et réponse 
en Cour. » 

L'égalité. de l’homme devant la peine fut votée le 21 jan- 
vier 1790 par l’Assemblée constituante. Trois ans après, à 
pareil jour, la tête de Louis XVE roula sur l’échafaud. 
« Fausse et fatale application, s’écrie un auteur contem- 
porain*?, qui ne peut rien ôter cependant à la vérité du prin- 
cipe! » | 


coups de fouet à la personne pauvre, qui non habuerit unde componat (L. vins, 
t. 11, $ 14). Des dispositions pareilles se rencontrent dans les coutumes 
frisonnes ( Leges Opsts talbomicæ, c. xxvir; Siecama, Ad leg. fris., p.9; 
Asegabuch ou Livre des juges, ve, K 6), et anglo-saxonnes (Lois d Edmond, 
Hv.n,1,(1). | 

Les coutumes suédoïses étaient encore plus sévères. Celui qué avait volé 
da blé dans les champs, et ne pouvait payer l’amende de 48 marcs, devait 
être fapidé, puis jeté à la mer. La même amende ne pouvant êtr@aequit- 
tée par la femme adultère, lafloi d’Upland voulait qu’or km coupât oreilles, 
nez et cheveux (Wilda, p. 505 et 509). | 

En Pologne, lé meurtrier qui ne pouvait payer là composition était puni 
de la peine capitale, selon l’adage : « Quoniam non potesant puniri in. ære, 
puniti sunt in corpore (Macieiowski, r1, 139}. 

1 Enstit. coutunr., liv. Vr, 2, 3f et 32. 

* Faferrière, Histoire du droit français, rr, p.135. 


DÉVELOPPEMENTS DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. 383 


Aujourd’hui on peut dire, hélas ! que le niveau est réta- 
bli, et que toutes les classes de la société gémissent sous une 
rigueur égale; car, 11 faut le redire après tant d’autres : les 
lois pénales des peuples modernes sont la partie la plus 
arriérée de la légistation, et la moins en harmonie avec la 
douceur des mœurs, qui, à part quelques crimes individuels, 
s’est même révélée dans les bouleversements récents qui 
ont remué de fond en comble l’Europe entière. 


L.-J, KœNIGSswaRTER, 
docteur en droit. 


Î 


Le 


384 © REVUE DE LÉGISLATION. 


DE LA CONDITION CIVILE ET POLITIQUE 


DES DESCENDANTS DES AFFRANCHIS 


DANS L'ANCIEN DROIT ROMAIN. 


Malgré les travaux immenses dont le droit romain a été 
l’objet depuis trois siècles, nous voyons encore de nos jours 
une critique plus rigoureuse éclaircir des détails de cette lé- 
gislation et même des points sur lesquels les découvertes 
modernes n’ont apporté aucun texte nouveau. Ainsi la situa- 
tion politique des descendants des affranchis, entre autres, | 
n’a été jusqu'ici qu’effleurée, et quoique Walter‘ et Unter- 
holzner * aient traité quelques points de cette question avec 
toute l'étendue de leur savoir, en France, nous en sommes 
restés encore aux opinions du seizième siècle. Aussi M. Or- 
tolan pouvait-il affirmer, en toute bonne foi, ne pas con- 
naître un seul passage qui assurât des droits sur la succes- 
sion du fils de l’affranchi au patron du pères. C’est en | 
voulant vérifier cette assertion que j'ai été conduit aux 
recherches suivantes. Les textes décisifs étaient rares et dis- 
séminés ; la tendance continuelle de l'humanité vers l’éga- 
lité devait en effet faire disparaître les traces de ces rapports 
de subordination, dès qu'ils n’étaient pas assez vexatoires 
pour mériter l’anathème des âges suivants. Aussi mon 
travail n’a-t-il d'autre prétention que d'attirer l’attention 


* Walter, Rœm. R. Gesch. {deuxième édit.) , quelques indications passim. 


$ Dans la Zeitschrift de Savigny, t. v, p. 115. 
8 Ortolan, Explication des Instituts (troisième édit. ), t. ar, p. 39. 


CONDITION DES DESCENDANTS DES AFFRANCHIS. 385 


des hommes compétents sur une question qui ne saurait 
manquer d'intérêt, attendu que nous y trouvons fidèlement 
exprimé l'esprit des institutions romaines. 

Nous allons considérer d’abord la position juridique des 
descendants d’affranchis, parce qu’elle donne lieu aux déve- 
loppements les plus saillants sur leur situation en général ; 
ensuite, nous parlerons de leurs droits politiques, et, en der- 
nier lieu, du rang qu’ils occupaient dans la société. 

Un passage de Denys d'Halicarnasse, qui estresté jusqu'ici 
complétement inobservé, domine toute la première partie 
de notre question. Dans un discours qu'il met dans la bouche 
de Servius Tullius, afin de réconcilier les patriciens avec la 
mesure par laquelle ce roi avait accordé aux affranchis le 
droit de suffrage, il dit expressément, que les rapports de 
clientèle continuaient à exister entre les descendants des 
affranchis et ceux du maître primiuf. Voici les avantages 
de la manumission en général et de l'admission des affran- 
chis aux droits politiques en particulier qu’énumère ici 
Servius : 


« Xuplç dE roù xoivñ ponoiuou xai ide moXx bpeanbnoshar Tous Éurope- 
Térous Popatov, éav Tobs émekeubépoug éoor This éxxAnoias peréyetv, év ne 
otas re xai monpopidie xat Taiç ÉAXaG ToMrixate ppsiae, Ta LÉpiTac év ote 
péliora d'éovrat mpdyuaor xobomévous, xai Tobç êx Tv Gmesubépuv Jivouévouc 
RIAGTAG, TO ÉXYOVOLS ŒUTEV LATATONTES !, à 


1 Denys d’Halic., lib. 1v, c. xxu5, Ce passage a été restitué ainsi par le 
célèbre philologue Reiske sur l'autorité du manuscr. vatic. La critique 
conjecturale d’un Scaliger ou d’un Bentley aurait, même sans le se- 
cours des manuscrits, modifié dans ce sens la leçon de la Vulgate, qui por- 
tait simplement érexsubépouc, » 

En effet, dans un discours d’insinuation , il eût été fort maladroit, ‘bien 
peu flatteur, pour ceux qu'on voulait persuader, de leur faire entendre 
qu'ils pouvaient bien mourir avant leurs affrancbis. 

NOUV. SÉR. T. XIV. 95 


386 REVUE DE LÉGISLATION. 


« Sed præter communem omnium utilitatem, demon- 
strabat, magna quoque emolumenta ad opulentissimos 
Romanorum cives redundatura, si paterentur libertis adi- 
« tum ad comitia patere; in comitiis enim et sufragiis fe- 
« rendis aliisque civilibus negotiis gratiam, qua in his re- 
« bus maxime opus est, 1psis reportaturos, ef eorum, quos 
« manumisissent, descendentes posteris suis clientes relic- 
« £uros. » | 

Cette donnée de Denys, dont on peut déjà apprécier la 
portée, jette en même temps un nouveau jour sur la ques- 
tion de savoir en quelle qualité l’affranchi entrait dans la 
gens, à laquelle il est prouvé qu'il appartenait'. Le pas- 
sage de Denys ne laisse plus aucun doute sur l'identité 
de sa position et de celle du client, ce que contirme aussi 
Tite-Live, qui assimile formellement ces deux modes de dé- 
pendance *. Remarquons encore que Denys désigne ïei, 
comme un peu plus haut, les clients inexactement par le 
mot rar ; l'expression grecque qui approchait le plus 
était merowos, Le mweroxos, dont nous trouvons la situation 
surtout bien développée à Athènes, choisissait dans la classe 
descitoyens un défenseur appelé spcorernç, qui lui servait d’in- 
termédiaire dans ses rapports avec les autres membres de ta 
cité. Par l’affranchissement, l’esclave ne devenaitautre chose 
qu’un pero, seulement il n’avait pas à faire de choix, son 
ancien maître étant devenu de droit son protecteur. L’ana- 
logie de la législation grecque et romaine est frappante; et, 
queique nous soartions aujourd’hui des descriptions pasto— 
rales que Îes philosophes du dix-huitième siècle faisaient 


= 


= 


1 Liv. xxxix, 19, Cic., De orat., 1, 89. Voy. aussi la dissertation de 
M. Giraud sur la Gentililé, p. 17. | 
. + Liv. xcui, 16, Clientem libertinum. 
k 


CONDITION DES DESCENDANTS DES AFFRANCHIS. 387 


de l'enfance des peuples, ïl est incontestable que le droit 
primitif est simple, ne multiplie jamais les institutions juri- 
diques, et que dès lors les rapports de elrentèle, formés par 
des conventions privées, devaient être appliqués par la loi 
aux affranehis. 

Pour en revenir à notre sujet, nous savons done mainte- 
nant que les descendants des affranechis continuarent à être 
Hés à la famille da patron de teur aïeul. Nous trouvons des 
principes semblables dans l’ancien droit germanique. De 
reste, la simple réflexion devait nous faire pressentir ce 
résultat, lorsque nous voyons Île principe de l’hérédité si 
fortement en vigueur chez les nations peu civihsées. 

Nous allons maintenant voir se eonfirmer pleinement 
cette assertion de lhistorren grec, lorsque nous aurons 
montré comme quoi les différents droits, dans lesquels 
consistait le patronat, avaient lieu également pour les en-— 
fants des affranehis. 

L’affranchi suivait le domicile de son patron; la même 
disposriion existait pour ses enfants*. Et ceer n'avait pas 
Heu comme conséquence ordinaire des lois sur le domreile, 
selon fesquelles Faffranehi aurait suivi le domicile de son 
patron, et ses enfants celui de leur père, qui aurait été in— 
directement le même que celui du patron; car une telle 
transmission du domicile est formellement niée par les ju- 
risconsultes romains *, de sorte que nous trouvons bien ici 
un effet des droits du patronat. 


* L. Mp., th. LVHIT, CAP. XH. 

8 ff. 56, @,. 6, $ 3: « Libertini originem patronuorem vel domicilium se- 
qauatur: Jeu quéex his nascuntur.» ff. 50,6, 22 pr. : « Filis liberlorum liber- 
tarumque, liberti paterni et patroni manumissoris domicilium aut originem 
sequuntur.» Paul, Sent., lib. x, tit. Ad municip. (Schulting, Jurispr. antej., 


p. 214.) 
3 ff. 50,6, 6, $ 1%: « Filius civitatem, ex qua pater eju; naturalem ori- 


RE = 


388 REVUE DE LÉGISLATION. 


Les enfants de l’affranchi devaient demander au préteur, 
ainsi que leur père, l'autorisation pour intenter une action 
contre le patron de ce dernier '. 

Les constitutions impériales avaient permis au patron de 
révoquer l’affranchissement en cas d’ingratitude. (La pre- 
mière apparition de ce droit ne remonte pas plus haut que 
Claude; voy. Suét., Claud., 25; Tac., Ann., 13, 26.) Ils 
avaient appliqué la même peine aux enfants de l’affranchi, 
qui méconnaîtraient le bienfait de la libération accordée à 
leur père*; et en cela ils ne faisaient que suivre les prin- 
cipes de la législation antérieure, qui étendait le patronat 
aux enfants de l’affranchi. 

Ulpien nous signale cependant une différence entre l’af- 
franchi et son fils: ; l’action d’injures était selon lui inter- 
dite au premier contre son patron, tandis que le second pou- 
vait l’intenter. Mais en comparant ce paragraphe avec celui 
qui précède, nous voyons qu’il fallait dans ce cas qu’il s’agit 
d’une injure grave; mais alors le préteur accordait presque 
toujours à l'affranchi même l’action contre son patron. 

Nous arrivons maintenant au point le plus important, le 
plus contesté de notre question, au droit de succession 


ginem ducit, non domicilium sequitur. » ff. 50, 6, 3 et 4 : « Placet etiamr 
filiosfamilias domicilium habere posse. Non uliique ibi ubi pater habuit, 
sed ubicumque ipse domicilium constituit, » 

* Cod. Justin., 2, 2, 2 : « Venia edicti non petita patronum seu patronam 
eorumque parentes, liberos, hæredes insuper, et si extranei sint, a libertis 
seu liberis eorum non deberi in jus vocari, jus certissimum est. » 

3 Cod. Jusl., 6, 7, & : «Libertinæ conditionis homines vel eorum fiii, 
ctiamsi militantes docebuntur ingrati, ad servitutis nexum procui dubio 
reducentur. » Cod. Th., 4, 10, 3. La novelle 22, c. 1x, parle aussi de la ré- 
vocation de la liberté par rapport au fils d’un affranchi, 

3 1f, 47, 10, 11,38. 

à fr. 2, 4, 10, $ 12; ff. 4, 7, 10, 7, 6 2. 


CONDITION DES DESCENDANTS DES AFFRANCHIS. 389 


qu'avait le patron sur les biens du fils de son affranchi. Jus- 
tinien en fait explicitement mention dans la constitution 
émise par lui en grec eten latin, dans laquelle il règle dé- 
finitivementlesdroits du patronat. Dans beaucoup d’éditions 
du Corpus juris, cette constitution ne se trouve que mutilée!; 
mais Cujas en a retrouvé l'original latin, qui n’est du reste 
qu'un extrait du texte grec, qui se trouve aux Basiliques 
(Hb. xuix, tit. 1, 28), et qui a été publié en même temps 
par notre grand interprète*. Voici ce que dit l’empereur 
Justinien : 


« Éradn On n mama draxaroyn hpuoks xal dre érekévrnos bièç dreneubépou 
qevnbeis pera Thv ékeubapiav diabmenç xai ouyyeveius Hupic, xai exdaee Toy ÉXeubs- 
pooavra Tov marépa xai rdc ê appeyoviag durob ouyyevets, dire éervav ouyys- 
vetç, étre Émabov xaracracsuc ÉvaXAayNv, ÉxéksUGs dè iva av 6 HATRUY TCÛTOU 
tou Œmeleubépou xai duroç &meAéubepos nv érépou Tivès, xai Ô Toÿ mérpwvos Ti- 
Tpwv ka À ouyyivex durod xadetra, xekduer n Jedrabte, va sav era rhv su- 
Oepiav yevvndévres Toù anekeubepou aides Teeuriowav ddtaberor xai undrve 
navrehüç Épovres ovyyivn, xaüvrai à marpov xai À marpovioox pôvos. Écriw 
oûv Toüro To Jixauov émi povüv Diov Toù dmeïsubépou À Buyarépoy Tarpuvos À 
Rarpuviaons Fepioyruv, iva Jdéwar pnxér: XAspovopetv &mekebbepor. (IIGs Jap 
doruv amaheUbepos à TeyÜeis para Tnv Éleubepiavs) GAA Exer xépdoç &mo Tobrou 


ToÙ vopaou, » 


« Quoniam vero vetus bonorum possessio etiam compe- 
tebat, quando liberti filius post manumissionem natus, sine 
testamento et cognatione moriebatur, vocabatque patris 
manumissorem et cognatos ejus per virilem sexum, sive 
cognati mansissent, sive status permutationem subiissent, 
atque volebat, ut si patronus hujus liberti et ipse alterius 
cujusdam libertus esset patroni quoque patronus ejusque 
cognatio vocaretur ; sanxit hæc constitutio, ut si liberti li- 


1 Cod. Justin., 6, 4, 4. 
2 Cujas, Observ., lib. XX, C. XXXIV. 


390 REVUE DE LÉGISLATION. 


beri post manumissionem nali moriantur inteslati nullum- 
que ompino cognatum habentes, soli vocentur patronus ac 
patrona. Est igitur hoc jus in solis filiis liberti vel filiabus, 
patrono vel patrona superstite, ut non amplius videantur 
succedere liberto ; (quomodo enim libertus est, post manu- 
missionem natus?) sed habet lucrum ex hac lege. » 

Voici maintenant la disposition de la constitution latine : 

« Hoc autem nostræ serenitatis beneficium ob honorem 
patronalis reverentiæ, patronis et eorum liberis indulge- 
mus, ut nonsolum ad bona libertorum admittantur, sed etiam 
filiorum ipsorum, si fuerint in libertate nati et intestati sine 
cognatione decesserint. » 

Remarquons tout d’abord l’antinomie entre la disposi- 
tion de Justinien dans cette dernière constitution et dans 
celle que rapportent les Basiliques. Dans la première, il ac- 
corde le droit de succession, dont nous parlons, aussi aux 
enfants du patron, tandis qu’il le limite dans la seconde à la 
personne même de ce dernier. Il est plus que probable que 
les droits de patronat s'étant de plus en plus affaiblis selon 
leur nature, les compilateurs des Basiliques auront altéré 
le texte de Justinien, comme Tribonien l'avait fait avec les 
constitutions des empereurs précédents. 

: Remarquons, en second lieu, que nous trouvons ici men- 
tionnés des droits de succession du patron et de ses cognats 
sur les biens de l’affranchi de son affranchi; de même qu’un 
fragment d’Ulpien ‘ lui interdit le témoignage contre le pa- 
tron de son patron. Le même jurisconsulte nous apprend 
que le patron ne pouvait exiger des aliments de cet affran- 
chi de son affranchi; mais il ajoute que ce dernier était 


* Col. Leg. Mos., tit. 1x, $ 1 (Schulting, p. 766). Voy. aussi Cannegieter, 
Ad Coll., p. 211. | | ; 


CONDITION DES BESCENDANTS DES AFFRANCHIS. 291 


dans le cas de l’affranchi libéré des droits de patronat, parce 
que son ancien maître avait pris de l’argent pour lamanumis- 
sion‘. Or, nous savons que cette dernière disposition ne 
date que de la loi Aelia Sentia*, et nous voyons ici la trace 
des droits de patronat complétement établis par rapport à 
l'affranchi de l’affranchi. 

Quant à la « bonorum possessio » accordée dans l’ancien 
droit au patron et à ses agnats sur les biens des enfants de 
son affranchi, était-elle introduite par le préteur, ou n’é- 
tait-elle qu’un moyen d'exécution pour un droit consacré par 
les lois, qui assurait seulement le bénéfice de l’interdit 
«quorum bonorum » ? 

Un passage bien connu de Cicéron: décide cette question, 
et nous apprend la haute antiquité de ee droit. La diseus- 
sion sur le sens de ce passage est épuisée depuis ce que 
M. Giraud en a dit dans sa savante Dissertation sur la Gen- 
tilité. Nous transcrivons‘: 

« Au nombre des familles romaines, qui Hnittent 
ainsi des branches appartenant aux deux castes, était la 
maison Claudia; la branche des Pulchri était patricienne, 
et celle des Marcelli plébéienne, car elle avait dérogé pour 
une cause qu’on ignore. Toutes deux n’en étaient pas moins 
dans la gens Claudia. Or, il advint que le fils d’an affranchi 
des Marcellus mourut sans testament. Les Marcellus pré- 
tendirent recueillir la succession par droit de patronage: 
mais , attendu que l’affranchi, comme le client, comme 


1 ff. 25, 3,5, $ 22. 

2 ff. 40, 9, 32, S 1 ; ff. 37, 14, 6, 6 1. 

5 Cic., De or., 1, 39 : « Quid ? Qua de re inter Marcellos et Claudios pa= 
tricios centumviri judicarunt, cum Marcelli ab liberti filio, stirpe, Claudii pa- 
tricii ejusdem hominis hereditatem, gente, ad se rediïsse dicerent; nonne 
in ea causa fuit oratoribus de toto stirpis et gentilitatis jure dicendum ? » 

h Page 43. 


392 REVUE DE LÉGISLATION. 


l’esclave même, suivait son patron dans la gens, le gen- 
tilis emportant ainsi tout son être, tout ce qui lui accédait, 
dans la communauté, les Pulchri, au nom de la gens Clau- 
dia, prétendirent que l’héritage de l’affranchi intestat ap- 
partenait à la gens, de préférence à la stirps des Mar- 
celli. » | 

Maintenant, Cicéron nous indique que le procès fut porté 
devant le collége des centumvirs, lesquels juges ne s’occu- 
paient presque exclusivement que des droits réglés par les 
lois des Douze-Tables!, et en tous cas jamais d'innovations 
prétoriennes. 

Il est donc bien démontré que le fond de ce droit de 
succession, dont il s’agit ici, lequel a pu subir des varia- 
tions selon les circonstances, doit remonter à l’origine de 
la législation romaine. 

L'expression de stirps, que Cicéron emploie pour dési- 
gner ce droit, nous conduit directement à un fragment 
d’Ulpien?, qui constate de nouveau que le patron avait sur 
les biens de l’enfant de son affranchi une bonorum possessio 
après la « bonorum possessio unde cognati », mais avant 
celle « unde vir et uxor. » Il est pénible, pour celui qui 
commence à entrevoir les difficultés de la science, d’avoir 
à réfuter des maîtres célèbres, desquels il ne saurait ja- 
mais approcher; je ne puis cependant pas m'empêcher de 
relever ici une erreur de Cujas dans l'interprétation qu'il 
donne du passage d’Ulpien:. Il voit, dans ceux qui s’y trou- 


{ Heffter, Ad Gaÿj., 1v, p. 6 et 32. 

% Coù. Leg. Mos., tit. xvi, 8 : « Post consanguineos prætor vocat cogna- 
os. Cognati autem sunt qui nos per patrem aut matrem contingunt. Post 
Cognatos virum et uxorem. Et hæc, si quis decessit, non fuit libertinus, 
vel Stérpis libertincæ. » 

3 Cuj., Op. (ed. Neap., 1723 ), t. 1x, p: 639. 


CONDITION DES DESCENDANTS DES AFFRANCHIS. 393 


vent désignés par les mots libertinæ stirpis, les enfants de 
l'affranchi nés dans la servitude et qui auraient eux-mêmes 
été affranchis par le maître commun. Mais ces enfants 
étaient, par rapport au patron, de véritables liberti, celui- 
ci venait à leur succession par droit de patronat primitif; 
du temps d’Ulpien ils n’avaient aucun rapport civil avec 
leurs parents, les prohibitions de mariage exceptées; ils 
n’avaient donc pas d’origine, pas de stirps. Du reste, P. Pi- 
thou avait déjà parfaitement saisi le sens de ce fragment :. 
Rappelons-nous ici la fin des paroles de Justinien : « Quo- 
modo enim libertus est post manumissionem natus? Sed 
habet lucrum ex hac lege. » C’est bien à cause de leur ori- 
gine, parce qu'ils descendent de parents sur lesquels pèse 
une tache primordiale, que les enfants de l’affranchi sont 
soumis à des obligations envers celui qui a libéré leur 
père et auquel ils doivent donc eux-mêmes leur ingénuité. 

Maintenant ces droits de succession s’étendaient-ils plus 
loin encore qu'aux enfants de l’affranchi ? Nous trouvons 
une réponse à cette question dans un fragment d’un an- 
cien jurisconsulte que P. Pithou a transcrit d’un ma- 
nuscrit dans l’exemplaire qu'il possédait de l’édition du 
droit antéjustinien (Lugd., 1566). Haenel, le célèbre édi- 
teur du Code Théodosien, la communiqué à Haubold, qui 
en parle dans ses Opuscula academica “. Pithou donc écrit 
avoir trouvé dans une vieille charte, qui contenait en outre 
plusieurs constitutions impériales, la notice suivante, que 
nous devons sans doute à un légiste du cinquième ou 
sixième siècle, un de ces compilateurs obscurs, mais exacts, 


‘ Pith., ad Co. { Schulting, p. 799 ). 
3 Tome 11, p. 928. Voy. aussi Huschke , Siudien des rœm. Rechis, 1. 1, 
p. 163. 


394 REVUR DE LÉGISLATION. 


qui nous ont laissé les interpretationes au Code Théodosien, 
la Collation, etc. « Si qui libertatem a propriis dominis fue- 
rint conseeuti, seiant se dominis suis esse subjectos, sicut 
libertis lex præcipit custodire. Et si in aliquo proprios domi- 
nos læserint ad servitutem revertantur. Patronatus autem 
tamdiu prolongatur usque ad tertiam generationem, qua 
expleta patronatus desiit esse, et qui nali fuerint ex libertis 
in sua redigant potestate et fesiamenta facere et lestimonia 
præbere. » 

Haubold rapporte ces mots « usque ad tertiam genera- 
tionem » à la famille du patron, et il croit que notre pas- 
sage est un résumé de la Novelle de Valentinien LI (lib. u, 
ut. vi, ed. Ritter), dans laquelle cet empereur limitait les 
droits de patronat, les uns à la personne, les autres aux 
petits-fils du patron. Mais, d’abord, cette conclusion est 
inexacte ; car, du patron à ses petits-tils, 1l n’y a que deux 
générations, et notre texte comprend inclusivement aussi 
la troisième. Ensuite la liaison intime de la phrase qui parle 
des trois générations et de celle qui concerne les descen- 
dants de l’affranchi, me paraît indiquer logiquement qu'il 
s'agit ici de trois générations quant à la famille de l'af- 
franchi. Cette même limite se trouve reproduite deux fois 
dans un capitulaire ‘; or, on sait combien de dispositions 
du droit romain ont passé dans celui des Germains. Ensuite, 
dans la Constitution de Justinien que nous avons citée, 
cet empereur insiste trop fortement sur ce que le droit de 
succession ne s’étendra pas au delà des enfants de l’affran- 
Chi, pour qu'on ne voie pas en cela plutôt une abrogation 
de ce qui existait avant, qu’un exemple nouveau de sa pro- 
lixité. En tout cas, cette disposition ne peut être considé- 


1 Cap. 1v, ann. 803, Cap. VIII el 1x. 


CONDITION DES DESCENDANTS DES AFFRANCHIS. 395 


rée que comme une innovation impériale. Quoique Denys 
emploie le terme général de descendants, tous les autres 
textes, tous ceux que nous citerons encore, ne parlent ex- 
clusivement que des enfants de l'affranchi. 

Ce passage constate donc de nouveau explicitement les 
rapports de dépendance des enfants de l’affranchi quant au 
patron de celui-ci. Il nous montre qu'un cinquième droit 
de patronat, l'interdiction du témoignage, s'étendait égale- 
ment à eux. 

Il ne nous reste plus qu’à expliquer les mots testamenta 
facere. D'abord, il est incontestable que par cette expres- 
sion on ne veut pas dire qu'ils ne pouvaient tester 
durant le patronat, mais bien qu'ils ne pouvaient épuiser 
leur fortune par des dispositions testamentaires, sans avoir 
égard au patron; le fils d’un affranchi ne pouvait en effet 
être dans une position plus désavantageuse que son père, 
qui a toujours eu la permission de faire an testament. Mais, 
à défaut de tout autre renseignement, on ne peut bâtir sur 
ce fragment isolé que des conjectures plus ou moins ha- 
sardées. C’est ainsi que doivent être considérés les quelques 
aperçus que je vais présenter sur ce passage. La réserve en 
faveur du patron, dont il est question ici, aura probable- 
ment été introduite par le préteur en même temps que celle 
sur les biens de l’affranchi lui-même, c'est-à-dire après la 
préture de Rutilius'; car sous les empereurs nous voyons 
continuellement devenir moins importants les droits du pa- 
ton. L'ancienne leçon de Varron ( De ling. lat., |. vu, 
$ 83), que connaissait Pithou *, pourrait bien contenir une 
trace de cette disposition. La modification que Spengel et 
Muller ont fait éprouver à ce passage m'a paru assez arbi- 


‘ fr. 38, 9, 1, (2. 
2 Pitb., 4Ad Coë. (Schulting, p. 153). 


Tale im RS EEE ELLE RS Sr ee nette CRIS — dame cr onR TR Ter OR RL 5 TR MOD En RS GÉan RO À n0 mé dm à mom de éme de me ne ue - Le ee 


396 REVUE DE LÉGISLATION. 


traire pour ne pas m'empêcher de poursuivre la dernière 
lueur qui pouvait éclairer notre question et de braver le 
reproche de micrologie qu’on a fait à toute une école cé- 
lèbre. Voici ces mots de Varron : « Ut nominantur libertini 
« a libertis orti et e publicis servis P. R. qui manumissi, 
« antequam sub magistratuum nomine qui eos liberarunt, 
« succedere cœperint. » Selon cet auteur donc, on appelait 
libertini ceux qui étaient nés d’affranchis ordinaires, et les 
affranchis, eux-mêmes, lorsqu'ils avaient été esclaves du 
_ peuple romain, parce qu’ils étaient dans une position plus 
favorable que les liberti, plus près des droits d’ingénuité. 
Or, une constitution de Gordien nous apprend que l’af— 
franchi de l’empereur, qui était encore mieux traité que 
celui du peuple romain qu’il représentait dans le nouveau 
gouvernement, devait au fisc une réserve de la moitié de 
ses biens‘; et comme dans Varron nous trouvons assimilés 
l’affranchi du peuple romain et l’enfant de l’affranchi d’un 
particulier, tout cela semblerait indiquer que la même ré- 
serve de moitié, que le préteur avait admise pour les af— 
franchis eux-mêmes?, avait été appliquée par lui aussi à 
leurs enfants. 

En résumé, il résulte de ce que nous avons exposé, que les 
mêmes rapports qui existaient entre le patron et l’affranchi 
liaient aussi les enfants de ce dernier à l’ancien maître de 
son père, et qu'il s’est conservé dans les fragments de la lé- 
gislation romaine des traces de ces rapports : quant au do- 
micile, quant à l’autorisation préalable pour intenter une 
action, quant à la révocation de la liberté en cas d’ingrati- 
tude, quant à l'interdiction du témoignage et enfin quant au 


t 


1 Cod. Greg., lib. vi, tit. De bonis libert. 
3 Ulp., Reg., 29, 1. 


CONDITION DES DESCENDANTS DES AFFRANCHIS. 397 


droit de succession ab intestat sur les biens de l’enfant de 
l’affranchi, accordé avant Justinien au patron et à ses 
agnats, sous cet empereur au patron, à la patronne et à 
leurs enfants, et du temps des Basiliques au patronet à la 
patronne seulement. 

Avant de nous occuper de la position politique des en- 
fants des affranchis, il est essentiel d’observer que tout ce 
que nous allons dire des affranchis eux-mêmes s'applique 
aussi à leurs enfants, jusqu’à l’année 563, où une loi, sur 
laquelle nous reviendrons, accorda à ces derniers les mêmes 
droits qu'aux ingénus'. Un fameux passage de Suétone, qui 
_a beaucoup exercé les philologues, se rapporte encore ici”. 
Laissons de côté les difficultés de la question de dénomina- 
tion, dans laquelle Suétoné a été attaqué par Sigonius et 
Ernersti, défendu par Manute, Duker, et en dernier lieu par 
le judicieux Wolf ; et mentionnons seulement un passage 
d’Isidore de Séville 5, qui confirme pleinement notre auteur, 
en ce que les fils des affranchis avaient un nom spécial 
tiré de leur origine, qui se rattachait à ce qu’ils étaient con- 
fondus avec leurs pères dans l’ordo libertinorum, et se trou- 
vaient alors par rapport aux ingénus dans une position bien 
inférieure quant aux droits politiques. C’est à cause de cela 


1 Plut., Flamin., 18. 

2 Suet., Claud., 24 : « Latum clavum, quamvis initio affirmasset, non lec- 
turum se senatorem, nisi civis romani abnepotem, etiam libertini filio tri- 
buit, sed sub conditione, si prius ab equite romano adoplatus esset. Ac 
sic quoque reprehensionem verens et Appium Cæcum censorem, generis 
sui proauctorem libertinorunm filios in senatum allegisse docuit ; ignarus, 
temporibus Appii et deinceps aliquandiu libertinos diclos non ipsos qui manu- 
mitterentur, sed ingenuos ex his procrealos. » 

.:# Isid., Origin., 1x, 47: « Libertorum filii apud antiquos libertini appella- 
bantur, quasi ex libertis nati. » Cette acception du mot liberlinus se retrouve 
encore deux fois dans le Code Théodosien. C. Th., 4, 6, 8, et 8, 13, 1. 


398 BEVUE DE LÉGISLATION. 


encore que nous voyons dans les fastes le nom du grand- 
père cité à côté de celui du père‘. En faisant même abs- 
traction de la constitution toute patricienne des comices 
par curies, il est indubitable, qu'aux} premiers temps de 
Rome les principes rigides quant à l'acquisition de la qua- 
lité de citoyen ne pouvaient admettre que Île fils de l'af- 
franchi eût des droits politiques plus étendus que ceux de 
son père. Or, la disposition individuelle du maitre de ce 
dernier, qui avait renoncé à sou droit de propriété, ne pou- 
vait pas faire participer l’affranchi au gouvernement de la 
cité. Nous retrouvons le même phénomène à Athènes et 
chez les anciens Germains. Maintenant, à quel titre son fils 
aurait-il pu réclamer le droit de faire partie de l'association 
politique? Ni par droit de naissance, n1 par le consentement 
des citoyens, seuls moyens pourtant pour y parvenir. 

Vint la constitution de Servius, qui donna le droit de suf- 
frage aux plébéiens, aux clients et aux affrarchis. Denys 
d’Halicarnasse est formel sur ce point* ; Tite-Live l'indique 
implicitement’, et l’antiquité de la manumission par le cens, 
qui était la base de la constitution de Servius, en est une 
nouvelle preuve. C'est dans ce sens que se sont exprimés 
MM. Puchta et Huschke. Le reproche que Walter * fait à 
Denys d’avoir ici confondu les comices par centuries et ceux 


+ On se demandera ici pourquoi ces restrictions, apportées à la condition 
des enfants de l'affranchi, ne s'étendaient pas aux générations suivantes. 
Je crois en apercevoir la raison en ce que les petits-fils de l’affranchi n'é- 
taient déjà plus en rapport direct avec la servitude, tandis que ses enfants 
étaient nés de sang servile, si je peux m’exprimer ainsi. 

3 Dionys., 1. rv, 22 et 23. 

"4 Liv. xev, 4 : « Nitebatur contra Clandius et majoram insiitota cem- 
memorabat, qui libertinos coercere sæpius, #unquam prokhibere omnéno ci- 
vitale tentassent. » Ceci ne se rapporte naturellement pas aux temps eù les 
plébéiens étaient eux-mêmes exclus de La cité. 

* Walter, Gesch. des rœm. Rechis, etc. ( deuxième édit.), 4 31, not. 73. 


CONDITION DES DESCENDANTS DES AFFRANCHIS. 399 


par tribus doit au contraire s’appliquer à Plutarque, dont il 
adopte l'opinion, selon laquelle les affranchis n’auraient 
reçu le droit de suffrage que du temps d’Appius Cæcus, 
c'est-à-dire en 443. La seule inspection du passage de Ptu- 
tarque montre qu’il fait remonter les comices par tribus aux 
temps de Valérius Publicola ‘. L’argument que Walter em- 
ploie pour confirmer la notice de Plutarque *, à savoir, que 
les affranchis étaient exclus de l’armée, qui était en corré- 
lation avec les comices par centuries, n’est pas fondé. Car 
les capite censi qui ne servaient même pas dans les cas d’ad- 
versité*, où l’on avait recours aux affranchis, avaient cepen- 
dant le droit de suffrage. 

En otre, Servius fit inscrire les affranchis dans les quatre 
tribus urbaines #, dontleslistes, alors purement statistiques, 
comprenaient la masse entière des citoyens. Néanmoins 
lorsque les tribus furent devenues la base d’une nouvelle 
sorte de comices, les rapports de clientèle qui unissaient 
les affranchis aux patriciens les empêchèrent d’y être admis. 
Tandis que les clients gardèrent toujours envers leurs pa- 
trons un dévouement souvent aveugle, les affranchis formè- 
rent Ha partie active de la forensis factio qui mina peu à pea 
les priviléges des patriciens”. Cn. Flavius, fils d’unaffranchi, 


‘ Plutarque, Poblic., 7 (trad. de Reiske) : « Tulit Valerius ad populum 
ot primus ille Hibertas ( Yindicius) civitate donaretur et suffragium, in qua 
callet adscriptus tribu, ferret. Aliis libertis sero diuque post per ambitio- 
nem popularem Appius suffragii ferendi jus dedit. » 

? Walter, loco cit., $ 28. 

3 Gellius, 16, 10. Non Marcell., 11, 666. Valer. Max., nt, 3, 1. 

* Dionys., |. rv, 2%, Zonaras, vil, 9. 

# Ceci tient à ce que les clients, cultivant La plaparc les terres qui leur 
étaient eoacédées par les patriciens sur les domaines de l'Etat (Fesius, 
vo Patres), restaient par cela dans les habitudes des mœurs patriarca- 
les, tandis que les affranchis habitaient presque tous la ville, où fls s'occu- 


400 REVUE DE LÉGISLATION. 


un des hommes les plus éminents de son temps, organisa 
fortement les forces de ce parti, qui pesa dès lors d’une ma- 
nière décisive sur la destinée de Rome. Il fut secondé en 
cela par Appius Claudius Cæcus, descendant d’une famille 
d’un orgueil patricien devenu proverbial; cet homme nous 
offre ici un exemple, qui n’est pas unique dans les annales 
de l'aristocratie, savoir, de quelle influence funeste peut être 
pour un parti la désertion d’un de ses membres, qui en con- 
naît tous les secrets, toutes les faiblesses. Nous ne croyons 
pas hors de propos de relever ici une erreur que la tradition 
fait passer régulièrement dans toutes les histoires du droit 
romain. On y raconte, sur l'autorité de Pomponius, que Fla- 
vius détourna à son supérieur, Appius, les formules sacra— 
mentelles de l’ancienne procédure. Mais, en outre de ce que 
l’histoire nous apprend sur le caractère d’Appius, Pline 
l'Ancien mentionne formellement l’entente d’Appius et de 
Flavius aussi dans cette occasion. 

Appius donc, devenu censeur, nomma sénateurs un grand 
nombre de fils d’affranchis; il y avait en cela une innovation 
inouie; aussi les consuls n’eurent-ils aucun égard à cette 
disposition dans la convocation du sénat. S’armant alors de 
son pouvoir complétement discrétionnaire quant à la com- 
position des comices, il distribua toute la classe des affran- 
chis dans les trente-cinq tribus, ce qui assurait aux plébéiens 
une majorité compacte. Le dégoût de la vie politique sans 
doute ayant éloigné ces deux hommes des affaires publi- 
ques, les patriciens, unis probablement à la nouvelle no- 
blesse plébéienae, firent rentrer les affran chis dans les qua- 


paient de métiers, et où ils formaient des corporations puissantes, dont l’es- 
prit de liberté rappelle les métiers des municipalités du mo yen âge. 

* Plin., Hist, nat., 33, 6. 

3 Voyez, en sus tout ceci : Liv. 1x, 46, Diod. Sic., 20, 


CONDITION DES DESCENDANTS DES AFFRANCHIS. 401 


tre tribus urbaines, où leur influence était totalement 
neutralisée ; cette mesure fut prise en 450 par le censeur Fa- 
bius. Ils surent se soustraire aux prescriptions de cette loi 
et se répandirent de nouveau dans toutes les tribus ; mais 
les censeurs C. Flaminius et L. Æmilius les rejetèrent' dans 
les quatre tribus urbaines, sauf quelques exceptions * ce- 
pendant. Tous ces efforts de l’ordre des affranchis pour aug- 
menter leurs droits politiques s'expliquent parce que, dans 
toutes les dispositions que nous venons de mentionner, leurs 
enfants, qui formaient naturellement la majeure partie de 
cet ordre, avaient continuellement été assimilés à leurs pè- 
res et soumis aux mêmes restrictions. Enfin, en 565, une 
loi, rendue sur la proposition du tribun Ter. Culleo*, attri- 
bua à ces enfants d’affranchis les mêmes droits qu'aux in- 
génus ; ils furent admis à se faire inscrire dans les tribus 
absolument d’après les mêmes dispositions qui réglaient 
cette inscription pour les ingénus, c'est-à-dire selon le do- 
micile et le cens. Depuis, l’ordo libertinus ne comprit plus 
que les affranchis eux-mêmes, qui servitutem servissent 1, et 
nous n'avons pas à nous occuper des vicissitudes assez gran- 
des qu’ils éprouvèrent dans la suite, quant à leurs droits po- 
htiques. 

Par rapport à l’éligibilité des enfants des affranchis aux 
dignités de la République, aucune disposition législative ne 


1 En 534. 

$ Liv. xLIV, 15, epit. xx. 
3 Plutarque, Flamin., 18 (trad. de Reïske) : « Censuerunt (Flaminius et son 
collègue ) omnes qui cives se profitebantur , si ex liberis parentibus essent. 
Coacti ad id fuere a tribuno plebis Terentio Culleone, qui obtrectans opti- . 
matibus populum ad id sciscendum induxit. » Ce passage n'avait pas été 
observé avant Walter. Les objections que Huschke ( Serv. Tullius, p. 555) 
élève contre cette donnée de Plutarque ne sont pas fondées. 

» Liv. XLV, 15. 

NOUV. SÉR. T. XIV. 26 


409 REVUE DE LÉGISLATION. 


nous à été conservée, et il semblerait même qu’il n’a dû ja- - 
mais en exister, bien entenda depuis que les fonctions fu— 
rent accessibles aux plébéiens:. Les ærari, qui n'avaient 
même pas le moindre droit de suffrage, étaient capables d’y 
être promus. Il estdonc vraisemblable qu’il n’existait d’em- 
pêchement à la nomination des fils des affranchis que le peu 
de considération dont ils jouissaient. Le premier exemple 
d'une magistrature occupée par eux fut l'élévation de ce 
Ca. Flavius, dont nous venons de parler, à l’édilité curule. 
Les patriciens s’en indignèrent et fui firent sentir tout leur 
mépris, qu’il était du reste pleinement en fonds de leur ren- 
dre. Mais ils ne s’opposèrent pas à cette décision des comi- 
ces, comme ils le firent pour le choix de sénateurs qu’Ap- 
pius avait fait dans les rangs des fils d’affranehis. Ce dernier 
fait s'explique parce que les consuls qui, avec les préteurs, 
avaient alors seuls le droit de convoquer le sénat, avaient 
en même temps un imperium illimité pour les affaires eon- 
cernant leurs pouvoirs. Plus tard, l'opinion politique des 
censeurs fut la seule règle selon laquelle les fils d’affran- 
chis furent successivement admis ou exclus du sénat *. 


Enfin, en harmonie avec le système impérial de distinc— 
tions et de priviléges, Théodose et Valentinien permirent 
aux fils d’affranchis d’aspirer seulement à la dignité immé- 


1 Tac., Annal., 11, 24 : « Libertinorum filiis magistratus maudari, non, 
ut plerique falluntur, repens, sed priori populo factum est. » La disposition 
wi, jusque dJans les derniers temps, empêchait les âtles d'afranchis de 
devenir vestales, s'explique par des exigences religieuses d’une pureté d’o- 
rigine. ( Gellius, 1, 12.) 

® Hor.. Sut. r, 6. Suët., Cilaud., 26. Nero, 15. Dio Cass., 48, 54 (ann. 715), 
60, 63 (ann. 704). Cic., Cluent., #7. L'exempte d'un Appius aussi hostile 
aux fils d’affranchis que son ancêtre lear avait été favorable, mérite d’être 
remarqué. 


CONDITION DES DESCENDANTS DES AFFRANCHIS. 403 


diatement inférieure à celle qu'occuperait le patron de leur 
père *. 

Il ne nous reste plus que quelques mots à dire sur le rang 
qu’occupaient dans la société les enfants des affranchis. Le 
préjugé défavorable qui devait s'attacher à eux nous est in- 
diqué dans Tite-Live*, où un Appius fait valoir sa qualité 
d’être né de parents tous deux ingénus. Nous le retrouvons 
dans une notice de Macrobe, qui nous apprend que du 
temps de la seconde guerre punique seulement, les fils d’af- 
franchis furent admis à porter les insignes des enfants in- 
génus, la prætexta et la bulla *. Cette différence de costume 
hisse entrevoir et confirme toutes les autres différences que 
nous avons signalées entre les ingénus et les enfants d’af- 
franchis. 

Ensuite nous voyons une constitutron de Constaetin in- 
terdire aux sénateurs le mariage avec les filles d’une LL 
chie aussi bien qu'avec leur mère. 

En dernier lieu, les jurisconsultes romains nous appren- 


1 C. Th., 4, 10, 3. 

3 Liv. va, 40. 

3 Macrobe, Saturn., Lib. 3, c. vi: « Libertinis vero nullo jure uli præ- 
textis licebat; ac multo minus peregrinis, quibus nulla esset cum Romanis 
necessitudo. Sed postea libertinorum quoque filiis prætexta concessa est ex 
causa tali : quam refert M. Lælius augur, qui bello punico secundo daum- 
viros dicit ex senatusconsulto, propter multa prodigia, hHbros sibyilinos 
adiisse, et inspectis his nuntiasse in Capitolio supplicandum lectisternium- 
que ex collata stipe faciendum , ita ut libertinæ quoque quæ longa veste 
uterentur, in eam rem pecuniam subministrarent ; acta igitur obsecratio es 
pueris ingenuis itemque libertinis, sed et virginibus patrimis matrimisque 
pronuntiantibus carmen; ex quo concessum est, ut äberiinorum quoque filii, 
qui ex justa dûntaxat matrefamilias nati fuissent, togam prætextam et 
lorum in collo pro bullæ decore gestarent. » Remarquons qu'ici le mot /i- 
bertinus se trouve deux fois employé pour désigner les enfants d’affranchis. 

4 C. Th. 4, 6, 3; C. Just., 5, 27, 1. | 


404 REVUE DE LÉCISLATION. 


nent qu'on ne donnait pour tuteurs aux enfants d’affranchis 
que des affranchis, et que ce n’est qu’à défaut de ces der— 
niers qu’on appelait à cette fonction des ingénus :. 

Et maintenant, toutes ces restrictions, tous ces rapports 
de subordination que nous avons découverts dans la position 
civile et politique des enfants d’affranchis, que nous appren- 
nent-ils? Nous y voyons avec combien de peine, après com- 
bien de luttes l'humanité est enfin parvenue au sentiment 
de la dignité de tous les hommes, au dogme de l'égalité. Il 
est vrai que ces rapports de dépendance ont eu au commen- 
cement leur beau côté; nous ne nous faisons plus d'idée 
des dévouements, de l'affection qu'ils faisaient naître; tous 
ces reflets des mœurs patriarcales nous échappent. Malgré 
cela l’individualisme moderne, avec son égoisme, est à tout 
jamais préférable à l'esclavage antique avec son despotisme. 
Pourquoi donc avoir développé ici une nouvelle consé- 
quence de ces idées du vieux monde? Ce n’est ni pour étaler 
du savoir, ni par esprit de contradiction, deux choses éga- 
lement ridicules quant à nous. Non! nous respectons, nous 
aimons le droit romain dans son originalité, et nous nous 
sommes arrêté à ce point secondaire de cette législation, 
parce qu'il nous paraissait complétement en harmonie avec 
les principes qui la régissent, parce qu’enfin il n’y aura ja- 
mais de pédantisme à recueillir les derniers débris de cet 
édifice admirable, dont les lignes sévères disparaissent dans 
l'ordonnance puissante et sublime de toutes ses parties. 

ERNEST GRÉGOIRE. 


1. 27,1, 1, 43 ff. 26, 5, 97, 61. 


LÉGISLATION ÉTRANGÈRE. 405 


LÉGISLATION ÉTRANGÈRE. 


LOI CONSTITUTION NELLE RENDUE DANS LE CANTON DE GENÈVE SUR LA 
LIBERTÉ INDIVIDUELLE ET L'ABOLITION DE LA CONTRAINTE PAR CORPS. 


Note exphcative de la discussion, par un membre du grand Conseil". 


Une loi vient d’être rendue à Genève sur la liberté individuelle ; 
on a voulu régler l’application des déclarations générales expri- 
mées dans la constitution politique ; et pour lui conférer un ca- 
ractère plus stable qu'aux lois ordinaires, on a donné à cette loi 
la forme de loi constitutionnelle, c’est-à-dire qu après avoir été 
discutée dans le grand-conseil du Corps législatif, elle a été 
soumise à la votation de tous les citoyens réunis en conseil gé- 
. néral. 

Elle traite successivement : de l'arrestation préalable en ma- 
tière criminelle et correctionnelle ; de la mise en liberté sous 
caution ; des arrestations et perquisitions à domicile ; des indem- 
nités auxquelles donnent lieu les arrestations illégales et la vio- 
lation de domicile. Enfin une innovation grave est contenue dans 
l’article final : c’est l'abolition de la contrainte par corps. 

En maintenant les principes du Code d'instruction qui rendent 
facile l'arrestation pour arriver à la constatation des crimes et 
délits, le législateur genevois a cherché à rendre la détention 
difficile, et plus difficile à mesure qu’elle doit se prolonger. Plu- 
sieurs magistrats peuvent délivrer le mandat d'amener, mais 
son effet cesse au bout de vingt-quatre heures ; le juge d'instruc- 
tion seul peut décerner le mandat d'arrêt, et son effet est limité 
à huit jours au plus ; c’est la Chambre d'instruction qui décerne 


‘ Nous reproduisons ce travail d’après un excellent journal publié à 
Bruxelles sous le titre : La Belgique judiciaire. 


406 REVUÉ DE LÉGISLATION. 


le mandat de dépôt, dont l’eflet peut se prolonger jusqu’au ju- 
gement. | 

La liberté sous caution est demandée en tout état de cause : 
elle ne peut être refusée quand il s’agit de prévention de délits 
correctionnels. La Chambre d'instruction fixe le montant du 
cautionnement, en ayant égard aux circonstances du crime ou 
délit et au préjudice présumé. Elle admet pour caution, soit le 
dépôt de la somme qu'elle a fixée, soit une hypothèque sur biens 
suffisants, soit le cautionnement solidaire de trois personnes 
solvables. 

L’arrestation dans un domicile ne peut avoir lieu que de jour 
et en présence d’un magistrat compétent pour décerner le man- 
dat d'amener, à moins qu'il ne s'agisse de flagrant délit. 

La visite ou perquisition dans un domicile ne peut être effec- 
tuée que parle juge d'instruction accompagné du procureur gé- 
néral. 

Si l’un des deux est empêché, il pout déléguer, pour le rem- 
placer, un juge de paix, un commissaire de police ou un maire. 

Les exceptions à cette formalité sont peu nombreuses et sont 
déterminées dans la loi, en faveur de certains fonctionnaires ad- 
ministratifs pour l'exécution de quelques lois ou règlements de 
police, notamment en cas de constructions dangereuses ou nui- 
sibles, pour la police du bétail, la vérification des poids et me- 
sures, le débit des substances vénéneuses. Il n’y a pas à Genève 
de lois fiscales dont l'exécution repose sur les perquisitions à 
domicile ; la seule loi sur la garantie du titre de fabrication des 
bijoux d'or exigeait jusqu'ici l'ouverture des ateliers aux visites 
d’inspecteurs publics. Cette manière de procéder a dû céder de- 
vant le principe absolu de l'inviolabilité du domicile. L'art. 14, 
en exigeant la présence du juge d'instruction, et en restreignant 
les visites aux cas d’information déjà introduite sur délits, a fait 
disparaître évidemment l'application usuelle de la loi adminis- 
trative dont nous parlons. Cette particularité n’a pas été une des 
moindres causes de l'opposition que la loi a rencontrée. | 

La loi fixe pour base de l'indemnité à accorder, en cas de 


LÉGISLATION ÉTRANGÈRE. 407 


détention illégale ou de violation de domicile, un minimum de 
25 francs par chaque jour de détention, et de 20 francs par cha- 
que heure où un domicile a été violé. 

L'abolition de la contrainte par corps est, comme nous l’avons 
dit, une des dispositions les plus graves de cette loi. 

Déjà l'exercice du droit était tempéré, à Genève, par la dou- 
ceur des mœurs et par des sanctions expresses du Code de pro- 
cédure. Ainsi, la durée de la contrainte par corps était réduite 
à trois ans en maximum ; les tribunaux pouvaient la refuser 
pour lexécution de condamnations pécuniaires inférieures à 
240 francs. Dans l’espace de vingt-trois ans, la contrainte par 
corps n’a été mise à exécution qu'envers 213 individus à Ge- 
nève, dont 90 Genevois et 123 étrangers; sur ce nombre, la 
moitié des contraints n'a pas passé quinze jours en prison, et à 
peine 4 sur 30 a subi plus d'un an d'incarcération. Néan- 
moins, le tribunal de commerce prononçait chaque année 6 à 
700 condamnations emportant la contrainte par corps, et les 
adversaires du projet de loi ont fait valoir cet état de choses 
pour soutenir que la contrainte par corps, tout en étant appli- 
quée très-modérément, conservait un effet préventif utile pour 
l'exécution des engagements. Îls ajoutaient qu'en matière de 
commerce le crédit est inséparable de moyens sévères pour as- 
surer cette exécution; qu'il y a même une sorte de solidarité 
nécessaire dans la législation des divers pays, car les lettres de 
change circulant et s’endossant de contrée en contrée, l'obliga- 
tion commune de payer, qui incombe aux signataires, devrait 
être partout assurée par les mêmes moyens. Hors des matières 
commerciales, la contrainte par corps n’est appliquée par la loi 
civile qu'à des actes de mauvaise foi, de négligence coupable ou 
de violence (le Code Napoléon est en vigueur à Genève); et si 
elle est abolie, il faudra faire des délits de ces actes et les flétrir 
par des peines, tandis que ce caractère n’est pas attaché à la 
contrainte par corps. Enfin la contrainte paraît, aux yeux des 
adversaires du projet, indispensable en matière de délits et de 
contraventions pour l’acquittement des amendes et des frais; 


408 REVUE DE LÉGISLATION. 


sans elle, les condamnations de cette nature deviendraient le 
plus souvent illusoires. 

À ces raisonnements, les partisans de la suppression de la 
contrainte par corps ont opposé l'opinion qu'elle est incompa- 
tible avec l'esprit de la Constitution genevoise et le progrès de 
la législation civile. Ils ont dit que le vieux système de la toute- 
puissance du créancier sur le débiteur ne peut plus se soutenir; 
que la liberté de l'homme ne peut être dans le commerce, 
même par convention volontaire ; que la contrainte par corps 
repose sur la supposition constante que le débiteur est solvable 
et de mauvaise foi, supposition qui est souvent fausse et tend à 
persécuter des débiteurs malheureux et de bonne foi; qu'on. 
complète leur ruine en les privant, sous les verroux, des moyens 
de travailler ; que l’intérêt véritable du commerce ne peut repo- 
ser sur des exigences injustes ; qu'on tient peu de compte dans 
le commerce, pour l'appréciation du crédit à accorder, de la fa- 
culté de faire emprisonner ceux avec lesquels on traite; qu'on 
abuse de la contrainte par corps pour donner la couleur d’acte 
de commerce et de commerçants à. des transactions et à des in- 
dividus qu'il est injuste d’y assujettir; que la suppression de 
voies d'exécution différentes sera un acheminement pour sup- 
primer des distinctions fausses de juridiction civile et commer- 
ciale.—Quant à l'application de la contrainte par corps pour cas 
de stellionat, de mauvaise foi, et pour assurer le payement des 
amendes en matière pénale, tout en reconnaissant qu'elle se dé- 
fend là plus logiquement qu’en matière commerciale, on a repré- 
senté que la contrainte par corps, envisagée comme peine, n'a 
point les caractères que des peines doivent présenter, n’étant. 
ni personnelle, ni susceptible de maximum ou de minimum, 
ni soumise aux circonstances atténuantes, etc. 

C'est par ces motifs que la suppression de la contrainte par 
corps a prévalu dans le Conseil législatif de Genève, et qu'on l’a 
introduite dans la loi constitutionnelle sur la liberté individuelle. 


LÉGISLATION ÉTRANGÈRE. 409 


Tete de la loi constitutionnelle sur la liberté individuelle 
et l'inviolabilité du domicile, du 23 avril 1849. 


Le grand Conseil a voté, et le peuple genevois a décrété la loi consti- 
tutionnelle suivante : 

Art. 4er. Nul ne peut être privé de sa liberté qu’en vertu d’un juge- 
ment rendu par un tribunal compétent, ou d’un mandat décerné, pour 
assurer l’instruction d’une procédure criminelle ou correctionnelle, par 
une autorité à qui la présente loi donne ce pouvoir. 

Néanmoins, en cas de flagrant délit, toute personne peut opérer lar- 
restation du délinquant. L’individu arrêté de cette manière doit être im- 
médiatement conduit devant une autorité compétente. 

Art. 2. Le délit qui se commet actuellement ou qui vient de se com- 
mettre est un flagrant délit. 

Seront aussi réputés flagrant délit le cas où le prévenu est poursuivi 
par la clameur publique et celui où le prévenu est trouvé saisi d’effets, 
armes, instruments ou papiers faisant présumer qu’il est auteur ou com- 
plice, pourvu que ce soit dans un temps voisin du délit. 

Art. 3. Le mandat d’amener est celui par lequel un magistrat ou 
fonctionnaire compétent ordonne d’arrêter et de garder en prison, pen- 
dant vingt-quatre heures, lindividu prévenu d’un crime ou d’un délit. 

Art. 4. Les magistrats ou fonctionnaires qui peuvent décerner des man- 
dats d’amener sont : 

Le juge d'instruction, 
Le conseiller d'Etat chargé du département de justice et de nl: 
Le directeur de la police centrale; _ 
Dans le cas de flagrant délit : 
Le procureur général, 
Les juges de paix, 
Les commissaires de police, 
Les maires ; 
Dans les cas spéciaux prévus par la loi : 
Les présidents des tribunaux. 

Art. 5. Le mandat d’arrét est celui par lequel le juge d'instruction 
ordonne d’arrêter et de garder en prison pendant huit jours au plus, ou 
de l'y retenir pendant ce terme s’il est déjà arrêté, un individu prévenu 
d’un crime ou d’un délit. 


410 REVUE DE LÉGISLATION. 


Art. 6. Le mandat de dépôt est celui par lequel la Chambre d’instruc- 
tion ordonne de retenir en prison un individu arrêté comme prévenu d’un 
crime ou d’un délit. 

Art. 7. Tout individu arrêté en vertu d’un mandat doit être, dans les 
visgt-quatre heures, interrogé par le magistrat qui a décerné te mandat, 
et, s’il n’est relâché, il sera renvoyé devant l’autorité judiciaire. 

L'autorité judiciaire, dans les vingt-quatre heures qui suivent, devra 
décerner le mandat d'arrêt ou prononcer la mise en Kiberté de la personne 
arrêtée. 

Toutefois, les individus arrêtés pour mendicité, vagabondage ou contra- 
vention aux lois sur la police des étrangers, peuvent ne pas être remis 
à l'autorité judiciaire, mais être, dans les vingt-quatre heures de leur 

‘arrestation, et par ordre du département de justice et police, mis en ti- 
berté, ou conduits hors du canton s'ils sont étrangers. 

Art. 8. Les mandats sont datés et signés par l'autorité qui les dé- 
cerne. 

Le prévenu y est désigné le plus clairement possible, 

Lis contiennent l’énonciation du fait pour lequel ils sont décernés. 

Le mandat d'arrêt et le mandat de dépôt contiennent, en outre, la ci- 
tation de la loi qui constitue ce fait crime ou délit. 

H doit être fait exhibition du mandat à l'individu arrêté, et copie doit 
li en être remise immédiatement après son incarcération. 

Art. 9. Lorsque l'instruction d’une procédure l'exige, le juge d’in- 
struction a le droit de tenir un prévenu au secret pendant huit jours au 
plus. 

La mesure du secret ne peut être prolongée au delà de ce terme qu’a- 
vec lautorisation de la Chambre d’instrnction. 

Art. 10. Tout individu arrêté en vertu d’un mandat a le droit : 

4° De choisir un défenseur et de conférer avec lui; toutefois seule- 
ment après avoir élé entendu, par le magistrat ou le fonctionnaire com- 
pétent, dans l’interrogatoire que celui-ci doit hui faire subir dans les vingt- 
quatre heures de son arrestation et sauf les cas de mise au secret ; 

20 De demander, en tout état de cause, sa mise en Kberté provisoire, 
sous caution de se représenter à tous les actes de ja procédure et pour 
Pexécution du jagement aussitôt qu'il en sera requis. 

‘ La fiberté provisorre sous caution sera toujours accordée lorsqu' s’a- 
gira de défits correctionnels, à moins que le prévenu n’ait déjà subi une 
condamnation pour crime, ou qu'il n'ait laissé contraindre sa caution. 


LÉGISLATION ÉTRANGÈRE. Alt 


Art. 41. La Chambre d'instruction fixe le montant du cautionnement, 
en ayant égard aux circonstances du crime ou délit et au préjudice pré- 
sumé. 

Elle admet pour caution : D 

Soit le dépôt de la somme fixée, 
Soit une hypothèque sur biens suffisants, 
Soit le cautionnement solidaire de trois personnes solvables. 

Art. 42. Lorsque, dans une séance du Conseil général ou du grand 
Conseil, ou dans un lieu quelconque où se fera publiquement une élec- 
tion, une instruction judiciaire ou tout autre acte du ministère d’un corps 
ou d'un magistrat de l’ordre administratif ou judiciaire, l’un ou plusieurs 
des assistants se seront rendus coupables d’un manque de respect grave 
à l’autorité publique, ou auront causé quelque désordre ou tumulte , le 
président ou le magistrat pourra ordonner que le ou les délinquants soient 
arrêtés et conduits en prison pour un temps qui ne pourra excéder vingt- 
quatre heures. 

L'ordre d’arrestation sera daté et signé; il tiendra lieu de mandat; il 
devra désigner aussi clairement que possible le ou les délinquants, et 
contenir le motif pour lequel il a été délivré. 

Art. 43. Le domicile est inviolable. Les agents de la police adminis- 
trative ou judiciaire ne pourront y pénétrer, pour opérer une arresta- 
tion, que de jour et avec l'assistance d’un magistrat ou d'un fonctionnaire, 
à qui la présente loi confère le pouvoir de décerner un mandat d’ame- 
ner, sauf les trois exceptions suivantes : 1° en cas de flagrant délit; 2° en 
cas d’incendie, d’inondation ou de réclamation partie de l’intérieur; ou 
bien, 3° qu’il s'agisse d’un lieu public ou d’un domicile notoirement 
connu pour servir à Ja débauche. 

Art. 14. Aucune visite domiciliaire ni perquisition dans un domicile 
ne peut avoir lieu que pour assurer linstruction d’une procédure crimi- 
pelle ou correctionnelle, et par le juge d'instruction, accompagné du 
procureur général. 

Si l’un de ces magistrats est empêché, il pourra, par délégation écrite, 
se faire remplacer par un juge de paix, un commissaire de police ou un 
maire. 

La visite domiciliaire ou la perquisition dans un domicile aura lieu le 
jour. | 
Dans les trois cas exceptionnels énumérés à l’article précédent, et dans 
le cas de réquisition de celui qui occupe le domicile, tout magistrat ou 


419 REVUE DE LÉGISLATION. 


fonctionnaire ayant le droit de décerner un mandat d'amener, peut pro- 
céder seul, même de nuit. 

Art. 15. Les visites domiciliaires ou perquisitions devront être faites 
en présence de celui qui occupe le domicile ou devant son fondé de pou- 
voirs ; en cas d'absence et en cas de refus d'accompagner le magistrat ou 
de désigner un fondé de pouvoirs, il sera passé outre. | 

Art. 16. Toute arrestation illégale, toute prolongation illégale de dé- 
tention donnera lieu, envers celui qui s’en rendra coupable, à des dom- 
mages et intérêts qui seront réglés, eu égard aux circonstances et au pré- 
judice souffert, sans qu’en aucun cas lesdits dommages et intérêts 
puissent être au-dessous de 25 francs par chaque jour de détention illé- 
gale et pour chaque individu détenu illégalement. 

Art. 47. Toute violation de domicile donnera lieu, envers celui qui 
s’en rendra coupable, à des dommages et intérêts qui seront réglés eu 
égard aux circonstances et au préjudice souffert, sans qu’en aucun cas 
lesdits dommages et intérêts puissent être au-dessous de 20 francs pour 
chaque heure qu’aura duré la violation de domicile et pour chaque do- 
micile violé. 

Art. 18. Les dommages et intérêts dus en suite des deux articles pré- 
cédents peuvent être demandés, soit sur la poursuite criminelle, soit 
par la voie civile. 

Art. 49. Les lois ordinaires continuent à régler ce qui est relatif : 

4° Aux arrestations et emprisonnements militaires ; 

2 Aux mesures d'administration relatives aux aliénés ; 

3° A la détention des mineurs, sur la réquisition de leurs pères, mères 
ou tuteurs ; 

4 Aux femmes publiquement livrées à la prostitution; 

5° Aux cas d’extradition ; 

6° Aux saisies mobilières ; 

7° Aux visites domiciliaires pour la santé et la salubrité publiques, 
pour la vérification des poids et mesures et pour la surveillance du bé- 
tail ; 

& Aux visites domiciliaires en cas de construction dangereuses ou 
nuisibles au public. 

Art. 20. La contrainte par corps est abolie. 


BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE. 413 


BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE. 


Code d'instruction administrative, ou lois de la procédure administrative, 
contenant dans l’ordre du Code de procédure civile, avec les rubriques 
correspondant aux titres de ce Code, les règles de l'instruction devant 
les tribunaux administratifs, ouvrage faisant suite aux lois de Ja pro- 
cédure civile, par CHAUvEAU ADOLPHE, ayocat à la Cour d'appel de 
Toulouse, et professeur de droit administratif à la Faculté de droit de 
nee 4 fort vol. in-8°. Chez Cosse et Delamotte, place Dauphine, 
n° 27. 


Celivre a eu une singulière destinée : fruit d’un long travail entrepris par 
un des hommes les plus compétents en pareille matière, il était entière- 
ment imprimé et allait paraître quand éclata la révolution du 24 février. 
On annonçait de profondes modifications dans l’organisation administra- 
tive. L'auteur se résigna donc à attendre; mais la Constitution a main- 
tenu les divers tribunaux administratifs, Conseil de préfecture, Conseil 
d’Etat, etc. Le Code d’instruction conservait donc le caractère d'utilité 
pratique, auquel il visait avant tout. 


Nous ajouterons que M. Chauveau Adolphe se félicite avec raison de 
n'avoir pas, sous la république, une ligne à retrancher aux aperçus his- 
toriques et critiques que renferme sa préface écrite sous la monarchie. 
Les hommes qui ont toujours désiré le progrès peuvent, comme il le dit, 
livrer sans crainte leurs pensées de la veille aux critiques du lendemain. 


Jurisprudence générale, répertoire méthodique et alphabétique de légis- 
lation, de doctrine et de jurisprudence en matière de droit civil, com- 
mercial, criminel, administratif, de droit des gens et de droit public, 
par MM. DaLLoz ainé, ancien député du Jura, et Armand DaLoz. 
. ou 1849. Au bureau de la Jurisprudence générale, rue de 

ine, 30. 


Nous devons, aujourd’hui plus que jamais, applaudir à la grande en- 
treprise que M. Dalloz poursuit avec tant de zèle et de persévérance, 
sans se laisser décourager par les difficultés qu’entraine à sa suite une 
tempête politique. Le mérite d’une pareille œuvre s’accroit encore au mi- 
lieu des circonstances qui nous environnent. Il est beau de voir les inter- 
prèles du droit demeurer fermes à leur posle, pour défendre la saine 
application des lois, la juste interprétation de la doctrine. La science est 
aussi une magistrature ; si l’Assemblée législative, complétant l’œuvre de 
la Constituante, a tracé une belle page d'histoire le jour où elle a consacré 
le principe de l’inamovibilité des juges, principe qui a triomphé de deux 
révolutions, le mérite des hommes qui continuent la mission du juriscon- 
sulte, qui, calmes au milieu des bouleversements politiques, achèvent 
paisiblement leur labeur et ajoutent aux services rendus de nouveaux 


414 REVUE DE LÉ':SLATIC i. 


services, demande aussi à être constaté ; il présente aussi un noble et 
consolant spectacle. 

M. Dalloz ne recule point devant l’achè ‘ement de la tâche immense 
qu’il s’est imposée, et devant laquelle un esprit moins résolu et moins dé- 
voué que le sien se fût arrêté. Le volume qu’il vient de faire paraître ren- 
ferme la matière de dix volumes in-8° ordinaires. Il contient, entre autres, 
les traités et articles de la compétence civile des tribunaux d’arrondisse- 
ment et des Cours d’appel, de la compétence civile des juges de paix, de 
la compétence commerciale, de la compétence criminelle ( juges de 
gimple police, de poliee correctionnelle, de Cour d’assises, de la haute 
Cour de justice et des juridictions spéeiales ), de la compheité, des comp- 
tes, des comptes-courants, du compulsoire. 

Onze volumes ont déjà paru, ils coutiennent la matière de cent volu- 
mes in-8°. Les diverses questions qui y sont traitées sont de nature à ce 
que bien peu d’entre elles soient susceptibles de recevoir des changements 
un peu sensibles, quelles que soient les tendances de la législation. 


Nous nous bornons aujourd’hui à cette simple notice , nous proposant 
de revenir sur la seuvelle partie de Pimpertante publication de M. Dalloz, 
avec tout le soin que commande un ouvrage de cette valeur. 


De la décentralisation, ou Essai d’un système de centralisation politique 
et de déceatralisation admisistrative, par M. FLoRENT-LerEvee, avo- 
cat à la Ceur d'appel de Paris. 1 vol. in-8°. Prix : 5 fr., 4849, chez 
Maerescaq, éditeur, rue des Grès, 10. 


1! n'est pas de question qui préoccupe plus vivement les esprits que 
celle de la décentralisation. Sans doute, nos institutions pèchent par une 
convergence trop minutieuse de tous les intérêts, les plus minimes, au 
centre de l’activité nationale. Maïs l’unité n’est-elle point le caractère dis- 
tinctif et le foyer de la puissance française? Rien de ce qui peut y porter 
une sérieuse atteinte ne s’harmonisera avec nos idées , façonnées depuis 
cinquante ans à uu autre régime. Maintenir la centralisation politique, 
admettre seulement dans une certaine mesure la décentralisation i- 
nistrative, voilà ce à quoi il est permis de songer. C’est en ces termes 
aussi que M. Florent-Lefebvre a abordé un des plus grands problèmes 
de notre temps. 


TABLE DES MATIÈRES 


CONTENUES DANS LE DEUXIÈME VOLUME DE 1849. 


(Nouvelle série ), 


(TOME XXXV- DE LA COLLECTION). 


LÉGISLATION, HISTOIRE ET PHILOSOPHIE DU DROIT. 


Uours d'histoire générale et philosophique des législations comparées, 
par M. Enouarp LABouLAYE, membre de l'Institut, professeur au 
Collége de France. ...................,.....0. Me 

Études sur le droit pénal. — Leçons faites à l’Athénée de Madrid, par 
M. Joachim-François PAcHEco. ( Compte-rendu par M. Victor Mo- 
LINIER , professeur de droit criminel à la Faculté de droit de Tou- 
TOUSe nas Mie a cenncoce RP nus 

Réforme hypothécaire, par M. WoLowsKi , représentant du peuple... 

Etudes historiques sur le développement de la société humaine. — 
Deuxième partie : La vengeance et les compositions, par M. L.-J. 
KOENIGSWARTER, docteur en droit.............,... ea sus 

Sue CN side eme din ses ii ineedtes Te 

De l’organisation de l’enseignement administratif, par M. CAUVET, 
professeur suppléant à la Faculté de droit de Caen................ 

De l'influence respective des laboureurs ou des habitants de la campa- 
gne et des habitants de la ville sur les élections romaines; par M. Be- 
NECH, professeur à la Faculté de droit de Toutouse............... 

Commentaire historique des art. 18 et 81 de la Constitution, par 
M. SacazEe, procureur de la république à Libourne.........,..... 

De l'échange des immeubles, par M. Moranp, substitut à Avesnes... 

Code civil. — Code Napoléon, par M. THIERIET, professeur à la Fa- 
culté de droit de Strashourg................,.,.., soso... 

Du domaine international, par M. ORTOLAN, avocat à la Cour d'appel 
de Paris........... Monet Re 

Modifications apportées à la législation civile et criminelle de la France 
sous le gouvernement provisoire et l’Assemblée constituante, par 
M. FERAUD-GIRAUD..... Ste A 

De la condition civile et politique des descendants des affranchis dans 
l’ancien droit romain , par M. Ernest GRÉGOIRE....... 


P ages. 


255. 
274 


279 


289 


319 


416 | REVUE DE LÉGISLATION. 


Pages. 


Loi rendue à Genève sur la liberté individuelle et l'abolition de la 
contrainie par COrps....... Ssnescoveins RE 


BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE. 


Justice criminelle des duchés de Lorraine, de Bar, de Bassigny et des 
Trois-Évêchés, par M. Domonr, substitut à Saint-Mihiel. { Compte- 
rendu par M. Bourpon, juge à Lille)............,.........o..e 

Code d'instruction administrative , par M. CHAUVEAU ADOLPHE..... 

Jurisprndence générale, par M. DALLOZ.............sesssoccoe ose 

De la décentralisation, par M. FLORENT LEFEBVRE...........,.,..., 

Bibliographie ancienne..................ssesosooceooscsesse ee 


CHRONIQUE. 


Réforme pénitentiaire.......... idee dia 


Défense des indigents............................. spas rione 
Réforme hypothécaire. .......... doses PR 3, 
Organisation judiciaire. .......sssssessosoosssouseemsssoseoousse 
École d’administration. .....+..essocoocooseoseeconoesneorenssee 


FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES. 


t 


408 


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